Jules Michelet

 

 

 

Jules Michelet,

Bible de l’humanité,
F. Chamerot librairie-éditeur, Paris, 1864, p.61-64.
Edition numérisée de la BNF (http://gallica.bnf.fr), p.74-77.

Oubli de la pitié et meurtre de l'animal

On ne se sauve pas seul.

L'homme ne mérite son salut, que, par le salut de tous.

L'animal a aussi son droit devant Dieu.

« L'animal, sombre mystère !... monde immense de rêves et de douleurs muettes !... Mais des signes trop visibles expriment ces douleurs, au défaut de langage. Toute la nature proteste contre la barbarie de l'homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur. »

Ce mot que j'avais écrit en 1846, m'est revenu bien souvent. Cette année (1863), en octobre, près d'une mer solitaire, dans les dernières heures de nuit, quand le vent, le flot se taisaient, j'entendais l'humble voix de nos animaux domestiques. Du plus bas de la maison et des profondeurs obscures, ces voix de captivité m'arrivaient faibles, plaintives, et me pénétraient de mélancolie. Impression non de vague sensibilité, mais sérieuse et positive. Plus on avance, plus on prend le sens vrai des réalités, plus on entend des choses simples, mais bien graves, que l'entraînement de la vie faisait négliger.

La vie, la mort, le meurtre quotidien qu'impli­que la nourriture animale, ces durs et amers pro­blèmes se posaient devant mon esprit. Misérable contradiction! La faible nature du Nord, dans ses végétaux impuissants, ne refait pas notre énergie, et nous ne pouvons fournir au travail (ce premier devoir) que par la nourriture sanglante ! la mort ! l'oubli de la pitié!... Espérons un autre globe, où les basses, les cruelles fatalités de celui-ci pour­ront nous être épargnées.

La pitié a eu dans l'Inde les effets de la sagesse. Elle a fait de la conservation, du saint de tous les êtres un devoir religieux. Et elle en a été payée. Elle y a gagné l'éternelle jeunesse. A travers tous les désastres, la vie animale respectée, chérie, multi­pliée, surabondante, lui donne les renouvellements d'une intarissable fécondité.

On ne peut éviter la mort ni pour soi ni pour les autres. Mais la pitié veut du moins que si ces créatures voient leur vie abrégée, nulle ne meure sans avoir vécu, sans avoir aimé, transmis par l'amour sa petite âme, accompli ce doux devoir qu'impose la tendresse de Dieu, « d'avoir eu le moment divin. »

De là le charmant début, vraiment pieux, du Râmayana, ce bel élan de Valmiki sur la mort du pauvre héron : « 0 chasseur, puisse ton âme n'être jamais glorifiée dans toutes les vies à venir, puisque tu frappas cet oiseau au moment sacré de l'amour! » Il dit, pleure... Ses gémissements, au flux, reflux de son coeur, mesurés, deviennent rythmiques, et voilà la poésie ! Le merveilleux poème commence. Ce fleuve immense d'harmonie, de lumière et de joie divine, le plus grand qui coula jamais, il part de cette petite source, un soupir et une larme.

Vraie bénédiction du génie. Tandis que dans notre Occident les plus secs et les plus stériles font les fiers devant la nature, le génie indien, le plus riche et le plus fécond de tous, n'a connu ni petit ni grand, a généreusement embrassé l'universelle fraternité, jusqu'à la communauté d'âme!

Vous allez dire : « Superstition !... Cette bonté excessive pour l'animal vient du dogme de la trans­migration des âmes. » Le contraire est bien plus vrai. C'est parce que cette race, délicate et péné­trante, sentit, aima l'âme, même en ses formes inférieures, dans les faibles et les simples, c'est pour cela qu'elle fit son dogme de la transmigration. La foi n'a pas fait le coeur, mais le coeur a fait la foi[1].

Quels que soient la foi, le coeur, l'Inde ne peut échapper tout à fait à cette contradiction du monde.

Le frugivore, le brahmane, reste faible, donc a besoin du guerrier pour le protéger. Et le guerrier n'a la force qu'en participant au moins quelque peu à la nourriture sanglante, aux passions qu'en­traîne ce régime après lui.

De là la chute et le mal. De là la crise qui fait le noeud du Râmayana. Il est sorti de la pitié, ce poème, et il a son débat, son drame, dans un oubli de la pitié.

 

 


 

 

[1] Une critique nouvelle commence, plus forte et plus sérieuse. Les religions, étudiées si profondément aujourd'hui, ont été subordonnées au genius qui les fit, à leur créatrice l'âme, au développement moral dont elles sont le simple fruit. — Il faut d'abord poser la race avec ses aptitudes propres, les milieux où elle vit, ses mœurs naturelles; alors on peut l'étudier dans sa fabrication des dieux, qui, à leur tour, influent sur elle. C'est le circulus naturel. Ces dieux sont effets et causes. Mais il est fort essentiel de bien établir que d'abord ils ont été effets, les fils de l'âme humaine. Autrement, si on les laisse dominer, tomber du ciel, ils oppriment,, engloutissent, obscurcissent l'histoire. —Voilà la méthode moderne, très-lumineuse et très-sûre. Elle a donné récemment et ses règles et ses exemples.