Jean Meslier

 

 

 

Jean Meslier,
Œuvres de Jean Meslier,
Tome II, Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier,
préfaces et notes par Deprun, Desné, Manceau, Soboul,

éditions Anthopos, Paris,1972, 3e preuve, chap. 22-23, p.374-380.

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SOUS LA CONDUITTE ET DIRECTION
D'UN DIEU TOUT PUISSANT
QUI SEROIT INFINIMENT BON
ET INFINIMENT SAGE,
NULLE CREATURE
NE SEROIT DEFECTUEUSE, NI VICIEUSE,
NI MALHEUREUSE

Je reviens donc à mon sujet, et je dis que bien loin de vouloir diminuer en aucune maniere, la beauté, l'excellence, et l'ordre admirable que l'on remarque dans toutes les choses de la nature, je voudrois plutot l'exalter si je pouvois, et faire admirer ces choses autant qu'elles meritent de l'être ; puisque je les admire moy même peut être autant que sçauroit faire aucun de nos deicoles, je les admire, dis je, en tant qu'elles sont les ouvrages de la nature, mais non entant qu'elles seroient les ouvrages d'un Dieu tout puissant ; car sous cette derniere consideration, je cesserois incontinent de les admirer, parce que toutes admirables qu'elles sont en elles mêmes, je ne les trouverois plus assés parfaites pour être sorties de la main d'un Dieu tout puissant, infiniment bon, et infiniment sage, vûs les deffauts et les imperfections, et même les vices, et les difformités qui se trouvent manifestement dans la plus part des choses, et les accidens facheux auxquels elles sont sujettes.

Que nos deicoles exaltent donc tant qu'ils voudront, et qu'ils amplifient tant qu'il leur plaira, la beauté, l'excellence, l'ordre et l'artifice qui se trouve dans toutes les choses visibles de ce monde, j'y consens, mais il faut aussi qu'ils reconnoissent, et qu'ils avoüent d'un autre coté qu'elles sont bien fragiles, et bien defectueuses, et que toutes celles qui ont vie, sont sujettes à bien des miseres et à bien des souffrances. Or je dis que tout ce qu'il y a de plus beau et de plus admirable dans la nature ne demontre pas tant l'existence d'un Dieu tout puissant et infiniment parfait, comme le moindre mal demontre qu'il n'y en a point, et la raison évidente de cela est, comme j'ai desjà dis, parce que tout ce qu'il y a de plus beau, et de plus admirable dans la nature se peut faire par les loix, et par les forces de la nature même, et que d'aillieurs il n'est pas croiable qu'il y auroit aucun vice, ni aucun deffaut dans aucune creature, ni qu'aucune creature vivante souffriroit aucun mal, si elles sortoient toutes, comme disent nos deicoles, de la main toute puissante d'un Dieu infiniment bon, et infiniment sage ; et ainsi la mort, les maladies, les infirmités, les langueurs, et à plus forte raison encore, les vices, et les mechancetés, et generalement tout ce qu'il y a de capable de rendre aucune creature vicieuse, defectueuse, ou mal heureuse, demontrent qu'il n'y a point de divinité capable d'empecher tous ces maux ; et quand il n'y auroit même que la mort, et que le mal que souffrent des mouches, des arragnées, ou des vers de terre que l'on écrase sous les pieds[1], cela / suffiroit pour demontrer qu'elles ne sont point les ouvrages d'un Dieu tout puissant, infiniment bon, et infiniment sage, parceque s'ils étoient ses ouvrages, il veilleroit indubitablement à leur bien et à leur conservation, et les preserveroit indubitablement de tout mal.

Penseroit on qu'un Dieu infiniment bon, et infiniment sage voudroit prendre plaisir à faire et à former ces viles petites bestes pour les voir souffrir ? et pour les faire écraser sous les pieds ? Cela seroit indigne de la toute puissance, et de la bonté infinie d'un Dieu qui pourroit facilement les preserver de tout mal, et qui pourroit, s'il voulait, leur procurer facilement tout le bien qui leur seroit convenable suivant leur nature. On a vû autres fois, dit on, un empereur romain (c'étoit Domitien) qui, entre autres vices qu'il avoit, faisoit gloire de celui ci, qui étoit de se divertir à exercer, et à montrer son adresse à percer des mouches avec un poinçon (Dict. Hist.)[2]. On a eu bien raison de blâmer cet empereur de s'occuper ainsi à un si vain, et si ridicule plaisir que celui là et on avoit raison de regarder cela, comme un signe, ou comme un presage de la mechanceté et de la cruauté de son âme. Oseroit on dire, ou penser seulement qu'un semblable plaisir seroit convenable à la souveraine majesté, à la souveraine toute puissance et à la souveraine bonté d'un Dieu ? et qu'il auroit voulu faire et former des mouches, des araignées et des vers de terre pour les voir souffrir ? et pour les faire écraser aux pieds ? Point du tout. Cela repugneroit entierement à la souveraine, et infinie perfection d'un Dieu qui pourroit facilement rendre toutes ces creatures heureuses et parfaites, chaqu'une selon leur nature et leur espece ; il ne faut pas croire qu'il en auroit voulu faire aucune pour les rendre malheureuses, et il n'y en auroit effectivement aucune qui seroit malfaite, ou defectueuse, ni malheureuse, dans son espece, si un Dieu tout puissant, infiniment bon et infiniment sage, s'étoit voulu meler de les faire.

C'est ce que je pourrois confirmer par cette maxime du grand mirmadolin st Aug. qui dit expressement que sous un Dieu juste et tout puissant nulle creature ne peut être miserable et malheureuse si elle ne l'a merité[3]. C'est même aussi le sentiment de toute l'Eglise romaine, qui dit dans une de ses oraisons publiques pour le peuple que nulla ei nocebit adversitas, si nulla ei dominetur iniquitas, à la messe du premier vendredi de Careme[4]. J'adjouterois à cela que sous un Dieu juste, et tout puissant, aucune creature ne meriteroit, et n'auroit même jamais merité d'être malheureuse ; parceque la même bonté, la même sagesse, et la même toute puissance qui les auroit formés entieres et parfaites chaqu'une suivant leur espece auroit pourvû aussi, comme j'ai desjà dis, à les conserver tousjours dans le même état de perfection, et à empecher qu'elles ne meritassent jamais d'être miserables et malheureuses. Et si dans la supposition d'un Dieu tout puissant, infiniment bon et infiniment sage, nulle creature ne seroit malheureuse, si elle ne l'avoit merité, on peut certainement et absolument dire que sous un Dieu tout puissant, infiniment bon et infiniment sage, nulle creature ne seroit malheureuse, parce que nulle creature dans cette supposition, ne feroit jamais rien qui la fit meriter d'être malheureuse, d'autant que le même Dieu qui auroit, comme j'ai dis, pourvû à l'entiere et parfaite formation de toute creature, pourvoiroit aussi, et auroit pourvû à leur entiere et parfaite conservation. De sorte que si un Dieu tout puissant, infiniment bon et infiniment sage avoit jamais creé les hommes, comme disent nos christicoles, dans un état de perfection quant au corp, et quant à l'âme, et s'il les avoit creé, comme ils disent aussi, dans un état d'innocence et de sainteté, pour les rendre à tout jamais heureux, et contens sur la terre, ou dans le ciel, il ne les auroit jamais abandonné du secours favorable de sa divine providence, ni du secours favorable de sa divine protection, et n'auroit jamais permi qu'ils tombassent dans aucun vice ni dans aucun peché, parcequ'un Dieu tout puissant, infiniment bon et infiniment sage n'abandonneroit jamais, et n'auroit jamais voulu abandonner ceux qu'il auroit voulu creer pour une si bonne fin, et qu'il auroit voulu si parfaitement aimer, et si particulierement favoriser de ses graces et de son amitié. C'est ce que disent nos christicoles eux mêmes dans une de leurs oraisons publiques, nunquam sua gubernatione destituit, quos in soliditate suae dilectionis instituit (Dom 2. post pent)[5]. Et par consequent  les hommes ni aucunes autres créatures  n'auroient même jamais rien faites pour meriter d'être malheureuses, sous la conduitte et direction d'un Dieu tout puissant, infiniment bon et infiniment sage.

C'est ce que je pourrois encore confirmer par le temoignage même des pretendües Ecritures stes de nos christicoles qui marquent expressement que leur Dieu fera une nouvelle alliance avec les hommes, avec les bestes des champs, avec les oyseaux du ciel, et avec les reptiles de la terre, c'est à dire avec toutes les creatures vivantes ; par laquelle pretendüe alliance il promet de mettre fin à tous leurs maux, et à toutes leurs peines, leur promettant aussi de les faire vivre toutes dans un doux repos, et dans une douce felicité ; percutiam cum eis foedus in die illa cum bestia agri, et cum volucre caeli, et cum reptili terrae, et arcum, et gladium, et bellum conteram de terra, et dormire eos faciam fiducialiter (Osée, 2.18)[6]. Et c'est pour cela qu'il est marqué dans les mêmes Livres, que Dieu ostera toute iniquité de son peuple et qu'il envoiera la justice / pour regner éternellement sur la terre (Dan., 9.24), que nulle creature ne nuira plus à une autre, que les enfans se joueront avec les bestes farouches, que les loups et les agneaux, les lions et les boeufs, les serpens et les oisons, viveront paisiblement ensemble et qu'ils prendront paisiblement leurs paturages les uns avec les autres (Isaïe, 11.6.9 et 65.25), en sorte que l'on n'entendra plus parler nulle part qu'ils se fassent aucun mal, ni aucun domage les uns les autres. Et marquent les susdits Livres qu'il n'y aura plus d'iniquité, mais que tous les hommes seront saints et justes[7]. Il est même marqué dans les susdits pretendus sts Livres que les bestes sauvages glorifieront le Seigneur et lui rendront tout hommage ; glorificabit me bestia agni, dracones et struthiones (Isaï, 43.20)[8]. Et conformement à cela, il est marqué dans un autre endroit de ces mêmes Livres que Dieu viendra visiblement, qu'il demeurera visiblement pour lors avec les hommes, qu'il essuiera pour lors toutes les larmes de leurs yeux, qu'il n'y aura plus de mort, plus de gemissemens, plus de pleurs, ni de douleurs aucunes, parceque tous ces maux là seront passés, et que Dieu fera toutes choses nouvelles, tant pour sa propre gloire, que pour le plus grand bien de ses creatures (Apoc., 21.3.4). Deus manifeste veniet... Psal., 39.3[9].

 

 


 

 

[1] Nouvelle expression de la sympathie de Meslier pour les animaux (voir plus haut, tome I, pp. 215-217).

[2] Voir Suétone, Vie des douze Césars, Domitien, III. L'information de Meslier provient de Coéffeteau (II, VIII) et surtout du Dictionnaire de Moréri, où il pouvait lire « Au commencement de son Empire, il avait accoutumé de se retirer en son cabinet, où il ne s'appliquait à autre chose qu'à prendre des mouches, et à les percer d'un poinçon fort aigu. Cequi fit faire cette réponse à Vibrius Crispus, à qui on demandait une fois s'il n'y avait personne avec l'empereur, «pas une mouche », répondit-il. Domitien se préparait à des cruautés plus horribles... » (article « Domitien »).

[3] L'allusion peut viser le chapitre XXIV, 94, de l'Enchiridion, [manuel] de saint Augustin, où Meslier pouvait lire que nul n'est condamné sinon à bon droit (« ...nisiper debitum judicium nemo damnatur »). Voir Migne, Patr. lat., t. 40, 275.

[4] « [Seigneur, protège ton peuple]... Aucune adversité ne lui sera nuisible, s'il ne se laisse pas dominer par l'iniquité » (collecte du vendredi après les Cendres ; voir Breviarium..., p. 343).

[5] « ...jamais sa providence n'abandonne ceux qu'il a établis dans la solidité de son amour » (collecte du dimanche dans l'Octave du Saint-Sacrement, 2e dimanche après la Pentecôte; voir Livre d'Eglise, p. 352). Le texte liturgique « sua », « constituis », « destituis », « suae » « ta providence », « ceux que tu as établis », « ton amour ». Meslier a fait passer la phrase de la seconde personne du singulier à la troisième.

[6] « En ce temps-là je ferai que les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel, et les animaux qui rampent sur la terre, auront alliance avec eux ; je briserai l'arc et l'épée, je ferai cesser les combats, et je les ferai reposer dans une entière assurance » (Osée, II, 18 ; tr. Le Maistre de Sacy). La tra­duction de Meslier n'est donc pas tout à fait exacte ; en fait, Dieu conclura pour Israël un accord avec les bêtes sauvages: il ne s'agit pas d'un renouvellement de l'alliance conclue au temps de Noé entre Dieu, les hommes et les animaux. La Biblede Maredsous traduit : « En ce jour-là, je conclurai pour eux un accord avec les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les reptiles de la terre, je ferai disparaître du pays l'arc, l'épée, la guerre, et je les ferai reposer avec sécurité. »

[7] Meslier cite en effet en les condensant deux pas­sages parallèles d'Isaïe : 1.) « Le loup habitera avec l'agneau ; le léopard se couchera auprès du chevreau ; le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble, et un petit enfant les conduira tous. Le veau et l'ours iront dans les mêmes paturages : leurs petits se reposeront les uns avec les autres, et le lion mangera la paille comme le boeuf. L'enfant qui sera encore à la ma­melle se jouera sur le trou de l'aspic ; et celui qui aura été sevré portera sa main dans la caverne du basilic. Ils ne nuiront point et ils ne tueront point sur toute ma montagne sainte: parce que la terre est remplie de la connaissance du Seigneur, comme la mer des eaux dont elle est couverte » (Isaïe, XI, 6-9). 2.) « Le loup et l'agneau iront paître ensemble ; le lion et le boeuf mangeront la paille, et la poussière sera la nourriture du serpent. Ils ne nuiront point et ne tueront point sur toute ma montagne sainte, dit le Seigneur » (ibid., LXV, 25 ; tr. Le Maistre de Sacy). Contrairement à son habitude, Meslier a abrégé et non glosé.

[8] « Les bêtes sauvages, les dragons et les autruches me glorifieront » (Isaïe, XLIII, 20 ; tr. Le Maistre de Sacy). Ce verset a déjà été cité plus haut, p. 318.

[9] « Dieu viendra manifestement » (Psaume XLIX, 3 tr. Le Maistre de Sacy).