Jean Meslier

 

 

 

Jean Meslier,
Œuvres de Jean Meslier,
Tome I, Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier,
préfaces et notes par Deprun, Desné, Soboul,

éditions Anthopos, Paris,1972, 3e preuve, chap. 22-23, p.210-231.

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FOLIE DES HOMMES D'ATTRIBUER A DIEU L'INSTITUTION DES CRUELS ET BARBARES SACRIFICES DES BESTES INNOCENTES, ET DE CROIRE QUE CES SORTES DE SACRIFICES LUI ETOIENT AGREABLES

Secondement[1],à l'égard de l'institution des sacrifices sanglants des bestes innocentes, les pretendus saints Livres, qui contiennent les susdittes revelations l'attribuent manifestement à Dieu, comme aussi l'institution des autels, et la consecration des prêtres pour lui offrir des sacrifices sur les dits autels. Ils marquent, ces mêmes Livres et ces mêmes revelations pretendües divines, ils marquent que Dieu avoit ordonné que ces prêtres repandroient autour de son autel le sang des animaux, qu'ils lui offriroient en sacrifices, qu'ils écorcheroient ces animaux, qu'ils les metteroient en pieces, et qu'ils feroient brusler leur chair sur son autel, Dieu promettant de son coté d'avoir pour agreable, et même pour très agreable l'odeur de la fumée des victimes qu'ils lui offriroient de cette sorte. Et conformement à cela, nous voions aussi dans les mêmes pretendus Livres qu'apres le deluge, Noé étant sortit de l'arche où il s'étoit renfermé avec sa femme et ses enfans, et avec des animaux de toutes sortes d'especes, pour éviter l'inondation des eaux du deluge, aussitot qu'il fut sortit sain et sauf de cette arche, il dressa un autel à Dieu, et pour actions de graces lui offrit des animaux en sacrifices sur cet autel, et Dieu, disent ces mêmes Livres, temoigna avoir pour très agreable la fumée de ce sacrifice, en consequence de quoi, il lui promit qu'il ne maudiroit plus la terre à cause des hommes, parce qu'ils sont, disoit il, enclins au mal dès leur jeunesse (Gen., 8.21).

Voici, selon ces mêmes Livres, ce que Dieu ordonnoit dans sa /58/ loix touchant le sacrifice des animaux, et touchant la consecration des prêtres. Le Seigneur, disent ces pretendus Saints Livres, parla à Moyses, et lui dit, Ordonne aux enfans d'Israël de me faire des offrandes, vous recevrez mon offrande de toute personne qui l'offrira de bon coeur (Exod., 25.1), ils me feront aussi un sanctuaire ou un tabernacle pour demeurer au milieu d'eux (Exod., 25.8). Et en outre tu me fera un autel de bois de setim aiant cinq coudées de long, et cinq coudées de large, lequel sera quarré, et sa hauteur sera de trois coudées. Tu prendra Aaron ton frere et ses enfans pour exercer la charge ou l'office de sacrificateurs, tu leur fera des vestements saints pour gloire et honneur (Exod., 27.1). Et voici ce que tu feras, quand tu les consacrera, et que tu les santifiera, pour exercer la sacrificature. Tu prendra un veau du troupeau, et deux moutons sans tache, et des pains sans levain... lors tu fera approcher Aaron et ses fils à l'entrée du tabernacle, puis tu prendra les vestemens et fera vestir à Aaron la chemise et le roquet de l'éphod, et l'éphod, et le pectoral, et le ceindra par dessus, avec le ceinturon exquis de l'éphod ; puis tu mettera sur sa teste la thiare, et la couronne de sainteté sur la thiare, et prendra l'huile de l'onction et la repandra sur sa teste, puis fera approcher ses fils, et leur fera vestir les habits sacer­dotaux, et ceindra de baudriers, à sçavoir Aaron et ses fils, et leur attachera des calotes, et ainsi tu les consacrera, et la sacrificature leur sera en ordonnance perpetuelle. Ce qui étant fait, tu fera approcher le veau devant le tabernacle ; alors Aaron et ses fils poseront leurs mains sur la teste du veau, et tu egorgera le veau devant le Seigneur à l'entrée du tabernacle, puis tu prendra du sang de ce veau, et le mettera avec ton doigt sur les cornes de l'autel, puis tu re­pandra tout le reste du sang, au bas de l'autel ; puis tu prendra toute la graisse qui couvre les entrailles, et la taie qui est sur le foye, et les deux rougnons, et la graisse qui est sur iceux, et tu les fera fumer sur l'autel, mais tu bruslera au feu la chair du veau, sa peau et sa fiente hors du camp, et ce sacrifice sera pour l'expiation du peché. Puis tu prendra l'un des moutons, et Aaron et ses fils poseront leurs mains sur la teste de ce mouton ; puis tu l'égorgera et prenant le sang d'icelui, tu le repandra sur l'autel tout à l'entour, apres / quoi tu depiecera ce mouton par cartier, tu lavera ses entrailles et ses jambes, et les posera sur ses membres, et sur sa teste, et feras fu­mer et brusler tout le mouton sur l'autel, et c'est là le sacrifice d'holocauste que tu offrira au Seigneur, lequel sacrifice lui sera d'une odeur très agreable (Exod., 29.1.14.17). Puis tu prendra l'autre mouton, et Aaron et ses fils poseront leurs mains sur la teste de ce mouton que tu égorgera et prendra du sang d'icelui, et le mettera sur le mol de l'oreille droitte d'Aaron, et sur le mol de l'oreille droitte de ses fils, et sur le poulce de leurs mains droittes, et sur le gros orteil de leurs pieds droits, et repandra le reste du sang sur l'autel tout à l'entour, et prendra du sang qui sera sur l'autel, et de l'huile d'onction, et fera aspersion sur Aaron, et sur ses vestemens, sur ses fils, et sur les vestemens de ses fils avec lui, et ainsi ils seront santifiés, et consacrés, et ceci sera en ordonnance perpetuelle pour Aaron et pour ses fils (Exod., 29.19) ; tu sacrifiera pour l'expiation du peché, tous les jours un veau. Voici encore, lui dit il, ce que tu fera sur l'autel, tu offrira par chaqu'un jour continuellement deux agneaux d'un ans, tu sacrifiera l'un des agneaux au matin, et l'autre agneau vers le soir... Et j'habiterai au milieu des enfans d'Israël et je serai leur Dieu, ibid.

Voici encore ce qui est écrit aillieurs dans ces mêmes Livres, touchant ces sortes de sacrifices. Le Seigneur, disent ces saints Livres, parla à Moises, et lui dit, Parle au enfans d'Israël, et leur dis ceci, quand quelqu'un d'entre vous, offrira offrande ou sacrifice au Seigneur, vous offrirez votre offrande ou votre sacrifice de vos troupeaux tant du gros que du menu bestial ; si votre offrande est du gros bestial pour holocauste, il offrira un male sans tache, et l'offrira à l'entrée du tabernacle, de son bon gré en la presence du Seigneur, et posera la main sur la teste de l'holocauste, et il sera acceptable pour lui, et pour la propitiation de ses pechés, puis on égorgera le bon veau en la presence du Seiggr, et les fils d'Aaron sacrificateurs en offriront le sang, et le repanderont sur l'autel, et tout à l'entour ; puis on écorchera l'holocauste, et on le coupera en pieces ; lors les fils d'Aaron sacrificateurs, metteront le feu sur l'autel, et arrangeront le bois sur le feu. Pareillement ils rangeront sur le bois les cartiers, la teste, et la fressure de l'animal, et le sacrificateur offrira toutes ces choses au Seigneur sur l'autel, où il les fera fumer, et brusler en holocauste ; et ce sacrifice étant fait ainsi, il sera d'une très agreable odeur au Seigneur (Levit., 1.1). Que si son offrande est du menu /59/ bestial pour holocauste, sçavoir d'entre chevres, il offrira un male sans tache, et l'égorgera à coté de l'autel vers le septentrion en presence du Seigneur, et les fils d'Aaron sacrificateurs en répandront le sang sur l'autel et à l'entour, puis on le coupera en pieces, et sa teste et sa fressure ou sa graisse, et le sacrificateur les rangera sur le bois qui sera sur le feu sur l'autel (Levit., 1.10). Mais il lavera le ventre et les jambes, puis le sacrificateur offrira toutes ces choses en sacrifice, les fera fumer, et brusler sur l'autel en holocauste, et ce sacrifice étant fait ainsi, il sera d'une très agreable odeur au Seigr (ib. 13). Que si son offrande est de la volaille, pour holocauste au Seigr il offrira son offrande de tourterelles, ou de pigeonneaux, et le sacrificateur l'offrira sur l'autel, et lui entamera la teste avec l'ongle affin de la faire fumer sur l'autel, et fera couler son sang à costé de l'autel ; il ostera son jabot avec ses plumes, et les jettera auprès de l'autel, là où sont les cendres, et lui serrera les aisles sans les diviser, et le sacrificateur l'offrira en holocauste au Seigneur sur l'autel, et le fera brusler sur le bois qui sera au feu, et ce sacrifice étant fait ainsi, il sera d'une très suave odeur au Seigneur. Holocaustum est, et oblatio suavissimi odoris Domino. [ib. v. 14.17]

Une autres fois, comme il est marqué dans les susdits Livres, Dieu parla à Moyses et lui dit ceci, Quand quelque personne aura commi quelque faute, ou quelque peché contre la loy, ou contre les ceremonies de son Dieu, si c'est par erreur qu'il l'a commi, il apportera au Seigr une offrande pour son peché, à sçavoir un mouton sans tache que le prêtre sacrifiera au Seigr pour l'expiation de son peché, de même, si quelqu'un peche par ignorance, faisant quelque chose qui seroit deffendue par la loy, il offrira un mouton sans tache, et le sacrificateur l'offrant à Dieu priera pour lui, et son peché lui sera remi (Levit., 5.15). Une autre fois, comme il est marqué dans les susdits Livres, Dieu parla à Moyses et lui dit ceci, Parle aux enfans d'Israël, et leur dis ceci : « Quand vous serez entrés au pais où vous devez demeurer, et où je vous ferai entrer, et que vous voudrez faire sacrifice d'holocauste au Seigneur, vous ferez votre offrande d'un animal du gros ou du menu de votre bestial, par chaqu'un agneau vous offrirez au Seigr en sacrifice un gasteau de fleur de farine, avec une certaine mesure de vin, par chaque mouton vous offrirez aussi un gasteau de fleur de farine, avec une certaine mesure / d'huile, et de vin pour l'aspersion, et par chaque bon veau vous offrirez avec le bon veau un gasteau de fleur de farine et certaine mesure d'huile et de vin, que vous offrirez au Seigr en sacrifice, ainsi sera fait pour chaque boeuf, pour chaque mouton et pour chaque petit d'entre les brebis, et les chevres, et vos sacrifices seront d'une très suave odeur au Seigneur. In oblationem suavissimi odoris Domino (Num., 15.1).

Tous ces temoignages qui sont tirés des pretendües saintes Ecritures, et même des susdittes pretendües revelations divines, marquent expressement et manifestement que ces cruels et sanglants sacrifices, que les hommes font des bestes innocentes seroient d'institution divine au moins dans la loy des Juifs et qu'ils auroient été au moins autres fois très agreables à Dieu. Or comment s'imaginer, et se persuader qu'un Dieu qui seroit infiniment parfait, infiniment bon, et infiniment sage, auroit jamais voulu établir ni autoriser de si cruels et si barbares sacrifices ? Je dis des si cruels et si barbares sacrifices parce que c'est une cruauté et une barbarie de tuer, d'assommer, et d'égorger comme on fait, des animaux qui ne font point de mal, car ils sont sensibles au mal et à la douleur aussi bien que nous, malgrés ce qu'en disent vainement, faussement, et ridiculement nos nouveaux cartesiens, qui les regardent comme des pures machines sans âmes et sans sentimens aucuns, et qui pour cette raison, et sur un vain raisonnement qu'ils font sur la nature de la pensée, dont ils pretendent que les choses materielles ne sont pas capable, les disent être entierement privées de toute connoissance, et de tout sentiment de plaisir et de douleur. Ridicule opinion, pernitieuse maxime, et detestable doctrine puisqu'elle tend manifestement à étouffer dans le coeur des hommes tous sentimens de bonté, de douceur et d'humanité qu'ils pourroient avoir pour ces pauvres animaux, et qu'elle leur donne lieu et occasion de se faire un jeu, et un plaisir de les tourmenter, et de les tyranniser sans pitié, sous pretexte qu'ils n'auroient aucun sentiment du mal qu'ils leur feroient, non plus que des machines qu'ils jetteroient au feu, ou qu'ils briseroient en mil pieces. Ce qui seroit manifestement une cruauté detestable envers ces pauvres animaux, lesquels /60/ étans vivans et mortels comme nous, et étans faits comme nous de chair, et de sang et d'os et aians, comme nous, tous les organes de la vie et du sentiment, sçavoir des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des narines pour flairer, et discerner les odeurs, une langue et un palais dans la bouche pour discerner les gousts des viandes, et de la nourriture qui leur convient, ou qui ne leur convient pas, et qu'ils ont des pieds pour marcher ; et voians d'aillieurs comme nous voions en eux toutes les marques, et tous les effets des passions que nous sentons en nous mêmes, il faut indubitablement croire aussi qu'ils sont sensibles aussi bien que nous au bien et au mal, c'est à dire au plaisir et à la douleur, ils sont nos domestiques et nos fidels compagnons de vie et de travail, et par ainsi il faut les traiter avec douceur ; benies soient les nations qui les traitent benignement et favorablement, et qui compatissent à leurs miseres, et à leurs douleurs, mais maudites soient les nations qui les traitent cruellement, qui les tyrannisent, qui aiment à repandre leur sang, et qui sont avides de manger leurs chairs.

Il est dit en quelque endroit des Ecritures apocryphes de nos christicoles qu'un certain grain de mauvaise semence a été semé, dans le commencement, dans le coeur d'Adam, Granum seminis mali, semi­natum est in corde Adam ab initio (Esd., 4.30)[2]. Il semble en effet que ce grain de mauvaise semence se trouve encore maintenant dans le coeur de tous les hommes, et que c'est ce mauvais grain de méchanceté ou ce grain de mauvaise semence qui leur fait encore tous les jours trouver du plaisir à mal faire, et particulierement à exercer, comme ils font, leur cruauté envers ces pauvres, douces, et innocentes bestes, en les tyrannisans, en les tuans, en les assommans, et en les égorgeans impitoiablement comme ils font tous les jours, pour avoir le plaisir de manger leur chair. Pour moi, quoique je ressente assés dans moi même les mauvaises impressions ou les mauvais effets de ce maudit grain de mauvaise semence, je puis neantmoins dire que je n'ais jamais rien fais avec tant de repugnance, que lorsqu'il me falloit dans certaines occasions couper, ou faire couper la gorge à quelques poulets ou pigeonneaux, ou qu'il me falloit faire tuer quelques porcs. Je proteste que je ne l'ai jamais fais qu'avec beaucoup de repugnance et avec une extreme aversion, et si j'eusse été tant soit peu / superstistieux, ou enclin à la bigoterie de religion, je me serois infailliblement mi du parti de ceux qui font religion de ne jamais tuer de bestes innocentes, et de ne jamais manger de leur chair[3].Je hais de voir seulement les boucheries, et les bouchers, et je n'ai jamais sçû penser sans horreur, à cet abominable carnage et sacrifice de bestes innocentes que le roy Salomon fit faire, pour la dedicace de son temple, où il fit égorger jusques à vingt deux mil boeufs, et cent vingt mil moutons ou brebis (3 Reg., 8.63). Quel carnage ! Que de sang repandu ! Que de bestes innocentes à écorcher ! Que de chairs à rostir ! et à brusler ! Comment s'imaginer, et se persuader qu'un Dieu infini en grandeur, en majesté, en douceur et infiniment sage, n'auroit voulu prendre pour ses sacrificateurs que des bouchers ? que des égorgeurs, et des écorcheurs de bestes, et qu'il n'auroit voulu faire qu'une vilaine boucherie, de son temple et de son tabernacle ? Comment s'imaginer, et se persuader qu'il auroit pris plaisir à voir égorger et à faire cruellement égorger tant d'innocentes bestes, comment s'imaginer, qu'il auroit pris plaisir à voir couler leur sang ? et à les voir si pitoiablement expirer ? Et enfin comment s'imaginer et se persuader qu'il auroit pris plaisir à sentir l'odeur et la fumée de tant de chairs bruslées. Si cela étoit comme les susdits pretendus saints Livres, et les susdittes pretendües saintes et divines revelations le temoignent, il seroit vrai de dire qu'il n'y auroit jamais eu de tyrans si sanguinaires, ni de bestes sauvages si carnacieres qu'auroit été un tel Dieu ! Ce qui est manifestement indigne, et tout à fait indigne de penser d'un Etre qui seroit infiniment parfait, c'est à dire infiniment bon, et infiniment sage. D'où il s'ensuit manifestement que l'institution de tels sacrifices, est faussement attribuée à un Dieu, et que les pretendües revelations qui la lui attribuent ne sont que des fausses revelations, c'est à dire qu'elles ne sont que des erreurs et des illusions, ou des mensonges et des impostures ; ce qui fait manifestement voir que ces sortes de sacrifices, non plus que tous les autres, ne sont que de l'institution et de l'invention des hommes trompeurs qui ne cherchent qu'à tromper les autres.

 

— 23 —
ORIGINE DE CES SORTES DE SACRIFICES

Voici d'où un auteur judicieux tire l'origine et le commencement de ces abominables sacrifices d'animaux, et de bestes innocentes. Les historiens, dit il, disent que les premiers hommes ou habitans de la terre, vecurent durant l'espace de deux mil ans, des productions des vegetaux, c'est à dire des fruits de la terre, dont ils offroient les premiers à Dieu, passant pour un crime inexpiable de repandre le sang d'aucun animal même en sacrifice, et à plus forte raison d'en manger la chair. Ils disent, adjoute cet auteur, que ce fut à Athenes que le premier taureau fut tué. Le prêtre de la ville qui s'appelloit, dit il, Diomus, faisant sur l'autel l'oblation des fruits en pleine campagne selon la coutume, parce qu'alors on ne parlait point encore de temples ; un taureau s'étant separé du troupeau qui paissoit aux environs vint, et mangea de l'herbe qui étoit consacrée ; le prêtre Diomus irrité de ce pretendu sacrilege prit l'épée d'un des spectateurs et en tua le taureau. Mais sa colere étante passée, et aiant consideré le crime énorme qu'il avoit commi, craignit la fureur du peuple, et lui fit accroire que Dieu lui étoit apparut, et lui avoit commandé d'offrir ce taureau en sacrifice, et d'en brusler la chair sur l'autel pour expier le peché qu'il avoit fait de manger les herbes et les fruits consacrés ; la sotte, et ignorante populace crut son sacrificateur comme un oracle, de sorte que le taureau aiant été écorché, et le feu mi sur l'autel, le monde assista à ce nouveau sacrifice. Les Atheniens ont depuis sacrifié tous les ans un taureau, et ont fait passer, dit il, cette pieuse cruauté non seulement par toute la Grece, mais même encore chés toutes les nations du monde (Esp. tur. tom. 3 lett. 40).

Il arriva ensuitte, continüe cet auteur, qu'un certain prêtre, au milieu de son sacrifice sanglant, aiant pris une piece de chair boüillie, qui de l'autel étoit tombée à terre, et que s'étant bruslé les doigts, il les porta incontinent à sa bouche pour en diminuer la douleur. Il n'eut pas plutot gouté la douceur de la graisse, dont ses doigts étoient pleins, que non seulement il souhaita d'en avoir davantage, mais il en donna même un morceau à son compagnon, qui en fit part aux autres, qui tous ravis qu'on eut trouvé cette friandise, se mirent à manger de la chair avec avidité. Et c'est de là, dit le même auteur, que les mortels ont appris cette cruelle et sanglante gourmandise de tuer des animaux pour les manger. Les Juifs, continüe cet auteur, disent contre ces faits que les enfans d'Adam sacrifioient des creatures vivantes dès le commencement du monde ; mais on sçait, adjoute t'il, qu'il s'est glissé quantité d'erreurs dans la loy écrite, d'où ils ont tirés ce fait[4].

/ Les anciens, dit ce même auteur, disent aussi que la premiere chevre, qui tomba par les mains des hommes, fut tuée en vengence du tort qu'elle avoit fait au proprietaire d'une vigne qu'elle avoit broutée, n'aiant jamais entendu parler d'une action si impie. Il est certain, poursuit cet auteur, que les Egyptiens, le peuple du monde le plus sage et le plus ancien, aians reçu des premiers habitans de la terre, une tradition, qui deffendoit aux hommes de tuer aucune creature vivante, pour donner plus de force à cette premiere loy de nature, representoient les Dieux, sous la forme des bestes, affin que le vulgaire, respectans les sacrés simboles, apprissent[5] à ne pas oster la vie, et à ne faire aucun mal aux animaux. Les Bracmanes des Indes orientales, au lieu de sacrifier des bestes, ils bastissent des hospitaux pour elles, aussi bien que pour les hommes ; ce qui passe chés eux, pour des actions de très grande vertus ; il y a dans toutes les villes un grand nombre de ces philosophes qui passent, dit il, toute leur vie à prendre soin des animaux malades ou blessés, et de ceux qui ne peu­vent vivre que par leur moien. Cette institution n'est pas nouvelle chez eux, ils l'ont reçue par tradition de tems immemorial[6].

Voici ce que ce même auteur dit des Juifs, par raport à ce sujet, les prêtres des Juifs, dit il, offroient à Dieu en sacrifice des animaux de plusieurs especes, comme boeufs, moutons, etc. selon qu'il leur étoit prescrit dans leur loy, qu'ils disent avoir reçue de Dieu même. Les prêtres aians égorgés les animaux destinés aux sacrifices, ils en repandoient leur sang autour de l'autel, et en arrousoient particulierement les quatre coins avec beaucoup de ceremonies, puis aians vuidés les entrailles et osté la peau de ces animaux, ils en brusloient la chair, et la graisse dans un feu, qui étoit allumé sur l'autel, et pensoient que Dieu avoit pour agreable la fumée de ces sortes de sacrifices, et qu'il y prenoit, un grand plaisir, selon qu'il est écrit dans leurs Livres[7].

S'il n'y a point d'évidence, ni de certitude entiere, sur ce que dit cet auteur touchant l'origine, le commencement, et le progrès, de ces sacrifices sanglants d'animaux domestiques, on ne peut nier qu'il n'y ait au moins une très grande apparence de verité dans ce qu'il en dit ; et quant à ce qu'il adjoute de la douceur et de l'humanité que les premiers hommes exerçoient envers les dits animaux, et de la deffence, qui étoit de les tuer, et de leur faire mal à propos aucun mal, on ne peut douter que cette deffense de leur mal faire, et que cette douceur que l'on exerçoit à leur égard, n'étaient très conformes et très convenables à la droitte raison, et à la justice naturelle, et même à ce qui est marqué dans la Genese des Juifs mêmes. Où il est dit que Dieu ne donna d'abord aux hommes la permission que de manger seulement les herbes et les fruits de la terre. Mais il n'y a aucune apparence de verité dans ces pretendües revelations divines, ni aucun fondement de raison et de justice dans ces cruels et barbares sacrifices des bestes innocentes, il n'y a que de la cruauté et de la barbarie dans ces sortes de sacrifices. Et c'est ce qui fait manifestement voir que leur institution ne vient que de la folie, et de la mechanceté des hommes et non pas d'aucune ordonnance divine.

Mais[8] les hommes n'étoient ils pas bien fous, et bien aveuglés de croire faire honneur et plaisir en cela à leur Dieu ? N'étoient ils pas bien fous, et bien aveuglés de croire qu'un Dieu prendroit plaisir à voir couler le sang de ces pauvres animaux ? et à voir brusler leurs chairs ? N'étoient ils pas bien fous, et bien aveuglés de croire appaiser sa colere, et meriter ses bonnes graces par de si abominables sacrifices ? Ç'auroit été au contraire bien plutot là le moïen d'irriter sa colere, et d'attirer sur eux sa vengence et sa malediction. Qui est ce qui penseroit jamais faire honneur et plaisir à un habile et excellent ouvrier de deschirer et de brusler en sa presence les plus beaux ouvrages qu'il auroit pris plaisir à faire, sous pretexte de lui en vouloir faire un sacrifice ? Qui est ce qui penseroit faire honneur et plaisir à un souverain, à un prince ou à un roy de deschirer et de brusler en sa presence ce qu'il y auroit de plus beau, de plus riche et de plus magnifique dans son palais, sous pretexte de lui en faire un sacrifice ? Il n'y a certainement personne qui seroit assés fous pour vouloir jamais faire telle chose, ni même d'en avoir seulement la pensée ! D'où vient donc que les hommes sont si fous que de croire faire honneur et plaisir à leur Dieu que de deschirer, de tuer, d'assommer, et de brusler ses propres creatures et ses propres ouvrages, sous pretexte de lui en faire des sacrifices ? Et maintenant encore d'où vient, et comment est ce que nos christicoles sont si fous et si aveuglés que de croire faire un extreme honneur et plaisir, à leur Dieu le pere, que de lui presenter, et de lui offrir même tous les jours en sacrifice son divin fils, en memoire de ce qu'il aurait été honteusement et miserablement pendu à une croix ? où il auroit expiré par la force des tourmens ? Comment est ce, dis je, qu'ils peuvent avoir seulement telle pensée et telle croiance que de croire faire honneur et plaisir à un dieu de lui offrir ainsi son propre fils en sacrifice ? Et cela même après qu'il est écrit dans leur loy que maudit de Dieu est celui qui est pendu en croix ? Maledictus a Deo est qui pendet in ligno (Deut., 21.23). Certainement cela ne peut venir que d'un extreme aveuglement d'esprit[9].

Voici ce que dit le judicieux sr de Montaigne au sujet de ces sortes de sacrifices (Ess., p. 488), L'ancienneté, dit il, pensa faire quelque chose pour la grandeur divine, de l'apparier à l'homme, la vestir de ses facultés, et estrenner de ses belles humeurs et plus honteuses necessités, lui offrant de nos viandes à manger, de nos danses, momeries, et farces à la resjoüir, de nos vestemens à la couvrir, et maisons à la loger, la caressant par l'odeur des encens, et sons de la musique, festins et banquets[10] ; et pour l'accommoder à nos vicieuses passions, flattant sa justice divine d'une inhumaine vengence, l'esjouissans à la ruine et dissipation des choses par elle créees et conservées. Comme fit, dit il, Tiberius Sempronius qui fit brusler pour sacrifice à Vulcain les riches despoüilles et armes qu'il avoit gaigné sur ses ennemis. Et Paul Œmile celles de Macedoine à Mars et à Minerve. Et Alexandre, qui étant arrivé à l'Ocean indien, jetta en mer, en faveur de Thetis, plusieurs grands vases d'or, remplissant en outre ses autels d'une boucherie non de bestes innocentes, mais d'hommes aussi. Ainsi que plusieurs nations, et entre autres, dit il, la notre qui avoit cet usage ordinaire, et n'est aucune nation, adjoute  t'il, qui soit exempte d'avoir fait essais de tels sacrifices. C'est, dit il, ce que faisoient les Getes qui de cinq ans en cinq ans despechoient vers leur Dieu Zamolxis quelqu'uns d'entre eux pour le requerir des choses necessaires. Amestris, reine de Perse, devenüe vielle, fit pour une fois ensevelir tous vifs, quatorze jeunes hommes des meilleures maisons de Perse suivant la religion du pais, pour gratifier quelques dieux souterrains. Et encore aujourd'hui, dit il, les idoles de Temixtitant se cimentent du sang de petits enfans, et n'aiment sacrifice que de ces pueriles âmes : justice, dit il, affamée du sang de l'innocence. Pareillement les Cartaginois sacrifioient des petits enfans pour appaiser la colere de leurs dieux[11]. Ceux du Perou sacrifioient ioient à leurs dieux ce qu'ils avoient de plus beau et de meilleur : l'or, l'argent, le grain, la cire, les animaux. Ils faisoient ordinairement des sacrifices de cent moutons au moins, de diverses couleurs, et avec differentes ceremonies ; ils sacrifioient tous les jours au soleil un mouton tondu, et le brusloient vestu d'une chemise rouge.

Mais il n'y avoit, dit il, chose plus horrible que les sacrifices d'hommes, qui se faisoient au Perou, et encore plus au Mexique (...)

 

 


 

 

[1] Reprise de l'Extrait pour quelques lignes seulement (jusqu'à « ...manifestement à Dieu »). Voltaire ajoute ensuite : « comme il serait trop ennuyeux de faire les détails dégoûtants de ces sortes de sacrifices, je renvoie le lecteur à l'Exode, chap. XXV, 1 ; XXVII, 1 et 21 ; XXVIII ; XXIX, 1 ; ibid., y 2, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 » (op. cit., p. 322).

[2] Sur Esdras, voir plus haut note 3, p. 123

[3] Meslier exprimera de nouveau sa sympathie pour la vie animale au chap. 91 du Mémoire, à propos de la théorie cartésienne de l'animal-machine. Sur le problème animal dans la pensée de Meslier, voir E. Verley, « Meslier et les ani­maux-machines », dans Etudes..., pp. 71-86.

[4] Meslier poursuit sa transcription de l'Espion turc, lettre XL (Du mépris que les Francs font des bêtes. Divers exemples remarquables de la tendresse que les an- ciens témoignent pour les créatures muettes), éd. 1739, t. pp. 182-183.

[5] Le texte de l'Espion turc porte bien : apprissent, le collectif « vulgaire » ayant le sens d'un pluriel.

[6] Ibid., p. 184. Meslier altère légèrement la phrase où sont nommés les Brachmanes. On lit dans l'Espion turc : « Entre leurs bonnes actions, celles de bâtir des hôpitaux pour les bêtes aussi bien que pour les hommes, passent pour des actions de grande réputation et de grande vertu. Il y a dans toutes les villes, etc. ».

[7] Ibid., p. 183

[8] Interruption de l'Extrait.

[9] Reprise de l'Extrait, après une longue interruption (voir plus haute, p. 210 ) (op. cit., p. 322).

[10] Montaigne avait écrit « festons et bouquets ». Meslier n'a sans doute pas eu le texte de Montaigne sous les yeux, mais une fiche de lecturequ'il a mal relue  ou qu'il avaitmal rédigée.

[11] Ici s'arrête cette longue citation de Montaigne, exacte à quelques variantes et omissions près. Essais, II, 12, Villey, pp. 520-521.