Andrew Linzey

 

 

 

Andrew Linzey,

Théologie animale,

Traduction Marc Rozenbaum,

One Voice, 2010, p.152-157.

 

Le végétarisme comme idéal biblique

De tous les défis moraux issus de la théologie animale, on peut soutenir que le végétarisme est celui qui bénéficie de la justification biblique la plus affirmée. L'acceptation du principe minimaliste consistant à éviter, dans la mesure du possible, de faire du mal aux êtres sensibles rend à elle seule inacceptable le fait de tuer pour le plaisir de la gastronomie. Dans ce chapitre, je trace les grandes lignes du raisonnement que l'on peut tirer de la Genèse et du Livre d'Isaïe, tout en tenant compte également du fait que Jésus n'apparaît pas comme un végétarien dans les Évangiles canoniques. Même si nous admettons que, selon le chapitre IX de la Genèse, il est permis de manger de la viande à titre de concession particulière aux mauvais penchants de l'être humain, la question reste posée de savoir si le principe du régime carnivore peut se justifier.

La nourriture du paradis

Et Dieu dit : « Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture. Et à tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui se meut sur la terre, ayant en soi un souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. » (Gen. 1:29-30. RSV.)

 

Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit : « [...1 Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture: je vous donne tout cela comme l'herbe verte. » (Gen. 9 :1-3, RSV.)

 

Au premier abord, ces deux passages peuvent être considérés comme l'exemple même de la difficulté de faire référence aux Écritures dans le débat actuel sur les droits des animaux. Avec ces deux extraits, nous nous trouvons confrontés à une contradiction évidente. Dans le premier chapitre de la Genèse, le végétarisme apparaît clairement comme un commandement divin. À tout ce qui a « en soi un souffle de vie », c'est « herbe verte » qui est donnée comme nourriture. Cependant, dans le chapitre IX, ce commandement est inversé de façon tout à fait spécifique : « Je vous donne tout cela comme l'herbe verte. » À cette lumière, il n'est sans doute pas déraisonnable de se poser la question suivante : les végétariens et les carnivores ne peuvent-ils pas les uns comme les autres se réclamer de l'Écriture, et avec une égale pertinence ?

Afin de résoudre cette énigme, nous devons tout d'abord faire valoir que ceux dont le porte-parole a rédigé le premier chapitre de la Genèse n'étaient pas eux-mêmes végétariens. Rares sont ceux qui se rendent compte que les chapitres I et II de la Genèse sont l'un comme l'autre le produit d'un travail de réflexion bien postérieur, de la part des rédacteurs de la Bible eux-mêmes. En conséquence, comment se fait-il que des gens qui n'étaient pas eux-mêmes végétariens aient imaginé un commencement de l'histoire où tous les êtres vivants étaient végétariens (plus précisément herbivores) en vertu d'une injonction divine ?

Pour bien comprendre cette idée, nous devons nous rappeler les principaux moments de l'histoire de la première Création. Dieu crée un monde caractérisé par une grande diversité et par une grande fécondité. À toute créature vivante, il donne vie et espace (Gen. 1:9-10, 24-25), une terre sur laquelle vivre et les bénédictions nécessaires pour que la vie elle-même soit (1:22). Les créatures vivantes sont déclarées bonnes (1 :25). Dieu crée l'être humain à son image (1:27), lui confie la domination de la création (1 :26-29) et lui prescrit ensuite un régime végétarien (1:29-30). Ensuite, Dieu déclare que tout cela est « très bon » (1:31). La création tout entière se repose avec Dieu pendant le shabbat (2 :2-3). Vu sous cet angle, il doit tout de suite nous apparaître que la Genèse évoque ici une existence paradisiaque. Il n'existe pas la moindre trace de violence entre les espèces, ni au sein d'une espèce. La domination, si souvent interprétée comme justifiant le fait de tuer, précède en réalité l'injonction d'être végétarien. Or, une domination herbivore peut difficilement être un permis d'exercer une tyrannie. Par conséquent, la réponse est sans doute que même si les premiers Hébreux n'étaient ni pacifistes ni végétariens, ils étaient profondément convaincus que la violence entre humains et animaux, et même entre les espèces animales, n'était pas ce que Dieu avait initialement voulu pour la création.

Or, s'il en est ainsi, comment pouvons-nous concilier le chapitre I de la Genèse et le chapitre IX, c'est-à-dire la vision d'une paix initiale et l'apparente légitimité du fait de tuer pour se nourrir? La réponse, semble-t-il, est qu'en commençant à raconter l'histoire des débuts de l'être humain, les Hébreux ont été frappés par la prévalence et l'ampleur de la perversité humaine. Les histoires d'Adam et Ève, de Caïn et Abel, de Noé et de ses descendants témoignent de l'incapacité du genre humain à suivre les desseins providentiels de Dieu dans la création. Ce problème est soulevé de façon explicite dans le récit de Noé :

 

La terre était corrompue devant Dieu, la terre était pleine de violence. Dieu regarda la terre, et voici, elle était corrompue: car toute chair avait corrompu sa voie sur la terre. Alors Dieu dit à Noé : « La fin de toute chair est arrêtée par-devers moi : car ils ont rempli la terre de violence. » (Gen. 6 :11-14, RSV.)

 

Le message fondamental contenu dans l'histoire de Noé (souvent négligé par les commentateurs) est que si nous ne pouvons pas éviter d'être violents, alors Dieu aimerait autant se passer de nous. La marque caractérisée de la corruption et du péché, c'est la violence généralisée à l'ensemble de la création. Ce n'est pas pour rien que Dieu conclut : « Je me repens de les avoir faits. » (Gen. 6:7.)

Une permission ambiguë

C'est dans ce contexte-là – celui qui résulte de la Chute et du Déluge – que nous devons comprendre la permission de tuer pour manger telle qu'elle apparaît dans le chapitre IX de la Genèse. Elle reflète tout à fait la situation des rédacteurs de la Bible à l'époque où ils l'écrivent. Tuer – des humains ou des animaux – est alors tout simplement inévitable, compte tenu du monde tel qu'il est et de la nature humaine telle qu'elle est. La corruption et la cruauté ont eu raison des plus hauts espoirs que nourrissait Dieu pour la création. Il fallait quelques aménagements pour tenir compte de la condition pécheresse du genre humain. « Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela. » (Gen. 9:3.) Les exégètes de la Bible ont tendance à considérer que ce verset règle bel et bien la question de savoir s'il est justifié de tuer des animaux pour se nourrir. Ils en déduisent qu'en fin de compte, Dieu l'autorise, et il ne fait aucun doute que depuis des siècles, c'est cette vision des choses qui a triomphé. Manger de la viande est devenu la norme. Les végétariens, et plus particulièrement les végétariens chrétiens, ont survécu à travers les siècles, mais sous la forme d'une minorité persécutée. Quant à la conception majoritaire, elle est résumée dans cette magnifique déclaration prosaïque de Calvin :

 

Car c'est une insupportable tyrannie, lorsque Dieu, le Créateur de toutes choses, laisse à notre disposition la terre et les airs, afin que nous puissions prendre notre nourriture dans sa réserve, que cela nous soit tu par l'homme mortel qui n'est pas capable de créer seulement un escargot ou une mouche[1].

 

Ce que Calvin semble cependant oublier, comme bien d'autres dans la tradition chrétienne, c'est que cette permission de tuer pour manger que mentionne le chapitre IX de la Genèse est loin d'être inconditionnelle et absolue

 

Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang. Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal ; et je redemanderai l'âme de l'homme à l'homme [...]. (Gen. 9:4-5, RSV.)

 

La signification de ces versets est loin d'être évidente. À première vue, ces restrictions peuvent être considérées comme neutralisant la permission. Comment prendre la vie d'un animal sans en répandre le sang ? Comment tuer sans attenter au sang, c'est-à-dire à la vie même ? Quand nous nous posons ces questions, nous arrivons au coeur du problème. Pour les premiers Hébreux, le sang était ce qui symbolisait la vie, et même, ce qui la constituait. Tuer, c'était précisément prendre le sang. Or, c'est bien cette permission-là qui est refusée.

Il n'est donc pas surprenant que les commentateurs aient négligé ces versets, purement et simplement, en y voyant quelque signification d'ordre rituel et symbolique nullement censée affecter de façon significative la permission divine de tuer. Or, il me semble que c'est là réduire la signification des versets en question. Si on les relit à la lumière de leur contexte initial, voilà ce que cela devrait plutôt signifier : le monde dans lequel vous vivez est corrompu, et cependant, Dieu croit encore en vous. Malgré toute votre violence et tout votre démérite, Dieu a annoncé une nouvelle relation, une alliance avec vous. Cette alliance comporte entre autres une nouvelle règle concernant votre alimentation. Ce qui était interdit jusqu'ici peut maintenant – dans les circonstances actuelles – être autorisé. Vous pouvez tuer pour manger. Mais vous ne pouvez le faire qu'en sachant que la vie que vous ôterez ne vous appartient pas : elle appartient à Dieu. Vous ne devez pas vous approprier ce qui ne vous appartient pas. Si vous tuez ce qui ne vous appartient pas – qu'il s'agisse d'un animal ou d'un être humain – vous ne devez pas oublier que vous aurez personnellement des comptes à rendre devant Dieu de toute vie que vous tuerez[2].

Si cette interprétation est correcte, et je crois qu'à présent, rares sont les spécialistes qui le contesteraient, on voit immédiatement que la Genèse, dans le chapitre IX, n'accorde pas au genre humain un droit absolu de tuer les animaux pour se nourrir. En réalité, à proprement parler, il n'existe aucun droit de tuer. Dieu ne l'autorise qu'en cas de nécessité. C'est ce qu'une récente déclaration de l'Union des synagogues libérales et progressistes énonce de la façon suivante : « Ce n'est qu'après le Déluge (Gen. 9:3) que la consommation d'animaux a été permise aux humains, et cela a été compris par la suite comme une concession à la fois aux mauvais penchants de l'être humain et à une rareté supposée de la végétation comestible[3] » De même, John Austin Baker conclut : « L'Ancien Testament [...] ne justifie nulle part l'accusation selon laquelle il s'agirait d'une attitude abusive et égoïste envers la nature. Tout en reconnaissant le fait que l'homme exploite la nature, il y voit la marque du déclin de l'homme par rapport aux premières intentions que Dieu avait placées en lui et qui étaient parfaites[4]. »

Pour rendre compte de façon plus complète de ces thèmes bibliques, faisons le lien entre la Genèse (1 et 2) et Isaïe (11). Il nous faut comprendre que si tuer était parfois considéré comme justifié à l'époque, les rédacteurs de la Bible n'en affirmaient pas moins qu'un autre temps allait advenir où tuer ne serait plus nécessaire. Ce temps est ce que l'on appelle « l'espérance future d'Israël » ou l' « âge messianique ». Isaïe annonce celui qui établira la justice, l'équité et la paix universelle. Une des caractéristiques de cet âge à venir est le retour à l'existence envisagée dans le premier chapitre de la Genèse, avant la Chute et le Déluge :

 

Le loup habitera avec l'agneau, et la panthère se couchera avec le chevreau ; le veau, le lionceau, et le bétail qu'on engraisse, seront ensemble, et un petit enfant les conduira. La vache et l'ourse auront un même pâturage, leurs petits un même gîte ; et le lion, comme le boeuf, mangera de la paille. Le nourrisson s'ébattra sur l'antre de la vipère, et l'enfant sevré mettra sa main dans la caverne du basilic. Il ne se fera ni tort ni dommage sur toute ma montagne sainte ; car la terre sera remplie de la connaissance de l'Éternel, comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent. (Isaïe, 11:6-9, RSV.)

 

Par conséquent, même si les premiers Hébreux n'étaient ni végétariens ni pacifistes, il semble qu'ils n'aient jamais perdu de vue cet idéal d'un règne de la paix universelle. On avait la conviction que le monde finirait un jour par être réparé selon l'intention initiale qui avait été celle de Dieu pour l'ensemble de la création. Il convient de remarquer, par exemple, comment la vision d'une coexistence pacifique s'étend aussi aux relations entre les animaux eux-mêmes. Apparemment, non seulement les hommes sont censés vivre en paix avec les animaux, mais les animaux qui étaient agressifs sont eux aussi censés vivre en paix avec les autres animaux.

Nous pouvons résumer les principaux éléments ainsi : tuer pour se nourrir paraît essentiel dans le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui, influencé par fa corruption et les mauvais penchants. Cependant, une telle situation n'est pas ce que Dieu avait voulu à l'origine. Même lorsque nous tuons par nécessité, nous ne devons pas oublier que les vies que nous prenons ne nous appartiennent pas et que nous en sommes responsables devant Dieu. Par ailleurs, c'est l'intention ultime de Dieu par rapport à la création qui prévaudra. Quelles que soient les circonstances actuelles, le jour viendra où toute la création, humains et les animaux, vivra en paix. Selon les mots d'Anthony Phillips : « Si l'Ancien Testament reconnaît que ce monde n'est pas idéal et prévoit des concessions en attendant le royaume messianique, il reste du devoir de l'homme de faire tout ce qui est en son pouvoir pour révérer la vie animale[5]. »

 

 


 

 

[1] Jean Calvin, Commentaries on the First Book of Moses (Commentaires sur le premier Livre de Moïse), vol. 1, pp. 291-292. Extrait in Andrew Linzey et Tom Regan, Animals and Christianity, pp. 199-200.

[2] Cet argument est développé en détail dans Andrew Linzey, Christianity and the rights of Animals, pp. 141-149.

[3] Where We Stand on Animal Welfare, p. 1.

[4] John Austin Baker. « Biblical Attitudes to Nature », in Hugh Montefiore, Man and Nature, p. 96; voir aussi pp. 93-94.

[5] Anthony Phillips, « Respect for Life in the Old Testament », p. 32. Je suis redevable à l'auteur de cet article, dont une phrase cependant me rend perplexe : « Alors que les animaux, comme toute la création divine, ont été faits pour l'homme, celui-ci doit encore ordonner cette création selon le dessein de Dieu » (c'est moi qui souligne, p. 32). Je crois qu'il convient de faire une distinction fondamentale entre notre domination sur la création et l'idée qu'elle ait été faite pour notre utilité.