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Oliver Goldsmith,

The Citizen of the World or Letters froma Chinese Philosopher Residing in London to his Friends in the East, vol. 1, Lettre XV, Londres, 1800, p. 50-53.

Traduit par Enrique Utria.

 

Ils ont pitié et dévore les objets de leur compassion

La meilleure sorte d’hommes prétend ici à la plus extrême compassion envers les animaux en tout genre : un étranger aurait peine, à les entendre, à les imaginer blesser le moucheron qui vient de les piquer ; ils ont l'air si tendres et si plein de pitié, qu’on les prendrait pour les amis inoffensifs de toute la création ; pour les protecteurs du plus misérable insecte ou reptile pourvu du privilège de l’existence. Et cependant (le croirez-vous ?) j’ai vu les mêmes hommes s'étant ainsi vantés de leur tendresse, dévorer dans le même temps la chair de six animaux différents sautée en une fricassée. Etrange contradiction de conduite ! Ils ont pitié, et mangent les objets de leur compassion ! Le lion rugit pour terroriser son captif ; le tigre feule hideusement pour intimider sa proie ; aucune créature ne montre autant d’affection pour son prisonnier à la vie éphémère, excepté l’homme et le chat.

L’homme était né pour vivre dans l’innocence et la simplicité, mais il s’est écarté de la nature ; il était né pour partager les bienfaits du ciel, mais il les a monopolisés ; il était né pour gouverner la création animale, mais il est devenu son tyran. Qu’un épicure soit maintenant repu, et vingt autres animaux subiraient demain la plus recherchée des tortures, en vue de provoquer son appétit pour un autre repas coupable. Salut à vous, Oh vous simples et honnêtes brahmanes de l’Est ; vous, amis inoffensif de tout ce qui est né comme vous pour le bonheur ; vous n’avez jamais cherché un plaisir éphémère dans les misères des autres créatures ! Vous n’avez jamais étudié les arts de l’ingénieux raffinement sous la torture ; jamais de satiété vous n’avez eu par un repas coupable ! Combien sont pures et raffinées vos sensations eu égards aux nôtres ! Vous distinguez chaque élément avec la plus extrême précision ; un courant auquel personne n’a encore goûté est un nouveau luxe, un changement d’air est un nouveau banquet, trop raffiné pour que les imaginations occidentales y conçoivent quoi que ce soit. Bien que les européens ne soutiennent guère la transmigration des âmes, l’un de leurs docteurs a cependant tenté, à grande force d’argument, de prouver que les corps des animaux sont les habitations de démons et d’esprits malins, obligés de résider dans ces prisons jusqu’à ce que la résurrection prononce leur éternel châtiment ; mais aussi de prouver qu’ils sont auparavant condamnés à souffrir toutes les douleurs et privations infligés par l’homme, ou par eux-mêmes, ici. Si tel est bien le cas, il arrive peut-être souvent que, alors qu’on fouette les porcs à mort ou ébouillante les homards vivants, nous soumettions quelque vieille connaissance, quelque proche, à des tortures insoutenables, et le servions à la table même où il était autrefois le compagnon le plus attendu.

« Kabul, dit Zendevesta, est né sur les rives accidentées de la rivière Mawra ; ses possessions étaient fort étendues, et son luxe répondait à l’abondance de sa fortune ; il haïssait les brahmanes inoffensifs, et méprisait leur sainte religion ; chaque jour, sa table était couverte des chairs d’une centaine d’animaux différents, et ses cuisiniers avaient cent différentes manières de les apprêter, afin que même la satiété puisse être sollicitée.

« Malgré toute sa nourriture, il ne parvint pas à un grand âge ; il mourut d’excès, causé par intempérance : sur ce, son âme fut enlevée en vue de son procès devant une Assemblée choisie d’âmes d’animaux dont sa gloutonnerie avait causé la mort, et qui devaient maintenant être nommés juges.

« Il trembla devant le tribunal, devant chaque membre envers lequel il avait autrefois agi comme un impitoyable tyran ; il chercha à susciter la pitié, mais il ne trouva personne qui fût disposé à la lui accorder. Ne se souvient-il pas, hurla de colère le sanglier, à quelle agonie je fus exposée, non pour satisfaire sa faim, mais sa vanité ? On m’a pourchassé à mort, et ma chair fut à peine trouvée digne d’être servie à sa table. Mon avis dût-il être suivi, qu’il devrait faire pénitence sous la forme d’un porc, auquel il ressemblait tant pendant sa vie.

« Je suis plutôt d’avis, cria un mouton siégeant au tribunal, qu’il souffre sous l’apparence d’un agneau ; nous pourrions alors le condamner à quatre ou cinq transmigrations en l’espace d’un mois. Ma voix dût-elle avoir un quelconque poids dans cette Assemblée, cria un veau, il devrait plutôt assumer une forme telle que la mienne ; on m’a saigné chaque jour pour blanchir ma chair, et, finalement, on m’a tué sans pitié. Ne serait-il pas plus sage, cria une poule, de lui donner la forme d’une volaille, puis de l’étouffer dans son propre sang, comme cela m'est arrivé. La majorité de l’Assemblée fut ravie de cette punition, et s’apprêta à le condamner sans plus attendre, quand le bœuf se leva pour donner son opinion : je suis informé, dit ce conseiller, que le prisonnier à la barre laisse derrière lui femme et enfant. De par la connaissance divinatoire, je prévois que cet enfant sera un fils, décrépit, faible, malade, un fléau pour lui, et pour tous ceux qui l’entourent. Que diriez-vous donc, chers compagnons, de condamner le père à animer le corps de son propre fils ; et par ce moyen de lui faire éprouver les misères que son intempérance aura entraîné autrement sur sa postérité ? Toute la Court applaudit l’ingénuité de cette torture[1] ; ils remercièrent le boeuf de son conseil. Kabul fut conduit une fois de plus à revisiter la terre ; et son âme, dans le corps de son fils, passa une période de trente ans, remplie de misère, d’anxiété et de maladie. »

The better sort here pretend to the utmost compassion for animals of every kind: to hear them speak, a stranger would be apt to imagine they could hardly hurt the gnat that stung them; they seem so tender and so full of pity, that one would take them for the harmless friends of the whole creation; the protectors of the meanest insect or reptile that was privileged with existence. And yet (would you believe it?) I have seen the very men who have thus boasted of their tenderness, at the same time devouring the flesh of six different animals tossed up in a fricassee. Strange contrariety of conduct! They pity, and they eat the objects of their compassion! The lion roars with terror over its captive; the tiger sends forth its hideous shriek to intimidate its prey; no creature shows any fondness for its short-lived prisoner, except a man and a cat.

Man was born to live with innocence and simplicity, but he has deviated from nature; he was born to share the bounties of heaven, but he has monopolized them; he was born to govern the brute creation, but he is become their tyrant. If an epicure now shall happen to surfeit on his last night's feast, twenty animals the next day are to undergo the most exquisite tortures, in order to provoke his appetite to another guilty meal. Hail, O ye simple, honest brahmins of the East; ye inoffensive friends of all that were born to happiness as well as you; you never sought a short-lived pleasure from the miseries of other creatures! You never studied the tormenting arts of ingenious refinement; you never surfeited upon a guilty meal! How much more purified and refined are your sensations than ours! You distinguish every element with the utmost precision; a stream untasted before is new luxury, a change of air is a new banquet, too refined for Western imaginations to conceive. Though the Europeans do not hold the transmigration of souls, yet one of their doctors has, with great force of argument, and great plausibility of reasoning, endeavoured to prove, that the bodies of animals are the habitations of demons and wicked spirits, which are obliged to reside in these prisons till the resurrection pronounces their everlasting punishment; but are previously condemned to suffer all the pains and hardships inflicted upon them by man, or by each other, here. If this be the case, it may frequently happen, that while we whip pigs to death, or boil live lobsters, we are putting some old acquaintance, some near relation, to excruciating tortures, and are serving him up to the very table where he was once the most welcome companion.

"Kabul," says the Zendevesta, "was born on the rushy banks of the river Mawra; his possessions were great, and his luxuries kept pace with the affluence of his fortune; he hated the harmless brahmins, and despised their holy religion; every day his table was decked out with the flesh of a hundred different animals, and his cooks had a hundred different ways of dressing it, to solicit even satiety.

"Notwithstanding all his eating, he did not arrive at old age; he died of a surfeit, caused by intemperance: upon this, his soul was carried off, in order to take its trial before a select assembly of the souls of those animals which his gluttony had caused to be slain, and who were now appointed his judges.

"He trembled before a tribunal, to every member of which he had formerly acted as an unmerciful tyrant; he sought for pity, but found none disposed to grant it. Does he not remember, cries the angry boar, to what agonies I was put, not to satisfy his hunger, but his vanity? I was first hunted to death, and my flesh scarce thought worthy of coming once to his table. Were my advice followed, he should do penance in the shape of a hog, which in life he most resembled.

"I am rather, cries a sheep upon the bench, for having him suffer under the appearance of a lamb; we may then send him through four or five transmigrations in the space of a month. Were my voice of any weight in the assembly, cries a calf, he should rather assume such a form as mine; I was bled every day, in order to make my flesh white, and at last killed without mercy. Would it not be wiser, cries a hen, to cram him in the shape of a fowl, and then smother him in his own blood, as I was served? The majority of the assembly were pleased with this punishment, and were going to condemn him without further delay, when the ox rose up to give his opinion: I am informed, says this counsellor, that the prisoner at the bar has left a wife with child behind him. By my knowledge in divination, I foresee that this child will be a son, decrepit, feeble, sick, a plague to himself, and all about him. What say you, then, my companions, if we condemn the father to animate the body of his own son; and by this means make him feel in himself those miseries his intemperance must otherwise have entailed upon his posterity? The whole court applauded the ingenuity of his torture; they thanked him for his advice. Kabul was driven once more to revisit the earth; and his soul in the body of his own son, passed a period of thirty years, loaded with misery, anxiety, and disease."


[1] L'ingénuité consiste à le condamner à vivre la vie d'un enfant gravement malade (son fils) en raison du régime alimentaire empoisonné de son père (NdT).