Florence Burgat,

"Réduire le sauvage",

Etudes rurales, 1993, n° 129-130.

Réduire le sauvage

La problématique philosophique dans laquelle s'enracine la tâche d'évacuation ou de déguisement du sauvage est celle de la mise en place d'une définition du propre de l'homme, d'une caractéristique fondamentale[1]. L'humanité, dans sa spécificité, trouve son moment inaugural dans la capacité à inventer un type de travail qui transforme la nature, laisse en elle une trace assez profonde pour qu'elle demeure indélébile ; cette inscription est celle de la différence radicale, de la discrimination, celle du "maître".

Afin d'acquérir une essence distinctive et devenir cet homme qu'il n'était pas encore, il dut quitter l'état de nature, dédaignant sa sauvagerie originelle, et instaurer l'état social, distribuant les rôles autour d'un axe anthropocentré ; sujet de droit, objet de droit, il s'agit de trouver à tout ce qui vit - et qui dès lors se comprend comme ce qui ne s'appartient pas - une fonction pour et dans cette organisation.

Est sauvage ce qui demeure étranger à l'entreprise de civilisation, ce qui résiste à la mainmise, ce qui est parvenu à se dérober à l'idéal régulateur de la domestication. Cette histoire de la maîtrise technique consiste à se désolidariser des vivants autres que l'homme, de ceux qui sont dépourvus de l'auréole de la rationalité, pour ordonner la question de leur utilisation, s'émancipant de tout principe de limite. Revendiquant la considération du corps, de l'instinct, du vivre - bref, de tout ce que nous pourrions appeler les critères minimaux de caractérisation du sauvage - Nietzsche nous fait entendre que l'Être, nous n'en avons pas d'autre représentation que le fait de vivre. Cette compréhension du tout comme vie relie, de manière fondamentale, l'homme à l'animal et lui chuchote aussi que l'oublier, c'est cheminer vers l'usurpation.

La perspective pragmatique abolissant la dignité du vivant prend aussi en compte de nouvelles exigences du désir et non du seul besoin : celles du jeu, du plaisir. Ce fantasme de notre tradition ne s'est-il pas radicalisé au point d'aboutir à la réduction forcenée du sauvage, comme si cette opération lui conférait le seul sens qu'il puisse désormais avoir ?

L'Homo sylvestris ou l'affreuse figure du père

"Selon une légende d'Indonésie, l'orang-outang appartient à une race de singes capables de parler mais qui préfèrent se taire."
Vienne, cité du film Le peuple Singe

 

La réduction du sauvage désignerait l'opération par laquelle l'homme supprime en lui tout ce qui relève de l'animalité, de la spontanéité de la nature, du corps brut. Dans la tradition philosophique, l'homme est chaque fois défini comme un animal auquel on ajoute ou on retranche quelque chose, de telle sorte qu'il devienne radicalement et irréversiblement autre chose qu'un animal. Il s'agit d'un calcul en vue d'obtenir une distance suffisamment significative pour qu'émerge l'idée qu'il y a bien un propre de l'homme. "Ces définitions signifient que l'homme est le seul animal qui ne soit pas un animal." [Guenancia 1986 : 31 ] Et que de ruses, d'artifices pour effacer cette tête de singe dont le contour nous est resté, obscurcissant "le propre de l'homme", brouillant les limites, jetant le trouble sur les concepts majeurs d'humanité et d'animalité. "L'animalité est ce mot des philosophes pour désigner l'homme ..., une ouverture, une sorte de réserve mise à une reconnaissance. L'animalité n'est pas seulement le monde animal, mais plutôt une marque, la façon de dénommer le hors-champ de l'humain." [Chevrier et Maurice 1978 : 838] [2] Il s'agit de mettre un terme à "l'inquiétude de l'ascendant" [Puymèges 1986 : 2], d'effacer la trace sylvestre de notre père, étranger au souci de l'ordre, oublieux de l'invention de la civilisation.

Au XVIII° siècle, les sauvages sont décrits comme des hommes qui ne parlent pas - sans que l'on sache vraiment si c'est parce qu'ils ne le peuvent pas ou parce qu'ils ne le veulent pas -, qui se tiennent debout ou à quatre pattes, qui sont velus, ont la peau sombre et fuient les hommes civilisés. Parmi ces sauvages, on distingue deux branches, car "l'homme sauvage est en réalité double et, pour reprendre la terminologie de Linné, il faut distinguer entre lHomo férus et l'Homo sylvestres. L'Homo feras, c'est l'homme ensauvagé, catégorie à laquelle appartiendra, au début du siècle suivant, Victor de l'Aveyron. L'Homo sylvestres, c'est l'orang-outang, terme appliqué au long du XVe siècle à tous les singes anthropomorphes" [Tinland 1973 :187]. Le singe est tout particulièrement l'animal qui met en suspens la certitude de l'homme quant à sa définition, son statut, sa place dans le tout, à cause de leur si troublante ressemblance, surtout lorsque cette ressemblance se tient aussi dans le regard.

Les enfants sauvages - c'est-à-dire abandonnés dans la forêt et élevés par des animaux - ne parlent pas, mangent et se déplacent comme eux. S'ils sont par la suite placés dans un contexte social et familial, ils se révèlent incapables d'acquérir le langage. Les facultés propres à un homme civilisé ne se développent qu'à un moment donné et dans un contexte spécifique. Si les conditions propices à la constitution de l'humain ne sont pas réunies, il est intéressant de noter le caractère irréversible de cette lacune, de ce défaut d'humanité. L'ensauvagement est alors définitif : la distance qui sépare l'homme de l'animal - en d'autres termes, celle du civilisé au sauvage - ne sera pas parcourue, comme si elle avait la figure d'un luxe malfaisant.

Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau montre en quoi l'état de nature constitue un état au sens propre, quelque chose de stable qui n'est affecté d'aucun processus interne de dégénérescence ; et partant, c'est pour y avoir été forcé que l'homme est sorti de cet état et s'est en conséquence transformé sous la pression de nécessités nouvelles. Cette sortie aurait pu ne jamais avoir lieu ; rien dans l'homme naturel ne le poussait vers le changement. Un concours de circonstances défavorables amena peu à peu l'homme à user de violence et à découvrir des sentiments qui lui étaient jusqu'alors étrangers : "À mesure que le pure humain s'étendit, les peines se multiplièrent avec les hommes ... ; ils devinrent pêcheurs, chasseurs et guerriers..." [1971 : 206] Ce sont des raisons extérieures qui ont bouleversé une structure parfaitement adaptée à la vie sauvage. "L'air de l'ensauvagement est l'air de la spontanéité, de la pensée à l'état brut, de l'expression directe des besoins et des émotions, de l'activité productive liée aux activités générales de la vie." [Moscovici 1973 : 33] La sortie hors de l'état de nature instaurera un langage peu à peu capable d'abstraction, en faisant éclore la faculté rationnelle restée atrophiée parce qu'inutile à l'homme sauvage. "Un homme qui médite est un animal dépravé", déclare Rousseau [op. cit. : 168], puisque l'état social fera apparaître une complicité entre le discours de la raison ordonnatrice et la compréhension de la nature et du vivant animal comme fonds mis à la disposition de l'homme qui, en tant que civilisé, se voue au projet de la domestication au sens large.

Cette transformation du statut de l'homme s'explique par ce que Rousseau appelle la perfectibilité, c'est-à-dire la possibilité de se choisir, la liberté de se vouloir autre - ce qui n'était à l'état de nature qu'une différence sans effet avec l'animal. A l'état de nature, l'homme est perfectible, mais ne se perfectionne pas, ce qui le rend pareil à l'animal. Aussi pour Rousseau, la vraie coupure ne se situe pas entre l'homme naturel et l'animal, mais entre l'homme naturel et l'homme civil. "Ajoutons, va-t-il jusqu'à remarquer, qu'entre les conditions sauvage et domestique, la différence d'homme à homme doit être plus grande encore que celle de bête à bête." [Ibid. : 169]

Rien ne poussant le sauvage à parler, à raisonner, à former une famille, à instaurer des règles et des conventions, sa capacité à fabriquer du social demeure en puissance, au degré zéro. "Quoique l'organe de la parole soit naturel à l'homme, la parole elle-même ne lui est pourtant pas naturelle." [Ibid. 179] Il n'y a donc pas de caractère naturellement parlant de l'homme, pas de recherche communautaire (l'isolement n'engendre aucun sentiment de solitude). Mais surtout, notons l'absence du désir de domination ; l'Homo sylvestris se limitant à la satisfaction de ses besoins vitaux, il ne prend que ce qui lui est nécessaire. Un désir ne cessant pas avec la situation objective, ne connaissant pas de terme définitif, appartient, lui, à l'ordre de la civilisation, qui est celui du luxe, de l'inutile. Désormais, "moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent" ainsi que "le pouvoir de les satisfaire, de sorte qu'après de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors et désolé bien des hommes, mon héros finira par tout égorger jusqu'à ce qu'il soit l'unique maître de l'univers" [ibid. : 173]. Pour Rousseau, l'homme civilisé est dénaturé : la définition s'en construit peu à peu, et par la négative.

En finir avec le sauvage, c'est aborder la sphère nouvelle de l'imagination et de la représentation des désirs. C'est le principe de limite qui est détruit : le civilisé met toutes ses capacités à transgresser les interdits fondamentaux d'un droit naturel soucieux de respecter le vivant, alors que le sauvage, lui, ne va jamais, dans son appropriation, au-delà de ce qui lui est vital. Avant l'entrée dans la société, il existe pour Rousseau une autorégulation - ce qui est par ailleurs l'idéal de toute société - à savoir la pitié, sentiment naturel concourant à la conservation de l'espèce, puisqu'elle "nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de moeurs et de vertu..." [ibid. : 198]. Ce qui se trouve ainsi relégué, sinon abandonné par l'homme civilisé, c'est un souci de conservation de soi modéré par le principe de pitié, répugnance naturelle à voir et surtout à faire souffrir tout être sensible. Comme le dit Rousseau, "si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible" [ibid. : 153]. L'existence d'une limite de.fait invalide la nécessité d'une limite de droit.

À l'autre extrême, la civilisation impose un principe inverse car, comme le remarquent à propos du concept d'Aufklarung M. Horkheimer et T.W. Adorno, "le rapport de dépendance avec la nature, c'est sa domination, sans laquelle l'esprit n'existe pas" [1969 : 55]. Cet oubli de la sensibilité prend la forme d'un calcul pragmatique.

C'est en tant qu'elle indique du sauvage en l'homme que son appartenance à la nature lui est insupportable. Elle rouvre en effet l'une des trois blessures narcissiques qui, selon Freud, furent infligées par la science "à l'égoïsme de l'humanité" au cours des derniers siècles, d'abord avec la révolution copernicienne, puis lorsque "la recherche biologique réduisit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale". Enfin, un dernier démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique "qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires" [1988 : 266]. Pour Freud, c'est la révolution opérée par Darwin qui provoque "la résistance la plus acharnée" : si l'homme descend du singe, quelle que soit sa spécificité, il est bien "de l'ordre des animaux" [Roger 1978 : 830, 834]. Ébranler la clôture entre l'homme et l'animal revient à soupçonner la radicalité de leurs différences, à penser vraiment le corps et à sauver le primat de la sensibilité. La rupture avec l'animal et le privilège ainsi donné à l'esprit est cela même que la pensée occidentale réalise conjointement et de manière complice dans la philosophie, la religion et le droit.

L'idéal domestique de l'animal politique

"L'état sauvage doit partout reculer devant la civilisation."
Fichte, Les fondements du droit naturel (1796)

 

Si l'homme met tant de soin à se démarquer de l'animal, à produire des signes d'altérité à travers de multiples formes de mainmise, n'est-ce pas de savoir obscurément le lien qui le joint à lui ? En d'autres termes, il s'agit d'un refoulement qui engendre des mécanismes de défense. Ainsi, "est bestial tout ce que l'homme ne peut accepter de lui-même" [Faure 1978 : 805], et "animale ou bestiale sera toute figure humaine où l'identité moyenne de l'homme n'est plus assurée ... L'animalité d'un homme est sa non-conformité à l'idéal qui veut qu'un homme ne soit pas un animal" [Chevrier et Maurice op. cit. : 838]. La domestication n'est-elle pas alors la fonction paradoxalement rassurante qui, voulant qu'un animal ne soit plus tout à fait un animal, impose la trace de l'homme, la démultiplication de sa présence par la réduction du sauvage au domestique ?

Ainsi, à la définition aristotélicienne de l'homme comme "animal politique" est jointe la précision décisive que celui qui refuse de vivre dans la cité, qui s'en éloigne délibérément est "soit un être dégradé, soit un être surhumain" [Aristote 1962 : I, 2]. Cet "être dégradé" est comparable à l'animal sauvage parce que l'animal domestique a, tout comme l'esclave, la fonction d'accomplir des tâches utiles à la communauté. Et Aristote établit une étroite analogie entre l'animal domestique et l'esclave car "celui qui par nature ne s'appartient pas mais qui est l'homme d'un autre, celui-là est esclave par nature" [ibid. : 1, 4]. En effet, "ceux qui sont aussi éloignés des hommes libres que le corps l'est de l'âme, ou la bête de l'homme (et sont ainsi faits ceux dont l'activité consiste à se servir de leur corps, et dont c'est le meilleur parti qu'on puisse tirer), ceux-là sont par nature des esclaves ; et pour eux, être commandés par un maître est une bonne chose". Pour le théoricien de la cité, "est esclave par nature celui qui est destiné à être à un autre (et c'est pourquoi il est à un autre) et qui n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres mais ne la possède pas lui-même. Quant aux autres animaux, ils ne perçoivent même pas la raison, mais ils sont asservis à leurs impressions. Mais dans l'utilisation, il y a peu de différences : l'aide physique en vue d'accomplir les tâches nécessaires, on la demande aux deux, aux esclaves et aux animaux domestiques" [ibid. : 1, 5].

L'esclave et l'animal domestique se définissent ainsi tous deux par leur caractère aliéné : ne s'appartenant pas, ils sont à la disposition des hommes libres, seuls véritablement civilisés, qui eux participent à la vie politique. Ils ne sont pas "pour soi" mais pour un autre, n'ont aucune finalité intrinsèque. La seule qui leur soit octroyée est celle d'être commandés en vue de l'accomplissement des tâches utiles à la cité.

"Exister pour un autre, c'est être représenté ; exister en soi est vouloir." [Schopenhauer 1966: 985] Les esclaves et les animaux domestiques ne se définissent que par le corps, ce qui les voue à la subordination de ceux qui ont la raison en partage, fondatrice de la dignité métaphysique. I1 y a comme une fatalité ontologique de la place de chacun dans la cité : c'est par nature que certains sont subordonnés et d'autres subordonnants.

Que dire de l'étrange différence qu'établit Aristote entre l'esclave qui, dépourvu de raison, la perçoit pourtant chez ceux qui en jouissent, et l'animal domestique qui agit sous l'impact d'impressions ? Pour accomplir les tâches que lui dicte l'homme, l'animal domestique ne doit-il pas avoir quelque faculté de compréhension ?

L'esclave et l'animal domestique manifestent tous deux leur aptitude à appartenir à la sphère de la maison (oikos, domus), sinon de la cité. Ils sont les domestiques serviles sans lesquels l'homme libre n'aurait plus le loisir de se livrer à la réflexion politique. L'animal domestique n'est plus tout à fait dans le monde de la nature : il appartient à l'homme. L'homme en répond comme il répond de ses esclaves ou des personnes soumises à sa puissance. À l'inverse, "l'animal sauvage, le fauve, n'entre pas dans ce système" [MélèzeModrzejewski 1973 : 97].

À quelques rares exceptions concernant les hommes rebelles à la vie communautaire, dont la figure est alors celle du dieu ou de la bête sauvage - dans les deux cas, d'un être autosuffisant -, "c'est par nature qu'il y a chez tous les hommes une tendance à constituer une telle communauté" [Aristote op. cit. : 1, 2]. On voit combien la capacité et le désir de vivre dans la communauté sociale constituent la référence normative pour caractériser l'humain. Hors de ce cadre, le sauvage et le dieu se rejoignent, symbolisant l'autonomie, l'émancipation de l'ordre : l'être plein.

Comme "animal politique", l'homme se situe en effet à mi-chemin entre l'animal domestique et l'animal sauvage. Il n'y a pas chez Aristote de dualisme brutal entre l'homme et l'animal. L'homme est d'abord un animal, un vivant, un zoon ; cette continuité entre tous les êtres est l'un des principes fondamentaux de sa biologie, ce qui le conduit à souligner tant leurs ressemblances physiques que psychiques [3] -. Ainsi, dans un paragraphe consacré aux modes de vie, écrit-il : "Les animaux sont apprivoisés ou sauvages. Les uns sont toujours tels, par exemple l'âne et le mulet sont toujours apprivoisés, la panthère et le loup sont toujours sauvages ; d'autres peuvent être rapidement domestiqués comme l'éléphant. Mais voici encore une autre façon de voir : car tous les genres qui sont apprivoisés se rencontrent également à l'état sauvage, comme les chevaux, les boeufs, les cochons, les hommes, les moutons, les chèvres, les chiens." [Ibid. : I, 1]

Cette remarque tendrait à montrer qu'il n'y a pas de caractère fixe et unitaire de l'essence de l'homme

 

 

elle flotte, hésite - et a le droit d'hésiter- entre le sauvage et le domestique. La coupure ne se tient pas entre l'homme et l'animal, mais le partage se fait au regard de l'aptitude à entrer ou non dans la communauté sociale, à y avoir une fonction, qu'il s'agisse du rôle imparti à l'esclave ou à l'animal domestique ou de celui de l'homme libre. Dans ce cadre, les analogies sont fécondes et le social est bien le référent : "Le même rapport se retrouve entre les hommes et les autres animaux. D'une part, les animaux domestiques sont d'une nature meilleure que les animaux sauvages ; d'autre part, le meilleur pour eux est d'être gouvernés par l'homme car ils y trouvent leur sauvegarde. De même, le rapport entre mâle et femelle est un rapport entre plus fort et plus faible, c'est-à-dire entre commandant et commandé." [Ibid. : 1, 5]

"N'avons-nous pas oublié, rappelle P. Guenancia [op. cit. : 41 ], ce que les philosophes classiques savaient - qu'être humain c'est autant se rendre semblable à tout ce qui souffre, être capable à la fois de se faire plus et moins qu'homme ?"

Domination et servitude

Durant les guerres, en temps de paix, dans l'arène et à l'abattoir, de la mort lente de l'éléphant vaincu par les hordes primitives dans leur premier assaut planifié jusqu'à l'exploitation systématique du monde animal, les créatures privées de raison ont eu à subir la raison."
M. Horkheimer et T.W. Adorno, La dialectique de la raison

 

 

 

La question du propre de l'homme, c'est-à-dire d'une essence qui lui soit véritablement spécifique, se pose en termes de domination et de servitude quant à la détermination des rapports entre l'homme et l'animal.

Ces liens s'établissent dans le cadre du schéma dualiste, traditionnellement attribué à Descartes, et dont l'homme s'autorise pour utiliser l'animal au gré de la fantaisie du désir, là où l'imagination est au pouvoir. Cette disjonction, admise comme une évidence, instaure un ordre du réel qui rompt avec l'idée du tout, d'un monisme ontologique et donc de la primauté de la sensibilité comme référent commun fondamental. L'opinion commune, pour illustrer une certaine bienveillance à l'égard des bêtes, use le plus souvent d'expressions telles que "nos frères inférieurs" ou "nos amis à quatre pattes", ce qui relève de l'idée que nous devons protéger le faible, regard protecteur qui ne s'adresse implicitement qu'aux animaux domestiques, voire aux seuls animaux de compagnie. T.W. Adorno et M. Horkheimer, ces philosophes critiques de la raison, ont montré combien l'idée de "protection" avait partie liée à celle de domination. Une perspective différente est celle des droits de l'animal énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'animal, qui intègre ceux des animaux sauvages [4] .

L'idée d'une filiation entre l'homme et l'animal fut et reste encore bouleversante à l'encontre des théories métaphysico-religieuses qui façonnent les représentations mentales les plus communes, la conception du monde la plus traditionnelle, la plus consensuelle. Prendre véritablement en compte ce lien reviendrait à faire entrer autrement l'animal dans la sphère du droits [5] et, par conséquent, à inaugurer une transformation radicale des fondements de notre pensée et par suite de nos pratiques, à mettre en suspens notre définition de l'humain. "Dans l'histoire européenne, l'idée de l'homme s'exprime dans la manière dont on le distingue de l'animal. Le manque de raison de l'animal sert à démontrer la dignité de l'homme. Cette opposition a été prêchée avec tant de constance ... qu'elle fait partie du fonds inaliénable de l'anthropologie occidentale comme peu d'autres idées." [Horkheimer et Adorno op. cit. : 268]

Dans les définitions reçues, l'animal est l'être auquel il manque toujours quelque chose pour avoir l'unité, l'intégrité. En ce sens, le seul être vraiment fini est l'homme. À l'inverse, Nietzsche dira que celui-ci est "l'acte manqué" de la création et que, trop dépourvu pour survivre, la nature lui a fait cadeau de l'intellect. Mais il a usé de cette concession comme d'un outil de discrimination. Car si l'homme est "l'animal malade", il est aussi pour Nietzsche "l'animal le plus rusé". La quête de l'homme est toujours et partout de se retrouver, d'inscrire la trace de la "culture".

Le défaut comme manque d'être, annulant toute continuité, fait de l'animal un être contingent, sans nécessité, ne trouvant sa raison de vivre que dans sa capacité à répondre aux désirs de l'homme qui invente ainsi une utilité à tous les animaux, y compris aux sauvages (fourrure, gibier, zoo, cirque). Kant ne va-t-il pas jusqu'à écrire que "le dernier progrès que fit la raison, avant d'élever l'homme tout à fait au-dessus de la société animale, ce fut qu'il comprit (obscurément encore) qu'il était proprement la fin de la nature et que rien de ce qui vit sur terre ne pouvait lui disputer ce droit. La première fois qu'il dit au mouton : `la peau que tu portes, ce n'est pas pour toi mais pour moi que la nature te l'a donnée', qu'il la lui retira et s'en revêtit (Genèse, 111, 21), il découvrit un privilège qu'il avait en raison de sa nature sur tous les animaux. Et il cessa désormais de les considérer comme ses compagnons dans la création pour les regarder comme des moyens et des instruments mis à la disposition de sa volonté en vue d'atteindre les desseins qu'il se propose" [Kant 1987 : 116-117]. Ainsi, le progrès résiderait dans le pouvoir de l'homme à asservir l'animal. La raison est un système dans lequel tout doit entrer afin d'alimenter son projet pragmatiste : programme, calcul en vue de fabriquer une nouvelle totalité - celle de l'homme qui domestique. "Sans égard pour la différence, le monde est assujetti à l'homme." [Horkheimer et Adorno op. cit. : 26] En d'autres termes, il s'agit de définir l'homme comme sujet qui, en tant que tel, déclare "Je suis et en dehors de moi, rien n'est, car le monde est ma représentation." [ Schopenhauer op. cit. : 687]

Si dans cette perspective, l'animal ne trouve sa place que dans la représentation, dans l'exhibition de ce qui, en lui, apporte du plaisir à l'homme, le sauvage sera ce qui résiste à une telle réduction. Prenons, par exemple, la détermination des animaux sauvages comme gibier, qui constitue une des plus antiques représentations du sauvage. La catégorie "gibier" lui confère une fonction gastronomique - et quoi de plus lié au processus de la sociabilité que l'invention de ce type de cuisine ? Le sauvage entre alors dans la maison (domus) sous forme de viande. Dans le cas des bêtes domestiques, l'expression "viande sur pied" pour désigner les animaux dits de consommation est paradigmatique de la conception instrumentale de l'animal, de sa réification. La sérialité est particulièrement nette dans le contexte moderne de l'abattage et de la boucherie. La viande y devient en effet une substance abstraite, coupée de son origine, étrangère à l'animal en tant qu'individualité vivante. Par un violent contraste, l'ambivalence du statut donné au sauvage apparaît dans la manière dont ces animaux gibier sont présentés dans les devantures des boucheries : entiers et non dépouillés, suspendus parfois à l'extérieur du magasin, ni tout à fait bête ni tout à fait viande, car non encore rendus autres par la découpe. L'attrait du gibier pour le consommateur tient dans la vue d'un cadavre qui se veut être le mime de quelque chose comme un retour à la nature [6] .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au jardin des plantes (cliché J.-C. Nouët, 1976)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On rapprochera cette mise en scène de l'image du sauvage capturé à l'étal des "marchands de gibier" (d'élevage bien souvent) du slogan publicitaire retenu par les organisations cynégétiques pour leur campagne annuelle de promotion (saison 1989-1990). La formule, "la chasse, c'est naturel", évoquait l'idée du chasseur comme prédateur carnivore. Du concept sous-jacent à cet énoncé émergeait une double postulation : nous, hommes, chasseurs et civilisés, sommes capables de capturer les animaux sauvages grâce à des moyens rusés et perfectionnés et nous, en tant que chasseurs, sommes proches de la nature, amoureux des bois et des champs, pareils à ces prédateurs qui tuent pour vivre. Mais "un prédateur armé de la technè (c'est-à-dire l'homme) n'est pas un animal sauvage, et c'est bien pourquoi Platon aussi bien qu'Aristote rattacheront la chasse à l'art politique" [Vidal-Naquet 1973 : 131], c'est-à-dire au contexte de la civilisation.

Le plaisir prend ici son sens plein dans la gratuité. L'histoire consiste à en finir avec le sauvage, ou plutôt à y jouer un sauvage que par ailleurs on entretient grâce à une mise en scène cynégétique chaque année réitérée. Comme s'il s'agissait de (re)mettre symboliquement et régulièrement un terme à la discontinuité qu'il incarne dans notre paysage.

Faire entrer le sauvage dans le cadre tranchant de nos classifications, le réduire aux dimensions sociales revient à lui trouver une raison d'être.

Par cette activité négatrice, l'homme modèle sa propre image, se façonne un visage nouveau, refoule, autant qu'il le peut, ce fantasme de l'état de nature où, sauvage encore, il n'avait pas fait l'expérience de ce potentiel capable de le tirer hors de son animalité. La sociabilité ne se pense pas sans ce travail dont la finalité est de substituer l'état social à l'état sauvage et de penser un contrat de telle sorte que ce dernier état n'y ait, en tant que tel, plus aucune place ; parce qu'inutile et trop lourd de souvenirs, trop dangereux pour ne pas être mis en cage.

 



[1] Notre intention n'est pas de faire ici de l'histoire de la philosophie, mais d'utiliser certaines thèses d'auteurs aussi divers et éloignés dans le temps que Rousseau, Aristote ou Nietzsche pour proposer une signification générale de l'entreprise de civilisation ou encore de réduction du sauvage au domestique, au sens large des termes.

[2] Au cours du texte, nous nous référons implicitement aux articles, dans le même numéro, d'E. de Fontenay et de J.-L. Poirier.

[3] Cf: Histoire des animaux ainsi que Des parties des animaux.

[4] Déclaration universelle des droits de l'animal, Paris, Maison de l'UNESCO, 15 octobre 1978, révisée en 1989 par la Ligue internationale des Droits de l'Animal :
"l) L'animal sauvage a le droit de vivre libre dans son milieu naturel et de s'y reproduire.
2) La privation prolongée de sa liberté, la chasse et la pêche de loisir, ainsi que toute utilisation de l'animal sauvage à des fins autres que vitales, sont contraires à ce droit." (Art.
4)

Concernant le caractère "non protecteur" de la Déclaration , qui ne peut être développé ici, voir J.-C. Nouët : "Émergence de la Déclaration universelle des droits de l'animal", Milieux, op. cit. : 8-11.

[5] Dès l'origine, le Code civil déjïnit le statut de l'animal au chapitre des biens : "Sont meubles, par leur nature, les corps qui peuvent se transporter d'un lieu à un autre. soit qu'ils se meuvent par eux-mêmes, comme les animaux, .soit qu'ils ne puissent changer de place que par l'effet d'une force étrangère, comme les choses inanimées." (Art. 528)

[6] Cf: F. Burgat, L'oubli de l'animal. La viande : une abstraction, DEA de philosophie, Université Paris-I, 1989, consultable à la Médiathèque de la Cité des Sciences de la Villette et au Centre de documentation de la Maison de la Villette. Je me réfère également ici a l'ouvrage de N. Vialles, Le sang et la chair, Paris, Éd. de la MSH , 1987.

 

Références bibliographiques

•Aristote - 1961, Des parties des animaux. Paris, Les Belles Lettres. - 1962, Politique. Paris, Vrin. - 1969, Histoire des animaux. Paris, Les Belles Lettres.
•Chevrier J.-F. et C. Maurice - 1978, "Une étrange parenté", Critique, n° spécial L'animalité 375-376 : 838-847.
•Faure, C. - 1978, "Entre chien et homme", Critique, op. cit. : 801-809.
•Fontenay, E. de - 1 978, "La bête est sans raison", Critique, op. cit. : 707-729.
•Freud, S. - 1988 (1916), Introduction à la psychanalyse. Paris, Payot.
•Guenancia, P. - 1986, "Quelques doutes sur la différence entre l'homme et l'animal", Milieux, n° spécial Animalités 26 : 30-41.
•Horkheimer, M. et T.W. Adorno - 1969, La dialectique de la raison. Paris, Gallimard.
•Kant, E. - 1987 (1775), "Conjectures sur les débuts de l'histoire", in La philosophie de l'histoire. Paris, Denoël.
•Mélèze-Modrzeiewski, J. - 1973, "Hommes libres et bêtes dans les droits antiques", in L. Poliakov, ed., Hommes et bêtes, entretiens sur le racisme. Paris, Mouton : 75-102.
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•Poliakov, L., ed. - 1973, Hommes et bêtes, entretiens sur le racisme. Paris, Mouton.
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•Rousseau, J.-J. - 1971 (1754), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Paris, Garnier-Flammarion.
•Schopenhauer, A. - 1966 (1818), Le monde comme volonté et comme représentation. Paris, PUF.
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