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Bernard Baertschi,

« Est-il vraiment possible de ne pas être anthropocentriste ? »,

Estivales de la question animale, aout 2007.

 

Tom Regan et les droits des animaux

L’approche de Tom Regan est assez différente de celle de Singer: il n’est pas utilitariste, mais déontologiste; plus particulièrement, il est un partisan de la théorie des droits: seuls comptent moralement les êtres qui ont des droits. Traditionnellement, cela s’exprime dans une position anthropocentriste, car, selon la leçon de Kant, il faut être doué d’autonomie pour avoir des droits, c’est-à-dire qu’il faut être capable de se donner à soi-même des règles morales, ce qu’évidemment les animaux – ou du moins la plupart d’entre eux – sont incapables de faire. « Être autonome », c’est l’interprétation que Kant donne à «être doué de raison », la caractéristique de la personne.

Pour Regan cependant, il faut voir les choses diféremment: certes, il est nécessaire d’être autonome pour avoir des  droits, mais l’autonomie ne doit pas être comprise à la manière de Kant. On dira alors que, pour être autonome, il n’est pas besoin de pouvoir motiver ses actes par des raisons, il suffit « d’avoir des préférences et de posséder la capacité de commencer des actions avec l’intention de les mener à bien »[1]. D’où l’existence de deux catégories d’êtres autonomes, les « agents moraux » (les personnes) et les « patients moraux » (les animaux). Relevons que, pour Regan, ce ne sont pas les préférences vécues qui comptent seules, puisqu’il distingue clairement les intérêts-de-préférence et les intérêts-de-bien-être, soulignant qu’il faut tenir compte des deux, car «la victime n’a pas besoin d’être consciente des torts qu’elle subit ou de souffrir physiquement ou psychologiquement en résultat. Une femme au foyer “satisfaite” et un esclave domestique “heureux” peuvent avoir été lésés sans le savoir »[2]. Cela vaut par exemple contre certains élevages d’animaux, mais aussi contre la mise à mort sans douleur lors de l’abattage. Ainsi, ce qui compte pour établir le statut des animaux, ce ne sont pas seulement leurs états conscients, car il n’est pas vrai que «des individus qui n’ont aucune conception de leurs possibilités futures à long terme n’ont pas de possibilités futures à long terme »[3]. Or, tout ce qui contrecarre ces possibilités est mauvais. Dès lors, ce n’est pas parce qu’ils vivent ce qui leur arrive que les animaux ont de la valeur, mais parce qu’ils ont un type d’intérêts qui durent dans le temps et peuvent être vécus, c’est-à-dire susciter des désirs, à l’opposé des plantes et des radiateurs de voiture, dont les besoins ne sont jamais susceptibles de l’être.

Comme la possession de droits implique les mêmes prérogatives (avoir un droit à la vie, c’est la même chose pour tout individu qui le possède), les patients moraux ont les mêmes droits que les agents moraux, si bien que «ce n’est pas un acte de bonté de traiter un animal avec respect. C’est un acte de justice »[4]. Toutefois, pour Regan, cela n’implique pas qu’il soit équivalent de tuer un animal ou un être humain adulte; en effet, la vie d’un agent moral a plus de valeur que celle d’un patient moral en fonction des satisfactions différentes qu’elles permettent. Qu’est-ce que cela implique quant aux traitements que nous pouvons leur infliger ? Va-t-on retomber ici dans les incertitudes de la position de Singer dues au second principe de hiérarchisation ? Non, car selon Regan la différence de valeur n’est un motif justifié pour causer un tort que si des droits naturels sont menacés, s’il est impossible de faire autrement et si les vies de tous sont en danger, comme dans le cas où des hommes et des chiens se trouvent sur un bateau qui va couler à cause de la surcharge de poids. Or, il n’en va pas du tout ainsi tant dans notre consommation de viande que dans le domaine médical. En effet, dans ce dernier:

1° «Le droit à un traitement pour nos maladies […] est un droit acquis que nous pouvons faire valoir contre les agents moraux qui ont un devoir de nous offrir un traitement », c’est-à-dire contre les médecins. Cela ne saurait en aucun cas justifier la violation des droits naturels de tiers, comme les animaux.

2° «Les risques ne sont pas moralement transférables à ceux qui n’ont pas librement choisi de les supporter ». Autrement dit, s’il est injuste de sacrifier une personne ou de faire des expériences sur elle au bénéfice d’une autre sans son consentement, il en va de même pour les animaux.

3° On n’a pas le droit d’utiliser des êtres qui ont une valeur intrinsèque (Regan dit « inhérente ») comme de simples ressources pour d’autres êtres[5]

La position de Regan accorde aux animaux une protection plus forte que celle de Singer; ce n’est pas très étonnant, car de manière générale, de par sa logique, une position déontologiste protège plus fortement qu’une position utilitariste. En effet, attribuer un droit à un être bloque toute possibilité d’intervention qui serait motivée par des considérations de plaisir ou de bien-être: aucune quantité de plaisir humain ne suffit pour l’emporter sur un droit, qu’il soit d’un être humain ou d’un animal. Cela, toutefois, n’empêche pas que l’éthique reganienne accorde une plus grande valeur à l’être humain qu’à l’animal.

 

 


 

[1] The Case for Animal Rights, Londres, Routledge, 1984, p. 85.

[2] Ibid., p. 97.

[3] Ibid., p. 101.

[4] Ibid., p. 280.

[5] Ibid, p. 377 et 389.