Emile Zola

 

 

 

Emile Zola,

Nouvelle campagne [1896],

Paris, Bibliothèque-Charpenthier, 1897, p. 85-97.

Sauver la vie universelle du plus de souffrance possible

Personne n'ignore que mon ambition est sans frein et que, sur le tard de ma vie, je me suis mis à désirer follement les grandeurs.

Les profonds psychologues du journalisme ont parfaitement vu cela, car rien ne leur échappe, ils ont la compréhension philosophique et pénétrante. Aussi, depuis quelques années, notent-ils avec un rare bonheur les mille bassesses auxquelles je me livre pour décrocher les honneurs officiels. On me représente la corde -au cou, avec un cierge expiatoire à la main, on me montre dans tous les escaliers, dans toutes les antichambres, usant les paillassons et les cordons de sonnette, me courbant si bas que j'en ai contracté un lumbago chronique.

Ah ! les malins, ils m'ont donc vu ? Que voulez-vous, il faut bien avouer, lorsque les gens ont une intelligence qui perce les murailles! Et je sens qu'il est inutile que je nie davantage, car la chose est enfin publique : je viens de représenter un ministre, et l'on m'a décerné un diplôme d'honneur.

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C'est à la quarante-quatrième séance tenue par la Société protectrice des Animaux, au Cirque d'hiver, pour la distribution de ses récompenses, que la chose a eu lieu.

J'entends bien quel est mon nouveau crime. Comment ! voilà qu'il se met à aimer les bêtes ! Il ne lui manquait plus que ce ridicule. Faut-il qu'il soit tombé bas, pour en arriver à feindre aujourd'hui d'aimer les bêtes, dans l'unique but de déchaîner la réclame sur son nom, au moment où l'on met en vente un roman de lui ! S'il aimait vraiment les bêtes, on le saurait.

Et c'est très vrai, cela, on ne savait pas que j'aimais les bêtes. O gloire des lettres, ô livres que nous lançons par milliers d'exemplaires et que nous croyons lus, et biens lus de tous ! Quelle leçon de modestie, lorsqu'un beau matin, après avoir dans plus de vingt volumes parlé des bêtes avec une tendresse fraternelle, mis des bêtes en scène ainsi que des soeurs préférées, donné à la bête la place la plus large à côté de l'homme, on voit les gens s'étonner et se récrier, parce qu'ils apprennent tout d'un coup que vous les aimez !

Un jour que tout sujet d'actualité me manque, je me décide à écrire mon article du Figaro sur l'amour des bêtes. Je ne le faisais qu'avec une certaine inquiétude, craignant de ne pas intéresser, d'écrire là un de ces articles neutres, comme il nous arrive d'en écrire trop souvent. Et j'ai été stupéfait du résultat, plus de deux cents lettres me sont arrivées, et non seulement de la France, mais de tous les pays du monde. Depuis bientôt six mois que je collabore à ce journal, c'est de beaucoup celui de mes articles qui a remué le plus les cœurs, qui a soulevé le plus de passion. On ne s'imagine pas l'écho que cet amour des bêtes a dans certaines âmes, et des effusions, et des supplications, et des projets de soulagement, et toute une fraternité militante. C'est en vérité prodigieux et attendrissant.

Mais ce qui m'a stupéfié davantage, ce sont des lettres de belles dames qui, en des termes à peine différents, disaient toutes à peu près ceci : « Comment ! vous aimez les bêtes, monsieur ! mais alors vous êtes un brave homme ! Et moi qui vous accusais de tous les crimes, à la suite de ce qu'on m'avait dit de vos livres et de vous ! Dans celles de vos pages que j'avais lues, je vous trouvais si noir, si terrible ! Mais c'est fini, je ne vous attaquerai plus, je vous défendrai, maintenant que je vous sais bon pour nos chères bêtes. » Et une de ces lettres concluait ainsi : « Votre article a plus fait pour vous gagner les femmes, que vos trente années de littérature. »

Dans vingt volumes, parlez donc en frère des bêtes ! tirez donc à cent mille ! soyez donc lu sur les deux faces du globe ! Et, un beau jour, un simple article de journal révélera au monde que vous aimez les bêtes !

Lundi dernier, à la séance annuelle de la Société protectrice des Animaux, les choses se sont donc passées de la façon la plus cordiale et la plus touchante. On y est en famille, il n'y avait là que des sociétaires et des parents amenés par eux, près de quatre mille personnes, m'a-t-on dit.

Le distingué président, M. Uhrich, qui a lutté si vaillamment pour éviter à la France l'abomination des courses de taureaux, a laissé échapper le mot de courage, en me remerciant d'être venu. On est spirituel en France, surtout dans nos journaux parisiens ; et il paraît qu'aimer les animaux, s'occuper d'eux, les défendre, est un sujet de plaisanteries faciles. Quoi de plus drôle que les vieilles filles avec leurs troupeaux de chats, que le monsieur tyrannisé par son chien, le descendant et le veillant dans la rue, pendant qu'il y fait ses petites affaires, que le passant au cœur trop fraternel qui se gourme avec un charretier, parce que celui-ci a battu quelque vieux cheval poussif ? Alors, pour ne pas être plaisanté, si par exemple on aime les serins, le mieux est de les aimer chez soi, en leur donnant du colifichet et du mouron bien frais, sans aller manifester bruyamment cette tendresse au dehors.

Je ne savais pas faire preuve de vaillance, car la cause des bêtes pour moi est plus haute, intimement liée à la cause des hommes, à ce point que toute amélioration dans nos rapports avec l'animalité doit marquer à coup sûr un progrès dans le bonheur humain. Si tous les hommes doivent être heureux un jour sur la terre, soyez convaincus que toutes les bêtes seront heureuses avec eux. Notre sort commun devant la douleur ne saurait être séparé, c'est la vie universelle qu'il s'agit de sauver du plus de souffrance possible. Et ce que j'ai vu, au Cirque d'hiver, loin de me faire sourire, m'a profondément touché, car cela m'a paru à la fois très simple, très tendre, et d'un bon exemple admirable.

Douze cent douze lauréats, des diplômes, des médailles d'or, d'argent et de bronze, des mentions honorables, sans doute c'est beaucoup ; et heureusement que tous les lauréats ne viennent pas se faire couronner. Mais ils seraient douze mille que le résultat serait plus louable encore, puisque ce sont uniquement là des récompenses de propagande, une façon d'encourager nos bons sentiments humains en faveur de nos petites soeurs les bêtes. La Société protectrice des Animaux est bien forcée d'user du seul moyen d'action dont elle dispose, la médaille qui distingue le juste, qui le donne en modèle. Sans doute, le ferment de la vanité est au fond ; mais on n'a pas encore trouvé la façon d'agir autrement sur les hommes. Et si l'on savait la joie dont on comble un humble, le jour où il est publiquement récompensé, au son de la musique !

Des humbles, je n'ai guère vu que des humbles monter sur l'estrade. Par une aimable politique, la Société veut bien décerner quelques prix aux écrivains qui ont publié un article ou un livre où les bêtes sont aimées, aux journaux surtout dont l'appui lui est si nécessaire dans ses campagnes de protection. Mais ses lauréats tout indiqués sont les humbles, les humbles qui sont en continuel contact avec les bêtes, qui vivent d'elles et avec elles, qui sont les maîtres de les défendre ou de les faire souffrir davantage. Et voici les instituteurs, qui par leurs leçons journalières peuvent agir si heureusement sur le cœur et la raison des enfants des campagnes ; voici les cochers, les charretiers qui règnent, le fouet en main, sur le peuple des chevaux ; voici les valets de ferme, les bergers, les éleveurs, tous ceux qui passent leurs jours avec les troupeaux innombrables du bétail ; voici l'armée à son tour, les maréchaux ferrants, les cavaliers du train et des autres corps, parmi lesquels le cheval trouve des frères ou des bourreaux ; et voici les sapeurs pompiers, qui ont sauvé des bêtes dans des incendies ou des catastrophes ; et voici les gardiens de la paix, qui ont dressé des contraventions contre les délinquants, coupables de s'être mis sous le coup de la loi Grammont.

Si vous aviez vu les rudes faces s'éclairer d'un sourire ! On peut en plaisanter. Mais celui-ci a vingt-cinq ans de service, et il n'a jamais battu un animal ; cet autre a soigné son cheval comme son frère, l'a sauvé d'un cas mortel ; cet autre a tiré deux chevaux d'une basse-fosse, où ils se noyaient ; cet autre a été un bon cocher, dans notre enfer de Paris, où les bêtes travailleuses tombent sous les coups ; cet autre a veillé à la conservation des nids, contre la méchanceté humaine. Et il faut entendre les applaudissements qui éclatent, cette assemblée de quatre mille spectateurs qui se passionnent et rayonnent de joie ! De très braves gens en somme, qui ne font du mal à personne et qui, au contraire, font du bien. Cela repose.

Mais la reine de la fête a été une jeune bergère de seize ans, Mlle Camille Camelin, de Trion (Yonne), qui, au péril de sa vie, a sauvé son troupeau, en se battant contre un loup. Toute la salle l'a acclamée, et c'est moi qui lui ai remis sa médaille, ce dont je ne suis pas peu fier.

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Ah ! chères bêtes, c'est donc vous qui aurez satisfait mon insatiable ambition, en me donnant, pour la première fois de ma vie, l'occasion flatteuse de représenter un ministre dans une solennité publique ! Et c'est vous, et non les hommes, que je veux remercier.

Merci donc, chères bêtes de mon cœur et de mon imagination, vous toutes dont j'ai peuplé mes livres. Vous êtes de ma famille, je vous revois galopant à la suite des mille créatures humaines que j'ai mises au monde, et cela me fait plaisir, et je suis content de vous avoir réservé votre place dans l'arche immense.

Merci à toute la basse-cour pullulante de ma Désirée, qui est de santé si belle et si riante, au milieu de l'enveloppement caresseur de ses bêtes ; merci aux lapins, aux poules, aux pigeons, aux canards, aux trois oies et aux deux dindes ; et merci au coq Alexandre, d'un rouge doré de flammes, jetant son cri triomphal de fécondité ; et merci au petit cochon rose, qui terrifiait tant le jeune abbé Serge.

Merci aux bêtes familiales de mon honnête Pauline, si saine aussi celle-là dans son renoncement héroïque ; merci à la Minouche, la chatte délicate et coureuse, rapportant de l'inconnu ses portées débordantes de petits chats ; et merci à mon Mathieu, mon grand chien, mon grand frère, qui est mort dans mes bras, comme un homme, et que j'ai fait mourir ainsi dans ceux de mon triste Lazare.

Merci à mes deux héros de la mine, à mes chevaux martyrs, Trompette et Bataille, vivant leur vie dans les ténèbres de la terre, loin de la grosse lampe chaude du soleil, l'un mort à la peine, remonté au jour comme un paquet encombrant, l'autre resté seul, fuyant d'un galop fou devant les eaux dévastatrices, qui l'atteignent et le submergent ; et merci au petit lapin blanc, à Pologne, si câlinement couché sur les genoux de Souvarine, qui aime à le caresser, à passer les doigts dans son poil doux, en rêvant le bonheur du monde par le feu et la flamme.

Merci à tous ceux et à toutes celles qui besognent et qui souffrent dans ma « Terre » : au troupeau d'oies de la Trouille, lâché par les chemins comme une tribu errante, ayant son chef, ses coutumes et ses lois ; à mon âne Gédéon que j'ai grisé comme un simple ivrogne, et qui m'a causé tant d'ennuis ; à ma vache la Coliche, dont j'ai voulu que les couches fussent le symbole de la vie immortelle, coulant de l'animalité et de l'humanité, éternellement.

Merci à mes chevaux lamentables et tragiques de « la Débâcle » : mes milliers de chevaux morts, épars sur le champ de bataille, le ventre ballonné, les jambes raidies et en l'air ; mes chevaux agonisants, voulant fuir, se traînant de leurs pieds cassés, mêlés et pris dans leurs entrailles ; mes chevaux égarés, perdus, errants par la plaine rouge, et chargeant le vide au milieu des cadavres, comme emportés par un vent frénétique, dans la folie du désastre.

Et merci aux autres, à ceux qu'il serait trop long de citer, aux oiseaux et aux insectes, aux plantes elles-mêmes, à mon Paradou, qui n'est qu'une grande éclosion, à toutes les semences, à tous les germes, à la vie que j'ai aimée dans son plus humble frisson, à la vie dont ma seule ambition a été d'écrire l'immense poème, quitte à lui sacrifier les choses admises et sacrées, le goût de notre sage littérature, l'estime des gens prudes, qui ne peuvent admettre qu'on accepte tout et qu'on dise tout, pour la gloire de la vie.

Et non seulement, chères bêtes, je vous dois d'avoir représenté un ministre sur une estrade, mais c'est vous seules encore qui m'avez, sur cette même estrade, fait décerner un diplôme d'honneur.

Ah ! bêtes justes, bêtes consolatrices, qui pansez les blessures faites par les hommes ! bêtes, qui, dans l'innocence de votre instinct, savez distinguer le vrai mérite et vous montrer douces aux faiblesses des ambitieux ! bêtes, qui, sans vous mêler de juger la littérature, recueillez, par simple bonté d'âme, le candidat en détresse ! bêtes, mes soeurs, voilà donc que vous avez comblé mon orgueil ! Enfin couronné !