Yourcenar -

 

 

 

Marguerite Yourcenar,

Un homme obscur. Une belle matinée,

Gallimard, NRF, 1985, p.29-31

Rencontres animales

Le printemps venu, ils se mirent tous au travail des champs. Ce fut d'abord l'époque où les oiseaux migrateurs remontent vers le nord; les enfants de l'Indien, qui était habile à tirer de l'arc, venaient avec des oies sauvages tuées en plein vol, qu'ils troquaient contre le blé qui restait. D'autres fois, ils apportaient des lapins qu'ils avaient assommés à coups de massue ou jetés bas à coups de fronde; c'était un de leurs jeux favoris. La poudre étant rare, on tuait le plus souvent les grands animaux des bois en creusant des fosses couvertes de branchages où la bête agonisait les jambes parfois brisées par sa chute, ou empalée à des pieux disposés au fond, jusqu'à ce qu'on vînt l'achever au couteau. Nathanaël se chargea une fois de cet office, et le fit si mal qu'on ne le lui délégua plus. Dans l'eau presque toujours calme de la crique, on construisait à l'aide de haies d'épines ou de roseaux une sorte de labyrinthe dans lequel les poissons se trouvaient pris; on les traînait à terre dans une nasse, tressautants et suffoqués, à moins qu'on ne les assommât à coups de rames. Nathanaël préférait à la pêche le ramassage des baies, si abondantes en saison que la couleur des landes en était changée; ses mains et celles de Foy étaient rougies par le jus des fraises, bleuies par celui des myrtilles trop mûres. Bien que les ours fussent rares dans l'île, où ils ne s'aventuraient guère qu'en hiver, soutenus par la glace, Nathanaël en vit un, en pleine solitude, ramassant dans sa large patte toutes les framboises d'un buisson et les portant à sa gueule avec un plaisir si délicat qu'il le ressentit comme sien. Ces puissantes bêtes gavées de fruits et de miel n'étaient pas à craindre tant qu'elles ne se sentaient pas menacées. Il ne parla à personne de cette rencontre, comme s'il y avait eu entre l'animal et lui un pacte.

Il ne parla pas non plus du renardeau rencontré dans une clairière, qui le regarda avec une curiosité quasi amicale, sans bouger, les oreilles dressées comme celles d'un chien. Il garda le secret de la partie du bois où il avait vu des couleuvres, de peur que le vieux s'avisât de tuer ce qu'il appelait « cette varmine ». Le garçon chérissait de même les arbres ; il les plaignait, si grands et si majestueux qu'ils fussent, d'être incapables de fuir ou de se défendre, livrés à la hache du plus chétif bûcheron. Il n'avait personne à qui confier ces sentiments-là, pas même Foy.