Yourcenar -

 

 

 

Marguerite Yourcenar,

"Oppien ou les chasses",

Le temps, ce grand sculpteur,

Gallimard, NRF, 1983, p.185 ;190.

Chasse, vanité, jactance et férocité innée de l'homme

Née du besoin d'une nourriture carnée et de la nécessité de se défendre contre les grands fauves, la chasse est devenue un art, le plus ancien de tous, une passion aussi. L’homme a trouvé à y satisfaire son goût du risque et des prouesses physiques, sa vanité et sa jactance, et surtout sa férocité innée. Promu citadin, il y a vu la chance de se replonger périodiquement dans l'habitat barbare qu'il n'a pas au fond cessé de regretter. Il a enrichi ces jeux violents des plaisirs savants du dressage ; il y a associé des chevaux, des chiens, parfois des oiseaux de proie. Il en a fait une école de ruse, une épreuve d'endurance, souvent une occasion de faste. Il n'a jamais cessé d'y mêler les sentiments du sacré. Les sonneries de cor de la messe de la Saint-Hubert (ce saint dont la légende aurait dû dégoûter tout chrétien de la chasse) continuent une tradition qui remonte aux peintures d'animaux tracées à fins magiques par les sorciers de la préhistoire, et aux prières de la tribu à la veille des expéditions de chasse. (...)

Mais feuilletez ce texte[1], et vous vous sentirez sorti des dates et de l'histoire, transporté dans un univers qui connaît l'alternance du jour et de la nuit, le passage des saisons, mais ne sait rien de l'horloge des siècles. Voici ce monde plus ancien et plus jeune que nous, neuf à chaque aurore, que l'homme a décimé et persécuté depuis le temps des chasseurs en chlamyde ou en justaucorps, qui du moins avaient l'excuse de croire en l'abondance inépuisable de la nature, cette excuse que nous n'avons plus, nous qui continuons non seulement à détruire les bêtes, mais travaillons à anéantir la nature elle-même. Voici ce monde que nous retrouvons avec un battement de coeur, chaque fois que, sortis à l'aube, nous apercevons un chevreuil rôdant à l'orée des bois, ou des renardeaux jouant dans l'herbe. Voici la trace du sabot et de la griffe sur le sable, l'eau lapée au crépuscule, les prunelles luisant sous les feuilles, le rut nouant dans la forêt les amants sauvages et fauves. Voici la race variée des chiens ; voici le peuple des chevaux, vassaux héroiques et fidèles de l'homme. Voici le lion innocent qui déchiquette paisiblement sa proie ; voici le cerf debout, le cou tendu protégeant sa harde, tout noir sur la pâleur de l'aube...

 

 


 

 

[1] La Vénerie d'Oppien.