Yourcenar -

 

 

 

Marguerite Yourcenar,

Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey.

Editions du Centurion, 1980, p. 287-302.

Tout comme Zénon, il me déplaît de « digérer des agonies »

UNE POLITIQUE POUR DEMAIN

MATTHIEU GALEY - Ne vous êtes-vous pas intéressée aussi à la lutte pour l'assainissement des produits alimentaires?

MARGUERITE YOURCENAR - Assurément. Le nom de Nader est à peine connu en France; ici, cet avocat qui lutte depuis des années contre la fraude alimentaire est une célébrité. Mais de ces différents groupes qui combattent pour assainir et démythifier les aliments qu'on nous vend, celui auquel j'appartiens porte le nom tout simple d'association des ménagères : Homemakers Associations. Ces femmes — toutes sont bénévoles — travaillent à polycopier leurs rapports mensuels ou bimensuels, assistent à toutes les séances des comités gouvernementaux sur l'alimentation, s'instruisent pour vérifier les techniques des producteurs de viande, d'aliments en boîtes ou congelés, et j'en oublie.

    De tels travaux touchent d'ailleurs de très près aux préoccupations humanitaires : l'élevage du veau, pour obtenir cette délicate viande blanche, fait une torture de la courte et misérable vie de cet animal; les poules qui pondent « à la chaîne », sous le flot d'un éclairage électrique de jour et de nuit, et auxquelles on enlève le bec pour qu'elles ne puissent blesser leurs voisines serrées contre elles, subissent un supplice qui ne produit du reste que des oeufs insipides, et probablement nocifs, puisqu'ils proviennent de bêtes malades. Mais ces travaux touchent aussi à la question des masses et à leur mise en garde contre les technologies malsaines, destinées à enrichir quelques producteurs.

    En ce qui me concerne, je suis végétarienne à quatre-vingt-quinze pour cent. L'exception principale serait le poisson, que je mange peut-être deux fois par semaine pour varier un peu mon régime et en n'ignorant pas, d'ailleurs, que dans la mer telle que nous l'avons faite le poisson est lui aussi contaminé. Mais je n'oublie surtout pas l'agonie du poisson tiré par la ligne ou tressautant sur le pont d'une barque. Tout comme Zénon, il me déplaît de « digérer des agonies ». En tout cas, le moins de volaille possible, et presque uniquement les jours où l'on offre un repas à quelqu'un; pas de veau, pas d'agneau, pas de porc, sauf en de rares occasions un sandwich au jambon mangé au bord d'une route; et naturellement pas de gibier, ni de boeuf, bien entendu.

 

Pourquoi, bien entendu ?

—Parce que j'ai un profond sentiment d'attachement et de respect pour l'animal dont la femelle nous donne le lait et représente la fertilité de la terre. Curieusement, dès ma petite enfance, j'ai refusé de manger de la viande et on a eu la grande sagesse de ne pas m'obliger à le faire. Plus tard, vers la quinzième année, à l'âge où l'on veut « être comme tout le monde », j'ai changé d'avis; puis, vers quarante ans, je suis revenue à mon point de vue de la sixième année.

    Mais cette question de la surveillance des aliments offerts au public touche aussi de très près à la défense des droits de l'homme. Pendant des années, nous n'avons pas mangé de raisin dans cette maison, pour suivre les directives de César Chavaz.

 

Qui est César Chavaz?

— Un émigré mexicain, qui a pris en main le sort des 288 ouvriers de son pays, émigrés aux Etats-Unis, illégalement le plus souvent, surtout en Californie, et qui vont de ferme en ferme récolter le raisin. C'est précisément parce que leur statut est illégal qu'on a beaucoup abusé d'eux. Le conflit du raisin a été à peu près résolu, non sans violences, mais les grands propriétaires de vignobles ont dû faire des concessions.

    Chavaz s'est ensuite occupé des ouvriers migrants, chargés de la récolte des tomates et des laitues. Ceux qui s'intéressent à cette cause — dont je suis — n'achètent guère de laitues ni de tomates, sauf lorsqu'elles viennent des petites fermes de la région, quand on peut vérifier sur les caisses le nom du producteur et l'origine du produit.

 

Est-ce là votre seule action de ce genre?

—Non. Je me suis occupée aussi du boycott des produits lactés, destinés à l'alimentation des nourrissons dans le Tiers Monde. Certaines sociétés très connues envoient là-bas des commis-voyageurs féminins en blouses blanches que les humbles femmes des villages de la brousse ou des campements nomades prennent pour des infirmières. Ces gens achètent à prix d'or (pour eux) des aliments qu'ils croient merveilleux et qui détournent les femmes de l'allaitement naturel. De plus, en usant parcimonieusement de ces produits parce qu'ils sont chers, elles sous-alimentent leurs enfants ou les rendent malades, car elles délayent ces poudres dans de l'eau polluée.

    Mon intérêt pour cette lutte vient d'être ranimé par le récent séjour à Petite-Plaisance d'un ami d'autrefois, qui m'avait naguère accueillie en Laponie, un médecin suédois bien connu, maintenant chargé par l'ONU d'étudier les besoins des populations nomades dans le monde entier. Il connaît bien mieux que moi les effets nocifs de ces pratiques et préconise d'autant plus l'allaitement maternel qu'il est aujourd'hui prouvé, comme le pensaient en Europe les bonnes femmes de jadis, qu'il s'agit là d'une sorte de contraception naturelle. Mais pourquoi insister sur ce genre d'activités que tant d'autres poursuivent avec plus d'insistance que moi ? Beaucoup d'écrivains ont eu les mêmes préoccupations : Rousseau a lutté contre les artifices et les inégalités de son temps, et dans ce sens il a ouvert la voie à Tolstoï, qui a longtemps porté autour de son cou une médaille du réformateur suisse . En Angleterre, ce sont des écrivains, de Ruskin à William Morris ou Dickens, qui ont pris en charge l'initiative de réformes sociales.

 

En Russie ce n'est pourtant pas Tolstoï qui a fait la révolution?

—Non, car il l'eût sans doute mieux faite. Je n'idolâtre pas les révolutions. Elles produisent finalement leurs réactions, plus virulentes encore, et presque inévitablement elles s'enlisent aussi dans des sociétés fonctionnarisées, hiérarchisées, et pour finir dans des « goulags ». Ce sont les réformes et non les révolutions qui améliorent le monde. Quand on pense aux formidables massacres ou décimations dans la paysannerie russe du Sud, on s'aperçoit que le tsar Staline ne valait ni plus ni moins que le petit Père Ivan le Terrible, et que sans doute Ivan n'a pas été moins adulé.

 

Vous rejoignez le mysticisme de Soljenitsyne.

—Ce mysticisme est une réaction naturelle de l'homme pris dans les impostures et les erreurs d'un régime, d'une société qui le traque ou l'emprisonne. Comme André Gide, qu'on n'accusait guère d'être un mystique, je pense que le problème social est plus important que le problème politique, et le problème moral plus important que le problème social. On en revient toujours à la lutte contre le bien et le mal.

 

—Avez-vous jamais eu une activité politique?

—Aux termes précis du mot, non, et je viens de dire pourquoi.

 

Avez-vous jamais voté en France?

—Non, du fait que je n'ai jamais vécu de façon fixe en France, depuis mon adolescence. Ici, je vote, tout en me disant que, ce faisant, je prends souvent parti sur des problèmes biaisés et des hommes dont je ne puis juger la valeur. Les Démocrates et les Républicains se passent ici leurs opinions de pères en fils, si bien qu'on a parfois l'impression qu'il s'agit de deux clans plutôt que de deux partis, et les indépendants les meilleurs et les plus intelligents n'ont jamais pu se faufiler entre ces blocs. Les deux partis ont tellement changé au cours d'un siècle qu'on ne peut plus guère parler d'un programme opposé à un programme; en principe tout au moins, les Démocrates sont un peu plus libéraux que les Républicains, qui tendent à faire la politique des grands trusts. En pratique, comme toujours, tout dépend de l'individu en question, mais lui-même dépend des fils qui animent bon gré mal gré les pantins politiques. Un peu de bon, un peu de bien, un peu d'utile se fait quand même dans cette immense pagaille. Les foules vites agitées par un incident quelconque (le Vietnam, le Watergate, le drame des otages en Iran, par exemple) retombent bientôt dans leur inertie ou dans le petit souci de ses affaires à soi. Les fanatismes plus ou moins masqués, plus ou moins larvés, n'attendent que leur moment pour reparaître tout armés (je pense par exemple à l'évidente recrudescence des activités du « Klan »); les intérêts particuliers se font passer pour des intérêts publics. Le coût des élections et des reélections est tel que toute démocratie de ce type est en fait une ploutocratie. La corruption est presque un sine qua non de la politique. Mais, de quel pays parlais-je ? Des Etats-Unis ? Ou d'une autre démocratie, peu importe laquelle, ou peut-être de la Rome au temps de Marius et de Sylla ?

 

Vous participez aussi à des campagnes humanitaires?

—La première idée qu'on s'en est faite en France remonte à une lettre que j'ai publiée dans Le Monde, je crois, au sujet du massacre des phoques. En réalité, ma participation constante à ce genre d'efforts a commencé beaucoup plus tôt, mais le massacre des phoques nouveau-nés a justement frappé l'imagination des masses. C'est devenu l'un des symboles de notre brutalité envers la nature, pour des raisons futiles et indéfendables. On voit les profiteurs de ces atrocités : quelques compagnies canadiennes et norvégiennes, opérant autour de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Terre-Neuve et dans le Labrador — depuis qu'heureusement la baie de Fundy a été close aux bouchers; quelques compagnies américaines, dans les Pribiloff, vendant aux femmes et quelquefois aux hommes des jaquettes de fourrure qu'ils ne devraient pas acheter, ou d'horribles babioles représentant des petits trolls, des petits animaux plus ou moins comiques, faits d'une touffe de fourrure des bêtes massacrées; il paraît aussi que l'huile de phoque dénaturée entre comme crypto-élément dans certaines margarines. On nous dit que la population locale, qui va assommer les phoques nouveau-nés sur la glace, et parfois les écorche et les découpe à demi vivants (les bêtes épouvantées « font le mort » comme on sait), a besoin de ces sanglants profits pour vivre; qu'on lui trouve donc d'autres industries locales non polluantes : on n'a pas le droit de combiner les maux de l'âge atomique et la sauvagerie de l'âge de la pierre. Nous avons au moins réussi à ce que ni l'Italie, ni l'Allemagne, ni la Hollande n'achètent désormais de fourrures de phoques, et j'espère que la même chose se fera en France, si ce n'est déjà fait. Je trouve atroce d'avoir à penser chaque année, vers la fin de l'hiver, au moment où les mères phoques mettent bas sur la banquise, que ce grand travail naturel s'accomplit au profit d'immédiats massacres, tout comme je ne nourris pas les tourterelles dans mon bois sans penser que soixante millions d'entre elles tomberont cet automne sous les coups des chasseurs. Il faut « limiter la prolifération des espèces », comme disent les gens qui ne songent jamais à limiter la leur. Jusqu'à un certain point, nous sommes tous d'accord, mais je songe aux millions de pigeons migrateurs (passenger pigeons) qui couvraient de leur vol le ciel des Etats-Unis : c'est une espèce aujourd'hui éteinte, dont il ne subsiste qu'un misérable spécimen empaillé, dans un musée de la Nouvelle-Angleterre, le reste s'étant changé en fricassées et en plumes de chapeaux.

    Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d'échapper, nous ferions sans doute plus attention à l'immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun — dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but, qui serait de les améliorer, de les rééduquer, de faire d'eux des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l'automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d'un bois pour s'épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une « pint » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les. animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » de l'avenir . En tout cas, ce n'est plus un homo sapiens.

 

Comment participez-vous à ces campagnes?

—Par des dons d'argent, les plus larges possible, par des lettres ou des télégrammes envoyés aux groupes responsables, par la parole quand l'occasion s'en présente, c'est-à-dire quand les gens veulent entendre, et enfin, par ce que je fais ici en ce moment, par le livre. Mais ces causes harassantes ne doivent pas nous faire oublier que plus essentielle peut-être est la tâche de protection, l'acquisition, pour le bien public, d'espaces encore propres et vierges, en Alaska par exemple, ou le long de ce qu'on appelle ici « la barrière des îles » sur la côte américaine. Il faut également lutter contre la destruction des forêts, ce complexe et merveilleux ensemble d'êtres vivants, qu'on remplace par la sylviculture industrielle dont nous avons déjà parlé. On fait pousser des rangées de sapins qu'on abattra dans cinq ans pour produire de la pâte à papier (sur laquelle, hélas, on imprimera ceci), et on détruit à l'aide d'herbicides les autres essences végétales qui assuraient pourtant la stabilité de la forêt et la sauvegardaient des contagions d'un arbre à l'autre. J'appartiens à l'une des sociétés qui achètent des terres pour créer des réserves d'air et d'eau impolluées et de vie tant végétale qu'animale. Nous possédons ici plusieurs îles de la côte.

 

N'est-ce pas un combat d'arrière-garde?

—D'avant-garde plutôt, car il s'agit de préparer pour demain un monde plus propre et plus pur.

 

N'est-il pas trop tard?

—Il ne sera jamais trop tard pour tenter de bien faire, tant qu'il y aura sur terre un arbre, une bête ou un homme.

LA SYMPATHIE PAR L'INTELLIGENCE

(...)

MATTHIEU GALEY - (...) Mais quand vous aurez achevé cet ouvrage*, n'aurez-vous pas l'impression d'avoir clos une oeuvre?

MARGUERITE YOURCENAR - Je ne clos jamais rien, même pas ma porte. J'ai d'autres livres et d'autres titres en tête, que je n'aurai probablement pas le temps d'écrire, mais il faut bien qu'il y ait dans notre oeuvre quelque chose d'inachevé, tout comme cette ligne interrompue que les potiers mexicains laissent dans leurs dessins, pour empêcher que l'esprit en devienne prisonnier. De ces titres, je ne citerai qu'un seul, un ouvrage qui s'appellerait Paysage avec des animaux, et qui traiterait de l'animal dans la vie et dans l'histoire. On n'y rencontrerait les humains que dans leurs rapports avec l'animal, ceux qui se sont servis d'eux, parfois même dans leurs crimes contre l'homme (je pense par exemple aux chrétiens livrés aux bêtes, mais aussi à cette miniature, pour moi terrifiante, de Fouquet, où l'on voit Philippe-Auguste, sur un cheval caparaçonné de velours bleu, regardant de près brûler des hérétiques; la fumée a dû gêner le cheval innocent). On y rencontrerait également ceux qui ont aimé les animaux et ceux qui n'ont pas su les aimer.

 

Pourquoi cet intérêt pour les animaux?

—Je crois l'avoir déjà indiqué. En termes plus abstraits, si vous le voulez, ce qui me paraît importer, c'est de posséder le sens d'une vie enfermée dans une forme différente. C'est déjà un gain immense de s'apercevoir que la vie n'est pas incluse seulement dans la forme en laquelle nous sommes accoutumés à vivre, qu'on peut avoir des ailes au lieu de bras, des yeux optiquement mieux organisés que les nôtres, au lieu de poumons des branchies. Ensuite, il y a le mystère des migrations et des communications animales, le génie de certaines espèces (le cerveau du dauphin égal au nôtre, mais appréhendant sûrement du monde une image différente de celle que nous nous en faisons), la manière dont l'animal s'est adapté au cours de millions de siècles dans des environnements perpétuellement changés, et s'adapte encore, ou se désadapte pour mourir, dans le monde tel que nous l'avons fait.

    Et puis, il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l'animal qui ne possède rien, sauf la vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l'animal, enfermé certes dans les limites de son espèce, mais vivant sans plus sa réalité d'être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d'exister. C'est pourquoi la souffrance des animaux me touche à tel point. Comme la souffrance des enfants : j'y vois l'horreur toute particulière d'engager dans nos erreurs, dans nos folies, des êtres qui en sont totalement innocents . Quand il nous arrive des coups durs, nous pouvons toujours nous dire que nous avons notre intelligence pour nous tirer d'affaire, et c'est vrai, jusqu'à un certain point; nous pouvons toujours nous dire, et c'est aussi tristement vrai, que nous sommes en fait impliqués, que nous avons tous, jusqu'à un certain point, fait le mal, ou l'avons laissé faire, ce qui est encore pire. Tandis que répondre par la brutalité à la totale innocence de l'enfant ou de l'animal, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, c'est un crime odieux.

 

C'est supposer une psychologie animale très anthropomorphique.

—Laissons ce mot qui me paraît dater d'avant les progrès de la biologie animale, d'une part, avec ses passionnantes recherches sur l'intelligence des bêtes et leurs communications entre elles, et de l'autre d'avant les travaux de l'anthropologie qui nous ont montré que bien plutôt « qu'anthropomorphiser l'animal », l'homme a choisi le plus souvent de se sacraliser en s'animalisant. Le primitif « n'élève pas » la panthère au rang d'homme; il se fait panthère. L'enfant qui joue au chien s'imagine chien. Le miracle – et l'enfant et le primitif le sentent – est que précisément la même vie, les mêmes viscères, les mêmes processus digestifs ou reproducteurs, avec certaines différences dans le détail physiologique, certes, fonctionnent à travers cette quasi infinie variété des formes, et parfois avec des pouvoirs que nous n'avons pas. Il en va de même des émotions surgies de ces viscères. La fauvette pleure ses petits comme Andromaque; la chatte joue avec la souris comme Célimène avec ses amants. Il y a même, d'une espèce à une autre, d'un individu de cette espèce à un autre, les mêmes variations que chez nous entre un homme intelligent et un imbécile, avec cette différence toutefois que la bêtise de l'animal n'est jamais due à l'absorption de slogans.

    Je sais bien que la France est, dit-on, cartésienne (elle s'en vante assez), et pour Descartes les animaux étaient des machines. Il n'y aurait rien à dire contre cette métaphore, s'il l'avait étendue aussi aux hommes, et je crois bien qu'au plus secret de lui il l'a fait.

    Certes, je ne nie pas cette grandeur spécifique de l'homme à laquelle Pic de La Mirandole consacre une admirable page que j'ai mise en exergue au début de L’Œuvre  au noir : l'homme maître, ordinateur et sculpteur de soi-même, libre de choisir entre le mal et le bien, entre la folie et la sagesse, don et liberté que l'animal n'a pas. Mais précisément cette quasi-liberté de choix (car qui la dira complète ?) nous rend responsables. Quand nous frappons un enfant ou quand nous l'affamons, quand nous l'élevons de telle sorte que sa pensée soit faussée ou qu'il perde son goût de la vie, nous commettons un crime envers l'univers qui s'exprime à travers lui. La même chose est vraie quand nous tuons inutilement un animal, ou quand, sans bonne raison, nous coupons un arbre. Chaque fois, nous trahissons notre mission d'homme, qui serait d'organiser un univers un peu meilleur.

 

Il faudrait que l'homme fût bon. Et qu'est-ce que la bonté?

—Sous sa forme simplement négative, c'est la phrase illustre : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fasse. » Mais il s'agit de plus que cela, sans quoi la bonté s'arrêterait à la justice : il s'agit de souhaiter à autrui autant de bien qu'on s'en souhaite à soi-même. Dès qu'il y a sympathie (ce mot si beau qui veut dire « sentir avec... ») commencent à la fois l'amour et la bonté.

 

Mais ce n'est pas seulement la sympathie qui est en jeu : c'est l'intelligence.

—Eh oui, à quoi servirait une sympathie inintelligente? Mais sympathie et intelligence sont ou devraient être solidaires. « Qui n'expérimente pas ou ne consent pas à être un sujet d'expérimentation ne pense pas », disait à peu près la sagesse alchimiste. De même, qui ne ressent pas profondément ne pense pas. On dirait presque qu'il y a eu chez l'homme spécialisation : comme certains insectes ont transformé leur organisme en machine-outil, nous, nous tendons à transformer une grande partie de nos capacités sensorielles ou affectives en cet ordinateur que le cerveau est pour nous. Si nous y perdons la sympathie quasi viscérale, nous n'y gagnons pas.

 

L'amitié relève un peu du même ordre que la sympathie. Est-ce qu'elle compte beaucoup pour vous?

—Infiniment. J'ai beaucoup d'amis et j'en acquiers sans cesse.

 

Quel âge ont vos amis?

—Tous les âges, car l'âge n'est pas une question qui me préoccupe. Mes amis les plus chers ont entre vingt-cinq et quatre-vingt-douze ans.

 

—Mais comment vous faites-vous des amis?

—Je pense à ce mot charmant, dans un livre de Montherlant. On s'étonne qu'une jeune fille n'ait pas donné de nom à son chat : « Comment faites-vous pour l'appeler ? — Je ne l'appelle pas; il vient quand il veut. » Ainsi les amis viennent souvent par le plus grand des hasards.

 

Même dans un endroit aussi écarté?

—Ne retombons pas sur les légendes de la solitude. On vit parfois des années, continuellement, avec des amis; c'est une chance rare. D'autres, selon leurs occupations ou les nôtres, et le lieu où ils se trouvent et où nous nous trouvons, vont et viennent, présents parfois pour des semaines, ou des mois, ou seulement des jours. Mais toute amitié véritable est un acquis durable. Même après vingt-cinq ans d'absence, on s'embrasse inchangés.

    Je crois d'ailleurs que l'amitié, comme l'amour dont elle participe, demande presque autant d'art qu'une figure de danse réussie. Il y faut beaucoup d'élan et beaucoup de retenue, beaucoup d'échanges de paroles et beaucoup de silences. Et surtout beaucoup de respect.

 

Qu'entendez-vous par respect ?

—Le sentiment de la liberté d'autrui, de la dignité d'autrui, l'acceptation sans illusions, mais aussi sans la moindre hostilité ou le moindre dédain d'un être tel qu'il est. Il y faut aussi (ce qui n'est peut-être pas absolument nécessaire à l'amour, et encore, qu'en sais-je ?) une certaine réciprocité. On peut d'ailleurs, quand on le veut, avoir pour amis des animaux, des plantes ou des pierres, et alors la réciprocité devient différente : les animaux, eux, nous aiment avec un affectueux égoïsme qui n'est pas si différent de celui de beaucoup de nos amis humains; ils nous aiment (et c'est bien naturel) pour ce que nous leur donnons. Les plantes aussi pratiquent la réciprocité; elles nous remercient de nos soins par la façon qu'elles ont de croître ou de fleurir. Et qui s'est adossé à un rocher pour se protéger du vent, qui s'est assis sur un rocher chauffé par le soleil, en y posant les mains pour essayer de capter ces obscures vibrations que nos sens ne perçoivent pas, a bien de la peine à ne pas croire obscurément à l'amitié des pierres.

 

 


 

 

* Quoi, l'Eternité?