Voltaire

 

 

 

Voltaire,

Il faut prendre parti [1772],

Œuvres complètes de Voltaire,

Tome 25, 1819, p. 164-166.

XV.
Du mal, et en premier lieu de la destruction des bêtes.

Nous n’avons jamais pu avoir l’idée du bien et du mal que par rapport à nous. Les souffrances d’un animal nous semblent des maux parce que, étant animaux comme eux, nous jugeons que nous serions fort à plaindre si on nous en faisait autant. Nous aurions la même pitié d’un arbre si on nous disait qu’il éprouve des tourments quand on le coupe, et d’une pierre, si nous apprenions qu’elle souffre quand on la taille ; mais nous plaindrions l’arbre et la pierre beaucoup moins que l’animal, parce qu’ils nous ressemblent moins. Nous cessons même bientôt d’être touchés de l’affreuse mort des bêtes destinées pour notre table. Les enfants qui pleurent la mort du premier poulet qu’ils voient égorger, en rient au second.

Enfin il n’est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal ; au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur, et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu’y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres ?

Non seulement nous passons notre vie à tuer et à dévorer ce que nous avons tué, mais tous les animaux s’égorgent les uns les autres ; ils y sont portés par un attrait invincible. Depuis les plus petits insectes jusqu’au rhinocéros et à l’éléphant, la terre n’est qu’un vaste champ de guerres, d’embûches, de carnage, de destruction ; il n’est point d’animal qui n’ait sa proie, et qui, pour la saisir, n’emploie l’équivalent de la ruse et de la rage avec laquelle l’exécrable araignée attire et dévore la mouche innocente. Un troupeau de moutons dévore en une heure plus d’insectes, en broutant l’herbe, qu’il n’y a d’hommes sur la terre.

Et ce qui est encore de plus cruel, c’est que, dans cette horrible scène de meurtres toujours renouvelés, on voit évidemment un dessein formé de perpétuer toutes les espèces par les cadavres sanglants de leurs ennemis mutuels. Ces victimes n’expirent qu’après que la nature a soigneusement pourvu à en fournir de nouvelles. Tout renaît pour le meurtre.

Cependant je ne vois aucun moraliste parmi nous, aucun de nos loquaces prédicateurs, aucun même de nos tartufes, qui ait fait la moindre réflexion sur cette habitude affreuse, devenue chez nous nature. Il faut remonter jusqu’au pieux Porphyre, et aux compatissants pythagoriens, pour trouver quelqu’un qui nous fasse honte de notre sanglante gloutonnerie ; ou bien il faut voyager chez les brames : car, pour nos moines que le caprice de leurs fondateurs a fait renoncer à la chair, ils sont meurtriers de soles et de turbots, s’ils ne le sont pas de perdrix et de cailles[1] ; et ni parmi les moines, ni dans le concile de Trente, ni dans nos assemblées du clergé, ni dans nos académies, on ne s’est encore avisé de donner le nom de mal à cette boucherie universelle. On n’y a pas plus songé dans les conciles que dans les cabarets.

 

 


 

 

[1] Les moines de la Trappe ne dévorent aucun être vivant ; mais ce n'est ni par un sentiment de compassion, ni pour avoir une ame plus douce, plus éloignée de la violence, ni pour s'accoutumer à la tempérance si nécessaire à l'homme qui aspire à se rendre indépendant des événement, ni pour se conserver plus sain un entendement dont ils ont juré de ne jamais faire usage. Tels étaient les motifs des philosophes disciples de Pythagore. Nos pauvres trappistes ne font mauvaise chère que pour se faire une niche ; ce qu'ils croient très-propre à divertir l’être des êtres. (Note de l'édition de Kehl)