Tom Regan

 

 

Tom Regan,

in Cavalieri & Singer (dir.), Le Projet Grands Singes,

Nantes, One Voice, 2003, p.226-238, traduction Marc Rozenbaum.

 

Paru initialement sous le titre "Ill-gotten gains" in Cavalieri & Singer (éds.), The Great Ape Project, New York, St Martin's Griffin, 1993, p.194-205. Versions antérieures dans VanDeVeer & Regan, Health Care Ethics, Philadelphie, Temple University Press, 1987, et dans Regan, The Thee Generation : Reflections on the coming Revolution, Philadelphie, Temple University Press, 1987, p. 31-59.

 

 

Bien mal acquis

Vers la fin de l'année 1981, une journaliste travaillant pour un grand quotidien de la métropole (nous l'appellerons Karen pour protéger son anonymat) parvint à accéder à des fichiers gouvernementaux classés. En vertu des dispositions légales relatives à la liberté de la presse, Karen enquêtait sur le financement, par le gouvernement fédéral, des recherches portant sur les effets à court et à long terme de l'exposition à la radioactivité. C'est avec un étonnement compréhensible qu'elle découvrit, insérés dans ces fichiers, les comptes-rendus d'une série d'expérimentations comprenant l'induction et le traitement de la thrombose coronarienne (l'infarctus du myocarde). Menées sur une période de quinze ans par un spécialiste en cardiologie renommé (nous l'appellerons le Dr Ventricule) et financées par des subventions fédérales, ces expérimentations seraient sans doute restées ignorées de quiconque, en dehors de la sphère de pouvoir et d'influence du Dr Ventricule, si Karen n'était pas tombée dessus par hasard.

L'étonnement de Karen céda bientôt la place à l'indignation et à l'incrédulité. En examinant plus attentivement les documents, elle lut comment Ventricule et ses collaborateurs avaient pris comme cobayes des individus sains, sans antécédents cardiaques, et avaient délibérément provoqué chez eux des dysfonctionnements du coeur. Pour provoquer « l'attaque cardiaque », on avait eu recours à un véritable assortiment de techniques expérimentales, depuis des doses massives de stimulants (l'adrénaline en premier lieu) jusqu'à des lésions de l'artère coronaire au moyen d'un courant électrique, pour l'affaiblir et obtenir la thrombose voulue. Les membres de l'équipe du Dr Ventricule s'étaient mis alors à tester l'efficacité de divers médicaments destinés à aider le coeur à résister à une deuxième « attaque » . On variait les dosages, et on recourait aux groupes témoins habituels. L'administration de certains médicaments aux « patients » se révélait dans certains cas plus efficace que l'absence de médication, dans d'autres cas plus efficace que l'administration de doses plus faibles des mêmes produits. Les recherches s'interrompirent brutalement en automne 1981, non pas parce que l'on avait jugé le projet peu prometteur, ni parce que quelqu'un avait sonné le tocsin et émis des protestations à propos de l'éthique en cause. Comme tant d'autres projets dans le monde à la même époque, le projet du Dr Ventricule fut victime de la conjoncture économique. Il n'y avait tout simplement plus assez de fonds disponibles, au niveau fédéral, pour renouveler les subventions.

II aurait fallu faire fi de tous les instincts du reporter pour laisser l'histoire s'arrêter là. Karen persévéra, et, sous une fausse identité, obtint une interview du Dr Ventricule. Lorsqu'elle lui révéla qu'elle avait mis la main sur le fichier, qu'elle connaissait en détail les recherches menées pendant quinze ans en pure perte et qu'elle était outrée de ce qu'elle avait appris de ses travaux, le Dr Ventricule en fut abasourdi. Ce n'était pas le fait que Karen ait déterré le fichier. Ni même le fait que les documents soient rangés là où ils étaient rangés (une « erreur administrative », lui assura-t-il). Non, ce qui surprit le Dr Ventricule, c'était que quelqu'un pût penser que ce qu'il avait accompli pouvait soulever un grave problème d'éthique. Extrait des notes prises par Karen à propos de leur conversation

 

DR VENTRICULE: Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir. Vous savez certainement que les maladies cardio-vasculaires sont actuellement la première cause de mortalité. Comment peut-il y avoir un problème d'éthique dans le fait de mettre au point des médicaments qui sont littéralement destinés à sauver des vies ?


KAREN : On peut très bien trouver que l'objectif, sauver des vies, est juste et noble, et cependant remettre en question les moyens utilisés pour y parvenir. Vos « patients », après tout, n'avaient aucun antécédent cardiaque. Ils étaient en bonne santé, avant de se retrouver entre vos mains.

 

DR VENTRICULE : Mais le progrès de la médecine devient tout simplement impossible, si nous devons attendre que les gens soient malades pour voir ce qui peut marcher. Il y a trop de variables en jeu, trop de variables que nous ne maîtrisons pas, si nous nous contentons d'effectuer nos recherches médicales dans un contexte clinique. L'histoire de la médecine montre bien qu'une telle approche est vaine.

 

KAREN : Et je lis aussi qu'à l'issue de l'expérimentation, à supposer que le « patient » ne soit pas mort au cours de la procédure... il est écrit que ceux qui ont survécu ont été « sacrifiés ». Vous voulez dire tués ?

 

DR VENTRICULE : Oui, c'est cela. Mais toujours sans souffrance, toujours sans souffrance. Et le corps allait directement au labo, où on faisait des tests complémentaires. On n'a rien gaspillé.

 

KAREN : Et ça ne vous a pas dérangé – je veux dire, vous ne vous êtes jamais demandé si ce que vous étiez en train de faire n'était pas immoral? Je veux dire...

 

DR VENTRICULE (l'interrompant) : Ma chère Mademoiselle, vous cherchez à me faire passer pour je ne sais quel monstre. Je travaille pour le bien de l'humanité, et j'ai déjà obtenu quelques résultats, j'espère que vous en conviendrez. Ceux qui crient à l'injustice devant ce que j'ai fait sont sans doute bien intentionnés, mais mal inspirés. Après tout, ce sont des animaux que j'utilise dans mes recherches – des chimpanzés, pour être précis – pas des êtres humains.

Le sens

Cette histoire de Karen et du Dr Ventricule n'est qu'une histoire, un petit morceau de fiction. Le Dr Ventricule n'existe pas, Karen non plus. Mais l'uti­lisation des animaux dans la recherche scientifique existe, elle est même très répandue, y compris dans le cadre de recherches comme celles de notre Dr Ventricule imaginaire. Par conséquent, notre histoire a un sens, même si ses détails sont inventés – même s'il s'agit, soyons clairs, d'un artifice litté­raire et non d'un fait réel. La plupart des gens seraient moralement choqués d'apprendre qu'un Dr Ventricule pratique véritablement ce genre de recherches en cardiologie sur des êtres humains initialement bien portants. Bien moins nombreux seraient ceux que leur sens moral ferait froncer les sourcils en apprenant que ces recherches sont menées sur des animaux non humains, chimpanzés ou autres. Cette histoire a un sens, du moins je l'espère, parce qu'en nous prenant au dépourvu, elle nous remet en mémoire cette différence, elle la fait vivre dans notre esprit, et, ce faisant, elle nous révèle quelque chose sur nous-mêmes, sur notre propre système de valeurs. Si nous pensons que ce qu'a fait le Dr Ventricule serait immoral s'il avait eu recours à des êtres humains, mais que cela ne pose pas de problème lorsqu'il s'agit de chimpanzés, alors nous devons considérer que des règles morales diffé­rentes s'appliquent à la manière dont on peut traiter les êtres humains et les chimpanzés. Cependant, reconnaître cette différence, si nous sommes capables de la reconnaître, n'est que le début, et non la fin, de notre réflexion morale. Nous ne pouvons relever le défi d'adopter un point de vue moral cohérent que si nous nous montrons capables de citer une différence moralement significative entre les humains et les chimpanzés différence qui explique d'une façon claire, cohérente et rationnelle pourquoi, dans des recherches comme celles menées par le Dr Ventricule, il serait inadmissible d'utiliser des humains, mais admissible d'utiliser des chimpanzés.

Une différence évidente, c'est que les chimpanzés et les humains appar­tiennent à deux espèces différentes. C'est une différence, certes, mais est-elle moralement significative ? Supposons, pour les besoins de notre raisonne­ment, qu'une différence d'espèce d'appartenance soit moralement signifi­cative. Dans ce cas, si A et B appartiennent à deux espèces différentes, alors il est tout à fait possible qu'il soit inadmissible de tuer ou de maltraiter A, mais pas inadmissible de tuer ni de maltraiter B.

Mettons cette idée à l'épreuve, en imaginant que le personnage E.T. de Steven Spielberg et quelques-uns de ses amis débarquent sur la Terre. Quels que soient les sentiments qu'ils nous inspireront, nous n'irons pas prétendre qu'ils sont membres de notre espèce, l'espèce Homo sapiens. Maintenant, si une différence d'espèce est moralement significative, nous devrions logi­quement considérer qu'il ne serait pas immoral de tuer ni de blesser E.T. et les autres membres de son espèce biologique, à la chasse, par exemple, même si ce serait immoral de faire la même chose à des membres de notre propre espèce. Mais il ne saurait y avoir deux poids et deux mesures. Si le fait qu'ils appartiennent à une autre espèce nous donne toute licence pour les tuer ou pour leur faire du mal, alors le fait que nous appartenions à une autre espèce que celle à laquelle ils appartiennent doit leur permettre également de nous tuer ou de nous faire du mal, sans que cela soit immoral. « Désolé, mon vieux », nous diront les compatriotes d'E.T. au moment de nous tirer dessus ou de nous flanquer un infarctus du myocarde, « mais tu n'appartiens pas à la bonne espèce ». Quant à nous, nous ne pourrons pas nous plaindre, ni émet­tre la moindre objection d'ordre moral, si l'appartenance à une espèce plutôt qu'à une autre constitue effectivement une différence non seulement d'un point de vue biologique, mais aussi d'un point de vue moral. C'est pourquoi, avant d'acquiescer à cette idée, nous ferions bien de nous demander si, en nous retrouvant un jour face à face avec les puissants représentants d'une espèce extraterrestre, il nous paraîtrait raisonnable d'essayer de les émouvoir par la force de l'argumentation morale et de la persuasion. Auquel cas, il nous faut refuser l'idée que les différences d'espèce, ainsi d'ailleurs que d'autres différences biologiques (par exemple les différences de race ou de sexe) puissent avoir une incidence, d'un point de vue moral, vis-à-vis de ce genre de situation. Mais il nous faudra dussi garder à l'esprit qu'il ne saurait y avoir deux poids et deux mesures. Si les chimpanzés et les humains sont deux espèces différentes, cette différence en elle-même n'est pas moralement significative. Autrement dit, le Dr Ventricule ne pourrait pas revendiquer le droit d'utiliser, dans ses recherches, des chimpanzés plutôt que des humains au motif que ces animaux appartiennent à une espèce différente de la nôtre.

L'âme

Manifestement, beaucoup de gens croient qu'il existe une différence radi­cale, d'ordre théologique, entre les humains et les autres animaux. Dieu, disent-ils, nous a donné une âme immortelle. Notre existence terrestre n'est qu'une partie de notre vie. Après la mort commence la vie éternelle - pour certains le paradis, pour d'autres l'enfer. Les autres animaux, malheureuse­ment, n'ont pas d'âme, selon cette conception du monde, ils n'ont donc pas non plus une vie après la mort. C'est là, pourra-t-on alors affirmer, que réside la différence moralement significative entre eux et nous, et c'est pour cette raison, pourra-t-on en déduire, qu'il serait immoral de réaliser les expé­rimentations du Dr Ventricule sur des humains, mais qu'il est admissible de les réaliser sur des chimpanzés.

Nous nous contenterons ici d'opposer trois remarques à une telle conception des choses. Premièrement, la théologie à laquelle il vient d'être fait allusion (très grossièrement) n'est pas la seule à s'offrir à notre adhésion éclairée, et il en est d'autres (plus particulièrement les religions asiatiques et celles de bien des tribus amérindiennes) qui attribuent aux animaux une âme, ainsi qu'une vie après la mort. Par conséquent, avant de pouvoir raisonnablement invoquer cette prétendue différence théologique entre les humains et les autres animaux en tant que différence moralement déterminante, encore faudrait-il défendre son point de vue spirituel face aux autres points de vue spirituels en présence. Approfondir cette question nous conduirait bien au-delà du cadre du présent chapitre. 1l nous suffira, pour ce qui nous concerne, d'avoir conscience qu'il y aurait là matière à exploration.

Deuxièmement, même en admettant que les humains ont une âme et que les autres animaux n'en ont pas, il n'y a pas de lien logique évident entre ces « faits » et le jugement selon lequel on ne pourrait pas faire aux humains ce que l'on pourrait faire aux chimpanzés. Le fait d'avoir (ou de ne pas avoir) une âme représente évidemment une différence quant aux chances de survie de son âme. Si les chimpanzés n'ont pas d'âme, leurs chances sont nulles. Mais en quoi cela permet-il de les utiliser pour les recherches du Dr Ventricule dans cette vie? Et en quoi le fait que nous ayons une âme, en supposant que ce soit le cas, interdit-il de nous utiliser dans cette vie ? Ceux qui se fondent sur une prétendue « différence théologique » entre les humains et les autres animaux pour juger comment il convient de traiter les uns et les autres éludent bien plus de questions qu'ils ne s'en posent.

Troisièmement, et pour finir, faire d'une conception théologique particulière le critère pour définir ce qui doit être permis, et même soutenu par les fonds publics, dans la société pluraliste occidentale du vingtième et du vingt et unième siècle, est une chose moralement très discutable, dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle porte atteinte à la règle positivement morale, pour ne pas dire légale, de la séparation de l'Église et de l'État. Même s'il était prouvé, et cela ne l'est pas, que les humains ont une âme et pas les autres animaux, il n'y aurait pas lieu de faire de cela une arme politique. En résumé, nous ne risquons pas de trouver la différence moralement déterminante dont nous nous mettons en quête, si nous la cherchons dans le labyrinthe des diverses conceptions théologiques du monde.

Le droit de consentir

Les êtres humains peuvent donner ou refuser leur consentement éclairé; les animaux ne peuvent le faire. Voilà la différence moralement déterminante. » Une telle argumentation repose certainement sur une erreur, et peut-être sur une deuxième erreur également. A propos de la deuxième, tout d'abord, les recherches actuelles mettent chaque jour un peu plus en évidence les aptitudes intellectuelles des grands singes. L'attention du public s'est surtout portée jusqu'à présent sur les comptes-rendus des travaux concernant les facultés linguistiques de ces animaux, auxquels on apprend maintenant des langages tels que l'Ameslan (ou ASL), le langage de signes américain des sourds-muets. Certains chimpanzés, Washoe, Lana et Nim Chimpski, ont acquis une notoriété internationale. Le degré de compréhension que ces animaux atteignent ou sont susceptibles d'atteindre est une question controversée. Les primates ont-ils la faculté de comprendre et d'utiliser un langage ? Si oui, seraient-ils aussi capables de donner ou de refuser leur consentement éclairé ? A l'heure actuelle, on ne peut apporter aucune réponse définitivé à ces questions. Je pense qu'il y a de fortes chances pour que ces animaux possèdent vraiment les capacités nécessaires. Mais il est possible aussi que ce ne soit pas le cas. Il est difficile d'afficher une position doctrinaire dans ce domaine.

Néanmoins, le problème de l'éventuelle aptitude des chimpanzés à donner leur consentement éclairé mis à part, il devrait nous sauter aux yeux que là n'est pas la différence moralement déterminante que nous cherchons. Supposons que le Dr Ventricule ait utilisé non seulement des chimpanzés, mais aussi certains humains, à savoir uniquement des handicapés mentaux - ceux qui, même s'ils ont des préférences visibles, sont trop jeunes, trop âgés, trop déficients ou trop perturbés pour donner ou refuser leur consentement éclairé. Si l'aptitude à donner ou à refuser son consentement éclairé constituait la différence moralement significative que nous cherchons, nous aurions tendance à considérer que le Dr Ventricule peut bien pratiquer ses expérimentations cardiologiques sur ces humains-là, bien qu'il soit inacceptable de les pratiquer sur des humains aptes - à savoir ceux qui peuvent donner ou refuser leur consentement éclairé.

Cependant, si la volonté d'un individu de consentir à subir un traitement particulier peut constituer, et constitue souvent, un moyen de décharger de sa responsabilité morale celui qui va le lui faire subir, l'inaptitude à donner ou à refuser son consentement éclairé constitue un cas de figure tout à fait différent d'un point de vue moral. Lorsque les collègues de Walter Reed donnèrent leur consentement éclairé pour participer aux expérimentations sur la fièvre jaune, ceux qui les exposèrent à l'action potentiellement mortelle du parasite véhiculé par les moustiques se trouvèrent déchargés de toute responsabilité morale, vis-à-vis des risques que les volontaires choisissaient de courir, et ceux-ci, convenons-en, agissaient alors, comme disent les philosophes, de manière surérogatoire, c'est-à-dire au-delà du devoir. Parce qu'ils sont allés plus loin que ce que le strict devoir leur prescrivait de faire, dans l'espoir et l'intention d'agir pour le bien des autres, ces pionniers méritent notre estime et nos applaudissements.

Le cas des humains inaptes est radicalement différent. A partir du moment où ces humains (les jeunes enfants par exemple, ou les handicapés mentaux) ne possèdent pas les aptitudes mentales nécessaires pour avoir, en premier lieu, des devoirs, il est absurde de penser qu'ils seraient capables d'agir de manière surérogatoire. Ils ne peuvent agir « au-delà du devoir » , puisque, pour commencer, ils ne peuvent même pas comprendre cette notion ni en quoi elle pourrait consister. Cependant, s'ils ne peuvent se porter volontaires, au sens où le peuvent les humains mentalement aptes, ils peuvent être forcés à faire quelque chose qui soit contre leur gré ou contraire à leurs préférences connues. Il arrive, sans aucun doute, qu'une intervention coercitive dans le cours de leur existence soit au-dessus de toute critique morale, et même moralement exigible, comme par exemple lorsque l'on force un petit enfant à subir une petite tape sur sa colonne vertébrale pour dépister une méningite. Mais la liste des situations dans lesquelles nous nous trouvons moralement autorisés ou obligés, dans un but précis, de recourir à la force ou à la coercition vis-à-vis des humains inaptes est de toute façon très réduite. Elle comprend en premier lieu des situations dans lesquelles nous agissons avec l'intention et la motivation de préserver les intérêts de cet individu. Et il ne s'agit pas là d'une carte blanche ou d'un chèque en blanc, qui permettrait d'exposer de force des humains inaptes à des risques sérieux pour que d'autres puissent éventuellement en tirer un avantage, en voyant leurs propres risques neutralisés ou diminués d'autant. Soigner une affection cardiaque naturellement survenue chez un humain inapte est un impératif moral, et tout ce que ce traitement permet par la même occasion d'apprendre pour en faire bénéficier d'autres personnes ne saurait être un mal. En revanche, provoquer délibérément une attaque cardiaque chez un humain inapte, pour pouvoir éventuellement en faire bénéficier d'autres personnes, serait moralement inadmissible. Les humains inaptes ne sont pas là en tant que < matériel médical » à notre attention. D'un point de vue moral, les recherches du Dr Ventricule devraient être sanctionnées si elles étaient menées sur des humains inaptes, quel que soit le bénéfice à en attendre pour les autres. Imaginez que le bienfait que nous puissions en retirer soit aussi tangible et aussi considérable que tout ce que vous pourriez souhaiter. Tout cela ne serait qu'un bien mal acquis.

Ce qui est vrai à propos des humains inaptes (ceux qui, rappelons-le, même s'ils ont des préférences connues, ne sont pas capables de donner ni de refuser leur consentement éclairé) est vrai à propos des chimpanzés (et des autres animaux qui leur sont semblables d'un point de vue significatif, en supposant, et nous le supposons , que les chimpanzés ne sont pas capables de donner ni de refuser leur consentement éclairé). Ce n'est que sur ces humains, ainsi que, par conséquent, sur ces animaux, que nous pouvons, et parfois devons, d'un point de vue moral, agir d'une manière coercitive qui les expose à de sérieux risques, contre leurs préférences connues, comme par exemple lorsqu'on les soumet à une chirurgie exploratoire douloureuse. Mais la liste des cas dans lesquels nous sommes fondés à recourir ainsi à la force ou à la coercition est moralement circonscrite. En premier lieu, il doit s'agir de promouvoir leur intérêt particulier, dans la mesure où nous le percevons, et non de promouvoir l'intérêt collectif des autres, êtres humains compris. Les chimpanzés ne sont pas nos goûteurs, nous ne sommes pas leurs souverains. Leur infliger de manière coercitive un traitement qui les expose à des dommages significatifs, dans le but d'espérer en tirer une connaissance utile, un bienfait éventuel pour les autres (y compris pour les autres chimpanzés !), quelque chose qui pourrait accroître notre compréhension d'une maladie ou nos moyens de la traiter ou de la prévenir - agir ainsi pour l'une quelconque de ces raisons est moralement condamnable.

Essayer de nier cette conclusion dans le cas de ces animaux tout en l'admettant dans le cas des humains inaptes est aussi rationnel que d'essayer de siffler sans se servir de sa bouche. C'est impossible. De même qu'il aurait été immoral, de la part du Dr Ventricule, d'utiliser des humains inaptes dans ses recherches en cardiologie, i1 est au moins aussi certain qu'il aurait été immoral de sa part d'utiliser à la place des chimpanzés, bien qu'il soit légal d'utiliser ceux-ci et illégal d'utiliser les humains. Ici, c'est incontestablement la loi qui devrait être changée, pour assurer la même protection aux chimpanzés que celle qu'elle assure actuellement aux humains.

La valeur de l'individu

D'un point de vue philosophique, il existe un moyen de garantir que le bien retiré d'une situation donnée ne sera pas un bien mal acquis. Il faut que nous considérions les individus comme dotés chacun d'une valeur distinctive, en quelque sorte : une valeur inhérente, pour lui donner un nom; d'autres l'appellent la dignité de l'individu. Il ne s'agit pas de la valeur positive que nous assignons au fait d'être content ni au fait de posséder telles ou telles aptitudes. Une personne mécontente n'a pas moins de valeur inhérente (ni moins de dignité) qu'une personne contente. Par ailleurs, la valeur inhérente de l'individu n'a rien à voir avec l'utilité que les autres lui reconnaissent, ni avec l'estime en laquelle ils le tiennent. Un prince et un pauvre, une prostituée et une nonne, les êtres aimés et les êtres délaissés, le génie et l'enfant mentalement retardé, l'artiste et le philistin, le plus généreux des philanthropes et le revendeur d'autos le moins scrupuleux - tous ont une valeur inhérente, selon le point de vue philosophique proposé ici, et tous l'ont pareillement.

Cette conception de la valeur des individus n'est pas une abstraction vide de sens. A la question « quelle différence cela fait-il de voir les individus dotés d'une égale valeur inhérente ? », notre réponse doit être : « Cela fait, du point de vue moral, toute la différence du monde ! » D'un point de vue moral, il nous faut toujours traiter les êtres dotés d'une valeur inhérente d'une manière qui traduise le respect dû à cette sorte de valeur distinctive; et si nous ne pouvons pas, par la même occasion, décliner ni défendre la liste complète des obligations liées à ce devoir fondamental, nous pouvons remarquer que nous manquons au devoir de faire preuve du respect que nous devons à ceux qui ont cette valeur, à chaque fois que nous les traitons comme s'ils n'en étaient que le réceptacle, ou comme si leur valeur dépendait de leur utilité potentielle vis-à-vis des intérêts des autres, ou comme si elle pouvait s'y réduire. C'est pourquoi le Dr Ventricule manquerait à tous ses devoirs, ou, en d'autres termes, commettrait l'inacceptable, si, par exemple, il menait ses recherches sur des êtres humains aptes, sans leur consentement éclairé, au motif que ces recherches pourraient permettre la mise au point de médicaments ou de traitements chirurgicaux dont d'autres profiteraient. Ce serait traiter ces êtres humains comme s'ils n'étaient que du matériel médical, et même si le Dr Ventricule trouvait l'opportunité d'agir de la sorte et de se tirer d'affaire, et même si d'autres personnes bénéficiaient effectivement du résultat de ces recherches, cela ne changerait rien à la nature gravement immorale de l'acte qu'il aurait accompli. Assigner aux êtres humains aptes une valeur inhérente, c'est donc assurer un fondement théorique à notre procès moral contre l'utilisation d'êtres humains aptes, contre leur volonté, dans les expérimentations du Dr Ventricule.

Qui a une valeur inhérente ?

Si, de manière non arbitraire, seuls les humains aptes avaient une valeur inhérente, alors il nous faudrait aller chercher ailleurs, pour pouvoir résoudre les problèmes d'éthique posés par l'utilisation d'autres individus (par exemple les chimpanzés) dans la recherche médicale. Mais si l'on veut limiter l'assignation d'une valeur inhérente aux seuls êtres humains aptes, cela ne peut se faire que moyennant telle ou telle manoeuvre douteuse et arbitraire. Une fois admis que la morale ne tolère pas deux poids et deux mesures, nous ne pouvons pas, si ce n'est de façon arbitraire, refuser d'assigner une valeur inhérente, à un degré égal, aux humains inaptes et à d'autres animaux tels que les chimpanzés. En un mot, tous ont cette valeur, et tous l'ont de manière égale. Tout bien considéré, il s'agit ici d'un aspect fondamental de la conception globale la plus conséquente de la morale. D'un point de vue moral, aucun individu doté de cette valeur inhérente ne peut être utilisé dans des expérimentations comme celles du Dr Ventricule (des expérimentations qui exposent les sujets à des risques considérables au nom d'un bénéfice pour les autres, que ce bénéfice se réalise effectivement ou non). Utiliser certains de ces individus dans de telles expérimentations reviendrait à les traiter comme si leur valeur pouvait se réduire à leur utilité potentielle par rapport aux intérêts des autres.

Dommages et nuisances

Le recours à des produits anesthésiques, ou à d'autres palliatifs destinés à neutraliser ou à réduire la souffrance, ne saurait changer quoi que ce soit à l'aspect immoral des recherches du Dr Ventricule menées, par exemple, sur des chimpanzés. Toutes choses égales par ailleurs, faire souffrir un animal, c'est nuire à cet animal, c'est-à-dire dégrader ses conditions de vie. Cependant, ces deux notions, la nuisance d'une part, la souffrance d'autre part, diffèrent de manière significative. On peut dégrader les conditions de vie d'un individu sans le faire souffrir, comme par exemple lorsqu'une jeune femme se trouve réduite à l'état de « légume > par l'administration indolore d'un médicament anémiant pendant son sommeil. Il serait malhonnête de prétendre qu'aucune nuisance ne lui a été infligée, même si elle ne souffre pas. Plus généralement, les nuisances, comprises comme des dégradations du bien-être d'un individu, peuvent prendre la forme soit de mauvais traitements (de grandes souffrances physiques en sont l'exemple le plus typique) soit de privations (la perte prolongée de la libre mobilité physique en est un exemple typique). En d'autres termes, toutes les nuisances ne sont pas douloureuses, de même que toutes les douleurs ne sont pas des nuisances.

En regard du cadre général de ces idées, une mort prématurée apparaît comme la nuisance ultime, aussi bien pour les humains que pour des animaux comme les chimpanzés, du fait qu'elle représente leur privation ou leur perte ultime - la perte de la vie elle-même. Que les moyens utilisés pour tuer les chimpanzés soient aussi « humains > que vous voudrez (quel mot cruel!), cela n'effacera pas la nuisance que représente pour ces animaux une mort intempestive. En vérité, le recours à des produits anesthésiques ou à d'autres mesures « humaines » permet d'atténuer le mal fait à ces animaux, lorsqu'ils sont « sacrifiés » à l'issue des expérimentations comme celles du Dr Ventricule. Mais un mal atténué n'est pas un bien. Le fait de pratiquer des recherches qui- aboutissent à « sacrifier» des chimpanzés, ou qui se pratiquent au péril de la vie de chimpanzés ou d'animaux similaires, dans l'espoir de pouvoir éventuellement en tirer un savoir qui profiterait à d'autres, est moralement condamnable, quels que soient les aspects « humains » que ces recherches puissent présenter par ailleurs.

Le critère de la valeur inhérente

Avant de conclure, il nous reste à examiner ce que recouvre la notion de possession d'une valeur inhérente. Certains seront tentés de penser que c'est la vie elle-même qui a une valeur inhérente. Une telle conception conduirait certes à attribuer une valeur inhérente aux chimpanzés, par exemple, et aurait probablement la faveur de nombre de gens opposés à l'utilisation de ces animaux comme de simples moyens d'aboutir à nos fins. Cependant, selon cette conception, on attribuerait également une valeur inhérente à n'importe quoi, à tout ce qui est vivant, y compris par exemple le chiendent, les morpions, les bactéries et les cellules cancéreuses. Pour le dire le plus aimablement possible, il est très difficile d'apprécier dans quelle mesure nous aurions le devoir de traiter ces êtres ou ces choses-là avec respect, ou dans quelle mesure l'idée de le faire aurait un sens.

Une idée autrement plus plausible consiste à attribuer une valeur inhérente aux êtres sujets d'une vie, c'est-à-dire à ceux pour qui la vie est une expérience qu'ils peuvent ressentir comme favorable ou défavorable au cours du temps, ceux qui ont un bien-être individuel, logiquement indépendant de leur utilité par rapport aux intérêts ou au bien-être des autres. Dans ce sens, les humains aptes sont sujets d'une vie. Mais c'est également le cas des humains inaptes dont nous avons parlé. C'est aussi, en vérité, le cas de bien d'autres animaux : les chats et les chiens, les porcs et les moutons, les dauphins et les loups, les chevaux et les bovins - et de manière plus évidente les chimpanzés et les autres grands singes non humains. Savoir où tracer la ligne entre les animaux qui sont sujets d'une vie et ceux qui ne le sont pas est nécessairement discutable. Nous avons d'ailleurs de bonnes raisons de croire que tous les mammifères ont réellement une identité psychophysique stable, qu'ils ont une vie empirique et un bien-être individuel. Le bon sens nous fait voir les animaux de cette manière, et le langage ordinaire se prête tout à fait à parler d'eux comme d'individus possédant un bien-être individuel empirique. Par ailleurs, le comportement de ces animaux a de quoi nous les faire considérer comme sujets d'une vie, et il découle de la théorie de l'évolution que les membres de nombreuses espèces, au même titre que les membres de l'espèce Homo sapiens, sont des êtres qui ressentent par eux-mêmes les expériences de leur existence. Nous avons donc de vraiment bonnes raisons de croire, même sans preuve définitive, que ces animaux répondent au critère de la vie consciente.

Ainsi, si l'on attribue une valeur inhérente, et de manière égale, à ceux qui répondent à ce critère, ce ne sont pas seulement les êtres humains, mais aussi les chimpanzés et un certain nombre d'autres animaux qui ont cette valeur, et qui ne l'ont en rien moins ni plus que nous. Par ailleurs, si, comme. nous l'avons affirmé, le fait d'avoir cette valeur inhérente interdit, d'un point de vue moral, que l'on soit traité comme une simple ressource pour les autres, alors toutes les recherches médicales semblables à celles du Dr Ventricule, faites sur de tels animaux au nom d'un éventuel bénéfice pour les autres, apparaissent comme moralement condamnables. Et ce n'est pas seulement lorsque le bénéfice pour les autres n'est pas matérialisé que ces recherches sont condamnables, il en est de même lorsque le bénéfice pour les autres est véritable, à supposer que de telles situations existent vraiment. Là comme ailleurs, la fin ne justifie pas les moyens.

Cette reconnaissance de l'égalité morale entre les humains, les chimpanzés et les autres animaux qui sont les sujets d'une vie n'est pas une chose pour laquelle l'appel à une réforme légale devrait rester lettre morte. Dans l'acceptation de la dignité, ou, selon nos propos, de la valeur inhérente de l'individu, c'est la notion même de justice légale, telle qu'elle s'applique aux êtres humains, qui est ici en jeu. En d'autres termes, les êtres humains, s'ils doivent être traités de manière juste par les lois et par les tribunaux, doivent être traités non pas en fonction de leur mérite, par exemple, ni selon leurs exploits, leurs talents ou leur richesse, mais simplement selon la dignité ou la valeur qu'ils possèdent en tant qu'individus. Les chimpanzés (et les autres grands singes non humains) pouvant tout autant revendiquer cette dignité, c'est notre système de justice légale qui doit changer, afin que ces animaux soient traités avec le respect qu'ils méritent.

Conclusion

La conclusion à laquelle nous arrivons est sans doute en contradiction avec la position que beaucoup de gens prendraient vis-à-vis de cette question. Si nous avions de bonnes raisons de penser que la vérité se trouve toujours du côté de l'opinion majoritaire, alors nous pourrions approuver les recherches dans le genre de celles du Dr Ventricule, menées sur des animaux tels que les chimpanzés au nom d'un bienfait pour les autres. Mais nous n'avons aucune raison sérieuse de penser que la vérité puisse devoir se mesurer à l'aune de l'opinion majoritaire, et ce que nous connaissons de l'histoire des préjugés et de l'intolérance nous incite nettement, hélas, à penser le contraire. Seule la force d'une argumentation éclairée, honnête et rigoureuse peut nous permettre de déterminer où se situe la vérité, ou du moins où elle a le plus de chances de se situer, lorsqu'un problème moral se prête ainsi à la controverse.

Ceux qui condamnent l'utilisation d'animaux tels que les chimpanzés dans les recherches semblables à celles du Dr Ventricule, et qui font leurs, dans les grandes lignes, les positions défendues ici, condamnent ces expérimentations non pas parce qu'ils pensent que de telles recherches sont un gaspillage de temps et d'argent, ni parce qu'ils pensent que cela n'apporte jamais aucun bienfait à d'autres individus, ni parce que ceux qui mènent ces recherches leur paraissent être, selon le mot du Dr Ventricule, des « monstres ». Ceux d'entre nous qui condamnent de telles recherches le font parce que ces recherches ne sont possibles qu'au prix d'une grave faute morale, celle qui consiste à manquer du respect qui est dû à la valeur des animaux utilisés.