Peter Singer, "Et si... les animaux avaient des droits",
Philosophie magazine, avril 2009, n° 28, p. 45,
Traduit Sven Ortoli.
Pour n'importe quel « sentient »(1), le droit le plus fondamental est celui d'égale considération de ses intérêts, quelle que soit l'espèce à laquelle il appartient. Cependant, dès qu'on a dit cela, les choses se compliquent. Certains considèrent que tous les animaux disposent d'un droit égal à la vie. D'autres donnent la priorité à certains êtres, par exemple aux chimpanzés, au motif qu'ils sont capables de comprendre qu'ils ont une vie, d'avoir des espoirs et des désirs tournés vers le futur. Néanmoins, tous les sympathisants des associations de défense des animaux sont aujourd'hui d'accord pour dire que notre façon de traiter les sentients non-humains – comme cobayes de la recherche ou produits de l'industrie agro-alimentaire – est radicalement mauvaise.
Si la société en venait, petit à petit, à reconnaître des droits aux animaux, cela conduirait à des changements drastiques. Certaines personnes continueraient à consommer de la viande d'élevage, des oeufs et des produits laitiers, à condition que les animaux aient eu de bonnes conditions de vie, en extérieur, dans des groupes sociaux de taille compatible avec leur espèce particulière. Mais cela ne serait probablement. qu'une étape : face à la diminution de la demande de produits animaux, l'industrie de la viande serait contrainte d'élever moins de volailles, de cochons et de bétail. À terme, il ne resterait plus que des petits troupeaux, qui seraient préservés pour montrer à nos petits-enfants ce à quoi ressemblaient ces animaux autrefois si abondants. Les industries fermières produisant du lait, des oeufs et de la viande disparaîtraient à leur tour. Et pour ceux qui voudraient continuer à consommer de la viande, il faudrait compter sur les scientifiques, qui tentent de faire croître de la viande artificielle en cuve. Lorsqu'ils y parviendront, il ne s'agira pas d'un succédané, mais d'une viande authentique, issue de cellules animales et probablement impossible à distinguer, au goût, de la viande que nous consommons à l'heure actuelle. Sauf qu'il n'y aura plus aucune objection éthique à cette consommation, puisque nul animal n'aura eu à souffrir ni à être abattu lors de ce processus.
Lait et fromage ne sont pas plus simples à produire que la viande : les vaches ne donnent pas de lait si elles ne sont pas enceintes chaque année. Or, si les veaux sont laissés à leurs mères, il ne reste plus de lait pour les humains. Mais la séparation de la vache et de son veau est une détresse pour les deux. Les poules sont beaucoup moins concernées par les oeufs qu'on leur enlève, et celles qui sont vraiment élevées en plein air ont une vie agréable. Mais on doit se débarrasser des coqs, et aucun producteur d'oeufs ne permet à ses poules de vivre au-delà de l'âge où leur fertilité décline. C'est pourquoi les avocats des droits des animaux ont tendance à être végétariens et à s'abstenir même des oeufs.
En ce qui concerne non pas l'alimentation, mais la recherche scientifique, des alternatives existent. En Europe, la culture de cellules et de tissus a déjà remplacé certaines méthodes de tests sur des animaux vivants. Mais cette pratique devra se développer énormément, à partir du moment où les recherches nuisibles aux animaux auront été mises hors la loi pour des raisons éthiques. Il y aura toujours des animaux de laboratoire, mais, dans un monde non spéciste(2), les recherches qui les utilisent ne pourront être menées qu'avec des garde-fous éthiques et des protocoles analogues à ceux que nous appliquons aux sujets humains qui ne peuvent donner leur consentement.
Enfin l'enjeu majeur, si nous voulons respecter les autres espèces, sera celui du territoire. Avant d'occuper un espace, les êtres humains devront s'assurer qu'il n'est pas habité par d'autres sentients ou faire ce qui est nécessaire pour leur permettre de continuer d'y vivre –y compris en limitant la croissance de la population humaine. Même les espaces sauvages posent problème. Les humains ont-ils éthiquement l'obligation d'empêcher les animaux de se ruer entre eux? Envisager d'interférer avec le fonctionnement de l'écosystème paraîtrait présomptueux, au moins pour l'instant. Il est encore un peu tôt pour penser appliquer les règles de droit aux relations entre sentients non-humains. Dans l'état actuel des choses, mieux vaut nous concentrer d'abord sur la diminution de nos nuisances envers les animaux domestiques.
(1). Plutôt que de traduire le terme anglo-saxon "sentient", nous préférons en faire un néologisme, suivant en cela Les Cahiers antispécistes. Ces derniers font remarquer que nous n'avons pas d'équivalent français pour désigner les êtres capables de perceptions, d'émotions et qui sont susceptibles de révéler leur propre volonté. "Etre sensible" ne correspond pas suffisamment, bien que le terme soit juridiquement valide: en France, un animal domestiqué est reconnu comme "un être sensible, qui doit ètre placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce".
(2). C'est-à-dire où il n'y a pas de discrimination entre les espèces.