Peter Singer

 

 

 

Peter Singer, "Tous les êtres sensibles ont les mêmes droits",

Entretien avec Normand Baillargeon,

Philosophie magazine, octobre 2009, p. 60-64.

 

Tous les êtres sensibles ont les mêmes droits

Philosophie Magazine : Vous tentez, dans vos ouvrages, de répondre à la question: comment devrais-je vivre? N’est-ce pas rare parmi les philosophes, notamment anglophones, contemporains?

 

Peter Singer : Cette question a en effet pu être négligée par la philosophie analytique des années 30 à 60 du dernier siècle : cependant, à envisager les choses dans la longue durée, elle n’était pas étrangère à la tradition philosophique anglophone. Il s’agit par exemple de la question fondamentale qui est posée dans le chef-d’œuvre de Henry Sidgwick, The Methods of Ethics. Sur ce plan, Sidgwick a eu comme successeurs Moore, Ross et d’autres encore. En ce sens, on pourrait dire que j’ai surtout renoué avec une plus ancienne tradition britannique en éthique. Bien entendu, le bouillonnement politique de la fin des années 60 a facilité cette démarche. La jeune génération d’alors, à laquelle j’appartiens, demandait que ses études aident à aborder les problèmes auxquels nous étions confrontés — parmi eux : la Guerre du Vietnam, le racisme, l’usage de drogues psychodysleptiques et, de manière plus générale, la remise en question des valeurs communément admises.

 

Philosophie Magazine : L’utilitarisme que vous défendez est, avec l’éthique de la vertu et l’éthique déontologique, une des trois grandes traditions éthiques de la philosophie occidentale classique. En quoi consiste cette position et en quoi s’oppose-t-elle aux deux autres?

 

Peter Singer : C’est par l’examen de leurs conséquences que les utilitaristes jugent que des actes sont bons ou mauvais. Ils soutiennent également que, toutes choses étant par ailleurs égales, nous devrions toujours faire ce qui aura les conséquences les meilleures pour toutes celles et tous ceux qui seront touchés par nos actions. Un utilitariste soutient que ce que nous affirmons quand nous parlons de devoirs ou de vertus devrait être replacé dans une perspective utilitariste : quelque chose est une vertu du fait que sa pratique tend à avoir de meilleures conséquences et quelque chose n’est un devoir que si on peut attendre de sa pratique qu’elle aura de meilleures conséquences.

 

Philosophie Magazine : Quelle place un utilitariste fait-il à des catégories comme l’autonomie et la raison, centrales dans les grandes traditions éthiques?

 

Peter Singer : La raison demeure centrale pour l’utilitarisme, puisque nous devons raisonner afin de déterminer laquelle, parmi les actions possibles, aura les conséquences les meilleures. De plus, si on est un philosophe, on pourra tenter d’user de sa raison pour chercher à donner un fondement rationnel à l’utilitarisme lui-même — quoique ce ne sont pas tous les utilitaristes qui considèrent qu’il soit possible d’accomplir une telle chose.

Cependant, les utilitaristes n’accordent pas de valeur intrinsèque à l’autonomie — et cela même si, à l’instar de John Stuart Mill, ils vont souvent avoir recours à un argumentaire utilitariste pour justifier que l’on protège l’autonomie.

 

Philosophie Magazine : L’extraordinaire impact d’Animal Liberation vous a-t-il surpris?

 

Peter Singer : À vrai dire, je n’ai pas été surpris par l’impact qu’a eu ce livre. Au moment où je l’écrivais, j’étais persuadé de déployer un puissant argumentaire— et même, j’oserais le dire, un argumentaire irréfutable — démontrant qu’il y a, dans nos attitudes envers les animaux, quelque chose de sérieusement erroné et d’inacceptable. Et puisque je pense que beaucoup de gens — même si ce n’est pas vrai de tout le monde — peuvent être sensibles à un raisonnement éthique, je prévoyais que mon livre inciterait de nombreuses personnes à modifier leurs attitudes envers les animaux et, par suite, à cesser de manger des animaux ou à prendre part, de quelque manière que ce soit, à leur exploitation.

Trente cinq ans plus tard, je me réjouis que ce livre n’ait jamais cessé d’être réimprimé et qu’il continue à influencer des gens : en fait, à chaque fois que je donne une conférence sur ce sujet — j’en ai donné une hier encore — des gens de tous âges viennent me voir pour faire autographier leur copie d’Animal Liberation et me dire combien ce livre a transformé leur vie.

Pour ce qui est de la société au sens large, je me suis réjoui du résultat d’un référendum tenu en Californie, en novembre 2008 et par lequel 63% des Californiens ont approuvé une loi qui abolit les usuelles cages d’élevage en batterie pour les poules ainsi que les stalles pour cochons et veaux. C’est ainsi que quelques-unes des idées que je défendais dans Animal Liberation deviennent peu à peu partagées par le grand public.

 

Philosophie Magazine : Quelles seraient selon vous les trois grandes idées du livre?

 

Peter Singer : Pour commencer, la défense du principe de considération égale des intérêts comme étant le véritable fondement de l’égalité — aussi bien au sein de notre espèce que pour tous les êtres sensibles.

En deuxième lieu, le rejet de cette exploitation abusive des espèces animales appelée antispécisme, entendu comme le fait de ne pas prendre en compte les intérêts d’êtres qui n’appartiennent pas à notre espèce. Enfin, le fait d’avoir mis en évidence que qu’impliquent ce principe de considération égale des intérêts et le rejet du antispécisme pour notre manière de traiter les animaux, tout particulièrement en ce qui concerne la recherche et l’élevage industriel.

 

Philosophie Magazine : Est-il des cas où il vous semble légitime d’avoir recours à des animaux à des fins de la recherche? Si oui, quels principes devraient guider ces pratiques?

 

Peter Singer : Le principe doit être celui de la considération égale des intérêts en vertu duquel nous accordons le même poids aux intérêts de l’animal que nous en accorderions à des intérêts similaires d’êtres humains. Pour montrer que notre jugement sur ces intérêts n’est pas antispéciste, il est utile de se demander si nous serions, ou non, disposés à faire, par exemple, l’expérimentation que nous nous apprêtons à faire sur un animal sur un être humain qui se situe à un même niveau intellectuel que les animaux que nous utilisons et cela dans l’éventualité où ces êtres humains seraient disponibles et que leurs parents consentiraient à ce qu’on les utilise de la sorte.

 

Philosophie Magazine : Vous êtes un des fondateurs du Great Ape Project lancée en 1993 et qui préconise qu’on reconnaisse aux grands singes de droits moraux et légaux qui n’étaient jusqu’ici conférés qu’aux seuls animaux humains. Sur quoi cette demande est-elle fondée?

 

Peter Singer : Le Great Ape Project cherche à jeter un pont entre les humains et les autres animaux en reconnaissant, ce qui est un premier pas, les droits fondamentaux des chimpanzés, des bonobos (chimpanzés nains), des gorilles et des orangs-outans. Les droits en question sont le droit à la vie, le droit à la liberté, et la protection contre la torture. Les grands singes ont démontré qu’ils possèdent une conscience d’eux-mêmes, qu’ils sont des êtres capables d’intentionnalité, possédant de riches vies émotionnelles et qui maintiennent d’étroites relations avec d’autres membres de leur espèce. Rien donc, ne nous autorise à les traiter comme s’ils n’étaient que de objets ou de simples biens ne possédant aucun droit fondamental.

 

Philosophie Magazine : Où en est aujourd’hui ce projet?

 

Peter Singer : Nous avons fait des progrès. Les expérimentations dommageables sur les grands singes ont pratiquement cessé en Europe et leur nombre décroît aux Etats-Unis puisqu’il y est désormais exigé que les chimpanzés qui ont été utilisés pour une expérimentation ne puissent être simplement mis à mort, mais doivent plutôt être envoyés dans des sanctuaires, où ils peuvent finir leurs jours.

L’an dernier, le parlement espagnol a convenu d’accorder des droits aux grands singes et donné son appui au Great Ape Project. Cela représente une avancée majeure et nous attendons que le Gouvernement espagnol légifère pour rendre effective cette résolution, qui demandait en outre au Gouvernement espagnol de promouvoir la même idée auprès de l’Union Européenne.

 

Philosophie Magazine : Supposons une région frappée de sécheresse où l'eau potable n’est disponible qu’en petite quantité. Faut-il en ce cas donner priorité aux êtres humains et leur distribuer l'eau potable, ou faut-il plutôt la distribuer à part égale entre les êtres humains et leur bétail et animaux domestiques ?

 

Peter Singer : Si des vies sont en jeu, il n’est pas spécéiste de donner la préférence à ceux qui ont le plus à perdre : et si des êtres sont de ceux qui ont cette capacité de se projeter dans le futur, de vivre leur vie en ayant pour but de réaliser certaines choses dans l’avenir, alors ces êtres ont plus à perdre que ceux qui vivent uniquement dans le présent, sans prise de conscience de l’avenir ou de pensées pour le futur. Pour ces raisons, il est justifié de sauver des êtres humains normaux plutôt que des animaux non-humains.

 

Philosophie Magazine : Dans un ouvrage consacré à Darwin et à la gauche, vous demandez à cette dernière de prendre au sérieux le darwinisme — et plus généralement la biologie. En quel sens et pourquoi ?

 

Peter Singer : Ce que je propose dans ce livre ferait en sorte que la gauche ait un point de vue plus réaliste sur la nature humaine, ce qui lui permettrait d’envisager de meilleures stratégies pour faire advenir une société de coopération et de compassion plus conforme aux valeurs qu’elle préconise. La gauche a souvent eu tendance à mettre de l’avant des solutions utopiques aux problèmes sociaux, des solutions qui ne tiennent aucun compte de la manière dont se comportent habituellement la plupart des êtres humains. Cela n’est d’aucun secours.

 

Philosophie Magazine : Comment vous situez-vous dans le débat sur les cellules souches?

 

Peter Singer : Décider si on peut ou non détruire des embryons afin d’obtenir des cellules souches ne me paraît pas être une question difficile à trancher. Après tout, dans les cliniques des pays développés on trouve des milliers — et possiblement des centaines de milliers — d’embryons qui ne deviendront jamais des êtres humains. Ils ne possèdent aucun système nerveux, ne peuvent être conscient et ne ressentent rien. Comment pourrait-il être mal, dès lors que leurs parents donnent leur consentement, de détruire ces embryons et de les utiliser pour un travail scientifique qui pourrait s’avérer grandement bénéfique pour d’autres êtres humains qui sont conscients et qui veulent continuer à vivre?

En général, je ne pense pas qu’un être qui n’a jamais été conscient ait un droit intrinsèque à devenir conscient. De même que dans ce monde surpeuplé il n’y a pas d’obligation de procréer, il n’y a pas, non plus, d’obligation de permettre à toute entité qui possède le potentiel de devenir un être humain mature d’actualiser ce potentiel. La reconnaissance d’un tel droit aurait d’ailleurs des conséquences absurdes puisqu’il nous est désormais possible, au moins en principe, de cloner des être humains à partir de bon nombre de nos cellules.

 

Philosophie Magazine : Vous suggérez d’abandonner l’idée que la vie humaine, et elle seule, est sacrée. Comment arrivez-vous à cette position? Et pourquoi pensez-vous que cette idée et d’autres semblables ont suscité tant de controverses?

 

Peter Singer : C’est qu’elles remettent en question les idées chrétiennes traditionnelles concernant l’égale valeur de toute vie humaine. Dans les faits cependant, plus personne ne vit conformément à ces idées. C’est ainsi, par exemple, que l’Église catholique elle-même ne dit pas que vous devez faire absolument tout ce qui est possible pour prolonger la vie d’un nouveau-né anencéphale — celui qui est né avec seulement un tronc cérébral et pas de cortex. Pour ma part, je ne fais rien d’autre que de pousser un cran plus loin en disant que s’il est admissible de ne pas traiter un bébé sévèrement handicapé pour prolonger sa vie, alors il doit aussi être permis de s’assurer que l’on mette humainement et rapidement un terme à sa vie.

 

Philosophie Magazine : Comment expliquez-vous que si les défenseurs des animaux sont au centre de nombreux débats dans le monde anglo-saxon/protestant, ils sont à peu près inaudibles sur le continent européen, en particulier en France, où ils ne sont guère pris au sérieux ?

 

Peter Singer : À mon avis, il s’agit ici d’une spécificité de la France, bien plus que d’une différence entre le monde anglo-saxon et protestant d’une part et l’Europe continentale de l’autre. Il existe en effet de puissants mouvements en faveur des animaux dans de nombreux pays européens — aux Pays-Bas, en Suède, en Allemagne, mais aussi dans des pays de culture traditionnellement catholique, comme l’Autriche, l’Espagne et l’Italie. Les gens, en France, sont peut-être tellement sensibles à la gloire de la cuisine française qu’ils refusent de prendre au sérieux un mouvement qui soulève des questions éthiques à propos de la consommation de viande.

 

Philosophie Magazine : Comme son titre l’indique, The Ethics of What We Eat attire l’attention sur la dimension éthique de ce que nous mangeons. Quels gestes, idéalement, devrait-il inciter ses lecteurs à poser?

 

Peter Singer : Par-dessus tout, j’espère qu’ils vont rejeter l’élevage industriel des animaux — aussi bien pour les souffrances qu’elle leur inflige, que pour ses conséquences environnementales. Mais, plus généralement, j’aimerais que nos lectrices et lecteurs pensent à ce qu’ils mangent comme à une enjeu éthique. Si cela se produit, plusieurs seront amenés à changer leurs habitudes alimentaires.

 

Philosophie Magazine : Depuis de nombreuses années, vous êtes un des plus célèbres végétariens au monde. L’êtes-vous toujours?

 

Peter Singer : Oui, bien entendu.

 

Philosophie Magazine : Dans votre plus récent ouvrage, Sauver une vie, vous avancez que c’est pour chacun de nous un devoir de poser des gestes concrets pour lutter contre ces intolérables formes d’inégalités et de pauvreté qui affligent notre monde. En quel sens?

 

Peter Singer : Ce livre réclame avec insistance, que nous changions la manière dont notre culture envisage le fait de donner aux pauvres. Les personnes qui vivent dans le confort des sociétés riches ont le devoir d’aider celles qui, ailleurs dans le monde, vivent dans des situations d’extrême pauvreté. Plusieurs gestes simples et peu couteux peuvent être posés pour réduire cette extrême pauvreté et sauver les vies de ces personnes qui en meurent, des décès qui pourraient être évités : ne pas le faire est donc mal agir.

 

Philosophie Magazine : Quel serait, selon vous, l’apport spécifique de la philosophie aux discussions sur toutes ces difficiles questions que vous n’avez cessé de soulever — aussi bien dans le monde académique que dans l’arène publique?

 

Peter Singer : Sa grande contribution est d’élever le niveau des débats dans l’arène publique. Dans les meilleurs des cas, en effet, la philosophie fixe un idéal de rigueur élevé dans l’argumentation. La philosophie devrait clarifier — et non obscurcir — les grandes questions à l’ordre du jour et elle devrait le faire en une langue que chacun peut comprendre. Et comme les philosophes sont enclins à poser d’embarrassantes questions et à mettre au défi nos idées préconçues, elle peut conduire à de nouvelles et meilleures perspectives et pratiques en éthique.

Bibliographie

La libération animale (1975; tard. fr. B. Grasset, 1993) a exercé une influence décisive sur les mouvements de défense des animaux et est de ce fait, sans conteste, un des plus influents ouvrages de philosophie des cinquante dernières année. On lira avec profit, sur le même sujet, la brochure de Singer, L'égalité animale expliquée aux humain-es, ainsi que Le projet grands singes: l'égalité au-delà de l'humanité (One Voice, 2003) co-édité avec Paola Cavalieri.

Questions d'éthique pratique (Bayard , 1997) offre un survol des positions de Singer sur divers sujets allant de l’euthanasie à l’avortement et permet de se familiariser avec la perspective utilitariste qu’il défend.

Une gauche darwinienne: politique, évolution et coopération (Cassini, 2002) cherche à cerner ce que serait un politique de gauche qui prendrait au sérieux le darwinisme et propose que la réponse est à chercher dans diverses formes de coopération et d’altruisme identifiées par la biologie.

Sauver une vie (Michel Lafon, 2009) est un appel à la fois passionnel et argumenté pour inciter chacun de nous poser des gestes qui permettraient, sinon d’éliminer, du moins de réduire substantiellement l’extrême pauvreté à l’échelle planétaire. L’ouvrage poursuit une réflexion amorcée dans : One World : the Ethics of Globalization (Yale University Press, 2004).

Certaines des vives controverses suscitées par les idées de Singer sont explorées dans : Peter Singer Under Fire, édité par Shaler, J. (Open Court Publishers, 2008).