Peter Singer

 

 

 

Peter Singer, "Entretien avec Peter Singer",

Critique, n°747-748, "Libérer les animaux?", aout-sept. 2009, p. 652-663.

Propos recueillis et traduits par Françoise Balibar et Thierry Hoquet.

 

Entretien avec Peter Singer

Critique : L'expression libération des animaux que vous avez vous-même forgée (c'est le titre donné à votre livre paru en 1975 : Animal Liberation[1]) n'est pas sans évoquer certaines autres libérations (celle des Noirs, des gays, des femmes...). Les Noirs, les gays ou les femmes étaient à cette époque organisés en mouvements réclamant plus de liberté et un partage plus équitable du pouvoir - ce qui ne peut être le cas des animaux. Le contexte politique de ces mouvements de libération a-t-il joué un rôle dans le choix de cette expression ?

Peter Singer : Très certainement. J'ai écrit Animal Liberation à un moment où le contexte politique était dominé par ces autres mouvements de libération et c'est à dessein que j'ai façonné l'idée de libération des animaux sur le modèle de ces mouvements. Je voulais que le parallèle soit clair, qu'il soit évident pour les militants du mouvement de libération des femmes, ou du mouvement de libération des Noirs, qu'ils devaient aussi militer en faveur de la libération des animaux. Le schéma est à chaque fois le même : un groupe hégémonique - les Blancs, les hommes de sexe masculin, les humains -a intérêt à utiliser un groupe moins puissant - les Noirs, les femmes, les animaux - à ses propres fins. Le groupe hégémonique construit alors un système idéologique qui vise à faire apparaître cette situation comme « naturelle », ou bien « incontournable », ou encore « conforme à la volonté de Dieu » c'est-à-dire juste. Le groupe hégémonique, en tout cas la majorité de ses membres, prend cette idéologie pour argent comptant et ne voit même plus ce qu'il en est réellement, ni pourquoi ce n'est pas juste. Émerge alors un mouvement de libération qui met en cause cette idéologie et réclame que les relations entre le groupe hégémonique et le groupe opprimé soient profondément modifiées. Le mot « libération » ne doit pas être entendu au sens littéral ; on ne va pas ouvrir tout d'un coup les grilles des zoos, des élevages industriels ou des laboratoires et lâcher les animaux dans la nature, en « liberté ». Le mot « libération » dans « libération des animaux » doit être pris en un sens métaphorique. Mais d'un autre côté, nous pouvons accomplir un acte de libération dans nos têtes, nous libérer au sens propre des préjugés grâce auxquels nous nous sentons autorisés à traiter les animaux comme nous le faisons. Et bien sûr, nous pouvons libérer les animaux des conditions coercitives dans lesquelles ils sont maintenus, en particulier dans les élevages industriels.

 

Critique : Comment en êtes-vous venu à militer en faveur des droits des animaux ? Étiez-vous déjà adepte de la philosophie de Bentham lorsque s'est posée à vous la question du droit des animaux ? Ou bien avez-vous suivi le chemin inverse : du droit des animaux à l'utilitarisme ?

Peter Singer : Je suis devenu disciple de Bentham très tôt, à mon entrée à l'université - bien avant, donc, de me faire le défenseur des animaux (je préfère me définir ainsi plutôt que comme un « militant des droits des animaux », dans la mesure où, en tant que philosophe, je ne défends pas les droits, pas plus ceux des hommes que ceux des animaux).

J'ai pris conscience des graves problèmes éthiques soulevés par la manière dont nous traitons les animaux à Oxford où je terminais mes études et où, par le plus grand des hasards, j'ai fait la connaissance d'un étudiant canadien, Richard Keshen, lequel était déjà végétarien pour des raisons morales (j'ai fait le récit de cette rencontre dans la préface d'Animal Liberation).

 

Critique : Toute votre réflexion sur les animaux s'appuie sur la philosophie de Bentham. Bentham n'appartient pas à la tradition philosophique française. Raison probable pour laquelle votre livre, Animal Liberation, n'a curieusement pas rencontré en France le succès qu'on était en droit d'attendre (comme vous en faites la remarque dans la préface que vous avez rédigée pour le livre de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, récemment publié[2]). Cette référence à Bentham vous amène à introduire la question de la souffrance animale dans le débat. Et donc, à accomplir un déplacement conceptuel, de Descartes à Bentham. Quelles sont les conséquences impliquées par un tel déplacement conceptuel s'agissant d'éthique, plus spécifiquement des devoirs que nous avons envers les animaux ?

Peter Singer : Je ne parlerais pas de déplacement conceptuel à propos de ce qui oppose Bentham à Descartes. Il s'agit plus d'un désaccord factuel. Descartes pensait que les animaux non humains ne sont pas des êtres conscients, qu'ils ne peuvent pas souffrir. Apparemment, il considérait que les animaux étaient des machines, des sortes d'horloges, capables de faire du bruit mais pas de ressentir quoi que ce soit. Si tel était le cas, nous n'aurions aucune obligation morale à l'endroit des animaux puisque ceux-ci n'auraient pas d'intérêts à acquérir ou préserver. Je pense que seuls des êtres doués de sensibilité peuvent avoir des intérêts. Descartes reconnaît, dans sa correspondance, que son refus d'accorder une conscience aux animaux est en partie motivé par la volonté de résoudre l'un des problèmes les plus épineux de la théodicée chrétienne : pourquoi les animaux devraient-ils souffrir, eux qui, ne descendant pas d'Adam et Eve, ne sont pas affectés par le péché originel ?

Bentham, de son côté, adopte le point de vue du common sense, selon lequel les animaux sont susceptibles de sousfrir. Aujourd'hui, le point de vue du common sense est amplement conforté par un énorme corpus de résultats scientifiques. Sur ce point, Bentham avait raison et Descartes tort ; cela ne se discute même plus ; que l'on soit français ou anglais ne change rien à l'affaire.

Ce qui ne veut pas dire que Bentham avait raison en ce qui concerne l'éthique ou comment traiter les animaux. Cela veut simplement dire que Descartes avait tort : si les animaux souffrent, cette souffrance doit être prise en compte dans l'élaboration d'une approche éthique de nos relations avec eux ; cette approche ne peut en aucune façon être fondée sur une base erronée.

En ce qui me concerne, j'attache une très grande importance au fait que les animaux ont la capacité de souffrir, ou au contraire de jouir de la vie ; il m'importe énormément de comprendre ce qui peut provoquer chez eux la souffrance ou l'ennui faire que leur vie soit ou ne soit pas une bonne vie. Ce type de savoir doit être à la base du débat éthique et permettre de décider de l'attitude à adopter lors de notre interaction avec les animaux.

 

Critique : Vous-même désignez votre position comme un « utilitarisme des préférences ». Pouvez-vous préciser en quoi consiste cette version de l'utilitarisme[3] ?

Peter Singer : Ma position est en effet celle de l'utilitarisme des préférences. Je plaide pour la prise en compte des intérêts des animaux. Or, pour moi, les intérêts reposent sur les préférences. Dans ma version de l'utilitarisme, la justesse d'une action dépend de la question de savoir si cette action satisfait – mieux que toutes les autres parmi lesquelles l'agent peut choisir – les préférences de ceux qui sont affectés par l'action en question. J'insiste cependant sur le fait que les préférences doivent être énoncées par chacun de ceux que l'action affecte, en toute connaissance de cause et de façon apaisée, en veillant à ce que les faits ne soient pas interprétés de façon erronée.

 

Critique : Les critiques adressées à l'utilitarisme en général ne manquent pas. Si l'on définit l'utilitarisme comme la recherche du bien maximum pour un maximum d'individus, « chacun comptant pour un et aucun pour plus que un (principe dit d'égale considération), l'utilitarisme repose sur l'idée que l'utilité générale (ou le bien général) peut être quantifiée, condition sine qua non pour qu'un calcul de maximum puisse être réalisé. Mais peut-on quantifier l'utilité, pour ne rien dire du “ bien » ? Vous avez certainement une réponse à cette objection.

Peter Singer : En effet. La réponse est la suivante : l'utilité est une notion quantitative, bien que nous n'ayons aucun moyen de la mesurer – du moins, dans l'état actuel des choses. Nombreuses sont les circonstances dans lesquelles nous savons que l'utilité a été augmentée ou diminuée. Nous ne cessons de faire de telles évaluations quantitatives de l'utilité. Par exemple, lorsque les membres d'une famille veulent décider s'ils vont partir en vacances à la mer ou à la montagne, il arrive que les préférences contradictoires des divers membres de la famille ayant été pesées, la décision soit prise en faveur de celle qui satisfait au mieux ces préférences, de façon globale. Dans bien des circonstances, l'utilitarisme sert de guide à la décision.

 

Critique : Le principe d'« égale considération » peut cependant être critiqué d'un point de vue darwinien - ou plutôt hamiltonien, prenant en compte le concept de kin selection[4]. Quelle est votre réponse à un argument biologique de ce type ?

Peter Singer : La théorie de l'évolution - darwinienne ou hamiltonienne, peu importe - vise à expliquer comment il s'est fait que nous soyons comme nous sommes. C'est donc une théorie descriptive. Le principe d'"égale considération », lui, est un principe éthique. Or les principes éthiques ne découlent pas de la connaissance des faits. David Hume, il y a plus de trois cents ans, a montré ce qu'il y a d'erroné à vouloir fonder un jugement de valeur sur un ensemble d'énoncés purement descriptifs. La théorie de l'évolution et le principe d'« égale considération » opèrent dans des registres différents. Croire que l'un peut être critiqué au nom de l'autre, c'est faire exactement la même erreur que celle dénoncée par Hume. Darwin lui-même, soit dit en passant, n'a jamais commis ce type d'erreurs. Il dit très clairement qu'il n'est pas possible de tirer la moindre conclusion éthique de sa théorie.

 

Critique : Certes, mais il serait quand même très surprenant que la théorie de Darwin ne vienne pas contredire certaines des idées que vous développez dans votre livre Animal Liberation.

Peter Singer : La compréhension darwinienne de l'origine des espèces contredit le récit donné dans la Genèse et en ce sens, elle va à l'encontre de l'opinion selon laquelle nous aurions le droit d'exploiter les animaux puisque Dieu nous a donné le pouvoir de les soumettre à notre domination. La théorie darwinienne va également à l'encontre de l'idée que si nous sommes différents des animaux c'est parce que Dieu nous a créés, nous les hommes, et pas eux les animaux, à son image. La compréhension darwinienne de nos origines fait apparaître une plus grande continuité entre animaux humains et non humains que ne laisse penser toute conception issue de la tradition judéo-chrétienne. Mais ce débat se situe au niveau de la description - description de ce que nous sommes et de ce qu'ils sont. Et, comme je l'ai déjà dit, le darwinisme bien compris ne peut en aucune façon contredire une proposition éthique, quelle qu'elle soit ; en conséquence, le darwinisme ne contredit nullement la position éthique que j'ai proposé d'adopter dans Animal Liberation.

 

Critique : Le débat autour de la « question animale », très vif aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon de façon plus générale, fait apparaître d'assez sérieuses divergences au sein même de la communauté des défenseurs des animaux. Pouvez-vous décrire pour le lecteur français la nature de ces divergences et préciser votre propre position à l'intérieur de ce champ ?

Peter Singer : Il existe de profondes différences philosophiques entre ceux qui fondent leur position sur une certaine idée des droits et ceux qui, comme moi, s'appuient sur des considérations utilitaristes : minimiser la souffrance. Et même parmi ces deniers, ma position, fondée sur la considération des préférences, s'oppose à celle des partisans du bien être animal (animal welfare) qui ne remettent pas en question le droit des hommes à utiliser les animaux, pour autant que sont prises toutes les précautions nécessaires à leur « bien-être ».

Mais ces différences doivent probablement être relativisées face à ce qui constitue le fond consensuel de la pensée du mouvement de libération des animaux, à savoir l'idée que le spécisme – accorder plus de poids aux intérêts de certains individus au motif qu'ils sont de la même espèce que nous – n'est pas soutenable du point de vue éthique.

Par ailleurs, il existe des divergences au sein du mouvement de libération des animaux concernant la tactique à adopter : faut-il viser la généralisation et l'amélioration de certaines réformes relatives à l'élevage industriel déjà en vigueur dans l'Union Européenne et dans certains États (Californie, Colorado, Oregon, Arizona, Floride) des États-Unis ? Ou bien faut-il adopter une position délibérément plus abolitionniste, exiger que tout le monde devienne végétalien, par exemple ?

De même, si du point de vue philosophique, je ne suis pas un partisan du droit des animaux, au niveau politique en revanche, je pense que les animaux devraient se voir reconnus des droits définis par la loi – ce qui leur est actuellement dénié. Le langage politique des droits permet de rendre accessible à un large public les objectifs poursuivis par le mouvement de libération des animaux. De nos jours, les mouvements qui cherchent à améliorer la condition d'un groupe opprimé sont presque toujours présentés comme réclamant des « droits » pour ce groupe ; le langage des droits est un langage que tout le monde comprend.

 

Critique : Quelle est votre position concernant l'éthique environnementale et les philosophies de la value in nature ?

Peter Singer : À cet égard, la question fondamentale me semble être la suivante : quel sens y a-t-il à vouloir étendre l'idée de droits intrinsèques, de devoirs et d'obligations, à des entités dénuées de sensibilité, incapables d'expérience consciente d'aucune sorte ? À mon avis, aucun. Pour moi, l'éthique environnementale ne peut concerner les intérêts à long terme que des êtres sensibles, humains ou non humains, actuellement vivants ou à venir. Il est clair que tout le monde ne pense pas comme moi.

Ainsi par exemple, avec Arne Naess[5], récemment disparu, nous partagions l'idée que les humains ont tort de se considérer comme les seuls êtres « de valeur[6] » ; mais notre consensus s'arrêtait là. Notre différend portait essentiellement sur la question de savoir s'il faut considérer que des entités qui ne peuvent avoir d'expérience consciente, les plantes, les pierres, les écosystèmes, sont en elles-mêmes porteuses de valeur. Naess affirmait tout simplement que oui : mais je n'ai jamais réussi à trouver dans son oeuvre un exposé clair des raisons fondant cette affirmation.

 

Critique : Aujourd'hui, les associations qui luttent contre la cruauté envers les animaux essaient d'obtenir une loi prohibant la zoophilie. Or, dans un article intitulé « Heavy Petting » vous semblez admettre, au nom d'arguments anti-spécistes, que la société puisse autoriser certaines pratiques zoophiles. Comment expliquez-vous ce type de divergences politiques?

Peter Singer : « Heavy Petting » n'est pas un article, mais un bref compte-rendu de livre, dans lequel j'ai simplement posé la question de savoir pourquoi il faudrait proscrire toute forme de rapport sexuel entre les humains et les animaux, y compris lorsque aucune contrainte n'est exercée sur l'animal. (Imaginons, par exemple, le cas d'un chien qui aime lécher les organes sexuels de son compagnon humain, lui procurant ainsi certaines satisfactions sexuelles.) Je soutenais l'idée que si de tels actes sont proscrits, c'est uniquement parce que l'on imagine que les animaux sont séparés des hommes par un vaste gouffre que toute forme de relation sexuelle risque de combler partiellement.

Il est vrai que la plupart des actes sexuels impliquant des hommes et des animaux reposent sur une forme de coercition et de cruauté qu'il convient d'interdire, au même titre que d'autres formes de cruauté exercée sur les animaux. Mais, à ma connaissance, aucun groupe d'activistes pro-droits des animaux ne considère que le bannissement des relations sexuelles avec des animaux constitue une priorité de première urgence. Rien d'étonnant à cela, dès lors que l'on compare le degré de souffrance infligée par ce type de pratiques à l'énorme quantité de souffrance que produit l'élevage industriel.

 

Critique : Votre première conférence en Allemagne a déclenché un mouvement de protestations ; vous étiez soupçonné d'eugénisme. Diriez-vous encore aujourd'hui que, du point de vue éthique, la valeur d'un enfant handicapé mental et celle d'un animal doivent être considérés relativement l'une à l'autre ? Bien des gens ne verraient pas d'inconvénient à soutenir l'argument selon lequel la vie humaine doit être protégée dans tous les cas (la vie à tout prix) - argument manifestement spéciste, puisqu'il accorde un statut privilégié à notre espèce. Que répondez-vous à ceux qui taxent de fascisme toute contestation du privilège dont jouit notre espèce ?

Peter Singer : Je ne vois pas en quoi il est possible d'établir un lien entre fascisme et contestation du spécisme. C'est, au contraire, le spécisme qui est une forme de fascisme visant les animaux - tout comme le racisme est une forme de fascisme visant certains êtres humains.

Je continue à penser que nous devons estimer la valeur d'une vie à l'aune de la qualité des expériences dont est capable l'être qui vit cette vie, indépendamment de toute considération d'espèce. Ce qui implique que nous puissions, dans certains cas, juger que la vie que mène un être de notre propre espèce dont les capacités intellectuelles sont gravement diminuées a intrinsèquement moins de valeur que la vie d'un animal non humain. C'est clair par exemple si l'on compare la vie d'un être humain réduit à un état végétatif durable, sans aucun espoir de jamais en sortir, et celle d'un chien. À noter cependant que je ne parle pas que de valeur intrinsèque ; l'avis des parents et des amis d'un être humain peut également intervenir dans la prise de décision sinale de ce qu'il convient de faire du point de vue éthique.

 

Critique : Pensez-vous que dans ce domaine les actions individuelles (par exemple, décider de ne plus manger de viande) puissent avoir un effet sur l'organisation générale de la société ? Dans un entretien avec Peter Thompson[7], vous déclarez ne porter que des chaussures de toile et éviter dans la mesure du possible la consommation de produits d'origine animale. Le véganisme vous semble-t-il la forme ultime de la défense de la cause animale ?

Peter Singer : Je pense que les actions individuelles pourraient effectivement influer sur le cours des choses, si elles étaient reprises par suffisamment de gens. On peut toujours essayer d'élargir le boycott de la viande mais il est clair que cela ne suffit pas et que d'autres formes d'actions sont nécessaires. Pour ce qui est du véganisme, il est clair aussi qu'il s'agit d'une manière de vivre aussi pure que possible n'exploitant les animaux en aucune façon - ce qui est bien. Mais je pense que le véganisme fait fausse route dans la mesure où il attache trop d'importance à la pureté personnelle. Vivre uniquement entre végans peut même être nuisible, clans la mesure où cela isole des autres qu'il serait souhaitable de chercher à convaincre à la cause et évite d'avoir à réfléchir à ce qui pourrait être changé.

 

Critique : Venons-en au GAP (Great Ape Project) ; vous êtes l'un des auteurs de la déclaration « Equality beyond Humanity » qui accompagne la présentation de ce projet aux Nations Unies, réclamant que “ la communauté des égaux soit étendue à tous les grands singes : êtres humains, chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans ». Élisabeth de Fontenay, dont les travaux ont très fortement contribué à modifier en France le regard des philosophes sur les animaux, critique cette manière de dire les choses[8] ». Parler des primates comme de grands singes non humains consiste, dit-elle, à abaisser les uns pour élever les autres Elle y voit une impudeur et [une] impudence », un comportement fondamentalement inconvenant vis-à-vis [des] humains fragiles, [...] vis-à-vis de cet homme différent qu'est l'homme handicapé. En d'autres termes, elle vous reproche de n'avoir d'autre critère que ceux d'intégrité et de compétence.

Peter Singer : Je ne connais pas Élisabeth de Fontenay ; je ne comprends pas bien ce qu'elle me reproche. J'ai souvent employé auparavant l'expression « animal non humain », déjà clans mon livre Animal Liberation, pour signifier le fait que, du point de vue de la biologie, les humains sont des animaux. C'est un fait établi depuis Darwin, voire depuis Aristote. Utiliser le mot « animaux » en le restreignant aux êtres autres que les êtres humains, c'est se voiler la face sur cet état de fait ; c'est creuser encore plus le fossé qui « nous » sépare des « animaux ». Il en va de même de l'expression « grands singes non humains ». Les humains sont des grands singes ; c'est un fait que l'on ne peut mettre en doute, dès lors qu'on comprend les règles de la taxonomie. Paola Cavalieri et moi-même, lorsque nous nous faisons les avocats du GAP et réclamons des droits fondamentaux pour les grands singes, nous sommes bien obligés d'insister sur ce qui nous fait semblables aux autres grands singes. Je ne vois là aucune « impudeur », « impudence » ou « inconvenance » d'aucune sorte. Refuser d'assumer ce que sont de fait la nature humaine et la place que nous occupons dans le monde de la nature, voilà où se trouve l'impudence.

 

Critique : La Déclaration accompagnant le GAP énonce que ce projet « repose sur la preuve scientifique indéniable que les grand singes non humains partagent avec leurs analogues humains plus qu'une similarité génétique dans la structure de leur ADN ». De quels résultats scientifiques s'agit-il?

Peter Singer : Le projet GAP repose sur la capacité qu'ont les grands singes non humains à établir des relations personnelles durables avec d'autres membres de leur groupe, à souffrir de diverses façons qui requièrent de leur part des capacités intellectuelles supérieures. S'il était établi que les éléphants ou les dauphins jouissent des mêmes capacités, il faudrait leur accorder le même statut moral et les mêmes droits au regard de la loi qu'aux grands singes.

 

Critique : Dans le deuxième paragraphe de la même Déclaration, paragraphe intitulé « La protection de la liberté individuelle a, vous utilisez le mot « crime ». Qui va définir ce que l'on entend par crime » ? Comment les grands singes seront-ils jugés responsables a ? Sortiront-ils de leur état de “ mineur » au sens juridique du terme ? Et ceux qui jouiront enfin de la liberté. où vont-ils vivre, étant donné que leurs conditions d'existence sont bien meilleures dans certains zoos que dans les réserves africaines ou dans la forêt vierge (qui n'est plus vierge[9]) ?

Peter Singer : Les singes ne sont ni moralement ni légalement responsables de leurs actes et la Déclaration sur les Grands Singes ne suggère pas qu'ils le soient. De ce point de vue, les grands singes sont dans la situation des enfants de deux ou trois ans auxquels on accorde certains droits et qui sont protégés, mais qu'on ne tient pas pour responsables de leurs actes, ni moralement, ni légalement.

La déclaration ne prône pas non plus la « libération », au sens littéral du terme, des singes. Il est de notre devoir d'assurer qu'ils vivent dans de bonnes conditions. Goodall a raison de dire que les singes qui n'ont jamais vécu en liberté dans la forêt sont incapables d'acquérir les compétences qui leur permettraient de vivre dans de telles conditions. Il faut fabriquer des sanctuaires où ils soient protégés et où ils puissent vivre en groupes sociaux et satisfaire leurs besoins particuliers.

 

 


 

 

[1] 1. P. Singer, Animal Liberation : A New Ethics for our Treatment of Animals, New York, New York Review/Random House, 1975 ; New York, Harper Perennial Modern Classics, 2009. Trad. : La Libération animale, Paris, Grasset, 1993.

[2]J.-B. Jeangène Vilmer, Éthique animale, Paris, PUF, coll. Éthique et philosophie morale », 2008.

[3]Dans la position utilitariste classique (Bentham), le principe fondamental permettant de définir le bien et le mal est le principe d'utilité, défini comme la recherche du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre, chacun comptant de manière égale ». Les diverses versions de l'utilitarisme ont en commun de ne pas séparer l'individu du tout et d'être des formes de conséquentialisme. Leurs différences portent sur la manière de mesurer le bonheur {« le plus grand bonheur »). C’est à ce stade qu’intervient la notion de « préférences ».

[4]William D. Hamilton (1936-2000) a introduit dans la description du mécanisme de l'évolution un processus dit de sélection de parentèle (kin selection) permettant de comprendre que la sélection naturelle favorise la propagation de comportements altruistes entre apparentés.

[5]Arne Naess (1912 - 2009), philosophe norvégien, fondateur du mouvement dit d'écologie profonde. Un de ses livres vient d'être traduit en français : A. Naess, Écologie. communauté et style de vie, Paris, Éditions MF, 2008.

[6]Sur ce genre de distinctions, coutumières de l'éthique environnementale, voir par exemple l'article de Holmes Rolston III, “ valeur dans la nature et la nature de la valeur », dans H.-S. Afeissa (éd), Éthique de l'environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, coll. «Textes clés ». 2007. Rolston joue sur les différents sens de l'anglais « valuable », à la fois « de valeur » et « susceptible d'évaluer » (value-able).

[7]“A man with plastic shoes and ironclad principles”, Entretien entre Peter Singer et Peter Thompson, Talking Heads, 28 mai 2007. Disponible sur la toile.

[8]É. de Fontenay, Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Paris, Albin Michel, 2008 ; chapitre 3.

[9]Voir Jane Goodall, The Times, 20 mai 2008.