Albert Schweitzer

 

 

 

Albert Schweitzer,

L'Ethique et la Civilisation,

Tome I, III, XVI, G/F, p.254-257.

L'éthique de la révérence pour la vie

Pour Descartes, toute philosophie part de cet axiome: « Je pense, donc je suis ». Avec un pareil point de départ, étroit et arbitraire, la philosophie tombe irrémédiablement dans l'abstraction. Elle ne trouve pas d'ouverture vers l'éthique et reste prisonnière d'une conception morte du monde et de la vie. La vraie philosophie doit avoir comme point de départ la conviction la plus immédiate et la plus compréhensible de la conscience, à savoir: « Je suis vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre ». Il ne s'agit pas là d'un aphorisme ingénieux. Chaque jour et à chaque heure cette conviction m'accompagne. A tout instant de ma prise de conscience des choses, elle se dresse à nouveau devant moi. Il en jaillit sans arrêt, comme d'une sève remontant de racines toujours vivantes, une conception du monde et de la vie pleine de vigueur, englobant toutes les manifestations de l'Etre. Elle fait naître en nous le sens éthique de notre union mystique avec l'Etre.

De même que mon propre vouloir-vivre implique une aspiration à continuer à vivre et à connaître cette exaltation mystérieuse du vouloir-vivre qu'on appelle joie, ainsi que la peur de l'anéantissement et de l'altération mystérieuse du vouloir-vivre qu'on appelle douleur: de même aussi le vouloir-vivre qui m'entoure comprend ces mêmes mouvements, qu'il puisse le manifester vis-à-vis de moi ou qu'il reste sans voix.

L'éthique consiste donc à me faire éprouver par moi-même la nécessité d'apporter le même respect de la vie à tout le vouloir-vivre qui m'entoure autant qu'au mien. C'est là le principe fondamental de la morale qui doit s'imposer nécessairement à la pensée. Le bien, c'est de maintenir et de favoriser la vie; le mal, c'est de détruire la vie et -de l'entraver.

Effectivement, tout ce qui compte comme un bien dans l'appréciation éthique habituelle du comportement des hommes entre eux peut être ramené au maintien et au développement physique et spirituel de la vie humaine, ainsi qu'au désir de la porter à son plus haut niveau possible. Inversement, tout ce qui, dans le comportement des hommes entre eux est considéré comme un mal est, en dernière analyse, la destruction ou la répression physique ou spirituelle de la vie humaine, ou bien le relâchement de l'effort pour la porter à son plus haut niveau possible. Toutes les définitions particulières du bien et du mal, même divergentes et ne paraissant n'avoir aucun rapport entre elles, s'emboîtent les unes dans les autres comme des pièces d'un même ensemble, dès qu'on les conçoit et qu'on les approfondit à l'intérieur de cette notion très générale de bien et de mal.

Le principe fondamental de la morale que nous reconnaissons comme une nécessité de la pensée ne comporte pas seulement l'obligation de classer et d'approfondir les notions courantes de bien et de mal, mais aussi de les élargir. Un homme n'est réellement éthique que lorsqu'il obéit au devoir impérieux d'apporter son assistance à toute vie ayant besoin de son aide, et qu'il craint de lui être dommageable. Il ne se demande pas dans quelle mesure telle ou telle vie mérite la sympathie par sa valeur propre, ni jusqu'à quel point elle est capable d'éprouver de la sensibilité. C'est la vie en tant que telle qui est sacrée pour lui. Il n'arrache pas étourdiment des feuilles aux arbres ni des fleurs à leur tige et fait attention de ne pas écraser inutilement des insectes. Si par une nuit d'été il travaille sous sa lampe, il préfère laisser sa fenêtre fermée et étouffer un peu, plutôt que de voir une hécatombe d'insectes aux ailes roussies s'abattre sur sa table.

Si en sortant sur la route après la pluie, il y aperçoit un ver de terre qui s'y est fourvoyé, il se dit que le ver dessécherait au soleil faute d'être remis à temps sur un sol meuble où il pourra se terrer: il l'enlève donc du goudron mortel pour le porter dans l'herbe. Si en passant devant une mare il y voit un insecte qui s'y débat, il prend le temps de lui tendre une feuille ou un fétu de paille comme planche de salut.

Il n'a pas peur de faire sourire de sa sentimentalité. C'est le sort de toute vérité, avant d'avoir été reconnue comme telle, d'être tournée en ridicule. Jadis, le fait de croire que les hommes de couleur étaient vraiment des hommes et devaient être traités humainement passait pour une folie. Or la folie est devenue vérité. Aujourd'hui on considère comme exagéré de prétendre qu'un des devoirs imposés par l'éthique rationnelle est de respecter ce qui vit, même dans ses formes inférieures. Mais un jour, on s'étonnera qu'il ait fallu autant de temps à l'humanité pour admettre que les déprédations insouciantes causées à ce qui vit sont incompatibles avec l'éthique.

L'éthique implique un sentiment de responsabilité élargi à l'infini, envers tout ce qui vit. L'idée générale selon laquelle le but de l'éthique est de mettre le comportement de l'homme à l'égard de ce qui vit sous le signe du respect de la vie, laisse assez froid. Et pourtant, c'est la seule conception complète de l'éthique. La compassion est une notion beaucoup trop étroite pour contenir tout ce qui entre dans le domaine de l'éthique. Elle ne désigne que la sympathie pour la souffrance de l'être qui veut vivre. Mais l'éthique comporte bien d'autres éléments encore; la participation à tout ce qui concerne celui qui veut vivre, les circonstances où il se meut, ses aspirations, sa joie, également son désir de s'épanouir pleinement ainsi que son besoin de perfectionnement.

L'amour est déjà une notion plus complète, parce qu'elle implique le partage des souffrances, des joies et des efforts. Mais elle ne définit l'éthique qu'à l'aide d'une comparaison naturelle, profonde il est vrai, et place la solidarité engendré par l'éthique sur un plan analogue à celui que la nature établit plus ou moins temporairement dans le domaine physique entre deux êtres sexuellement complémentaires ou entre ces êtres et leur progéniture. La pensée philosophique doit chercher à exprimer ce qui constitue l'essence même de l'éthique. Elle en arrive ainsi à définir l'éthique comme le dévouement à la vie, motivé par le respect de la vie. Même si le terme de « respect de la vie », pris dans un sens très général, manque un peu de flamme, l'idée qu'il représente s'empare de vous dès qu'elle est entrée dans votre esprit. La pitié, l'amour, et de façon générale, tout enthousiasme de réelle valeur y sont inclus. Dès que cette idée vous a pénétré, elle travaille sans répit votre conscience et y jette l'inquiétude en maintenant sans cesse en éveil le sens de vos responsabilités. Telle l'hélice qui brasse l'eau pour actionner le navire, le respect de la vie est le moteur qui fait progresser l'homme.

Comme l'éthique du respect de la vie tire son origine d'une nécessité intérieure, elle ne dépend pas de la question de savoir dans quelle mesure elle est capable d'aboutir à une conception de la vie satisfaisante. Elle n'a pas besoin de démontrer l'importance, pour l'ensemble du processus mondial, de l'action en faveur du maintien, de la promotion ou de l'accroissement de la vie, entreprise par des hommes convertis à cette éthique. Elle ne se laisse pas désarçonner en voyant combien les résultats qu'elle obtient dans la sauvegarde et le développement de la vie comptent peu, eu égard aux formidables destructions déchaînées à tout instant par les forces de la nature.' Toute à sa volonté d'action, elle peut bien laisser tomber les problèmes de rendement et de succès. Ce qui importe, c'est qu'il surgisse dans le monde des hommes convaincus qui affirment un vouloir-vivre entièrement pénétré de respect de la vie et de dévouement à la vie.

Dans mon vouloir-vivre personnel, le vouloir-vivre universel se comporte autrement que dans ses autres manifestations. Dans celles-ci, il se traduit, pour autant que je puisse en juger de l'extérieur, par une individualisation n'aspirant qu'à obéir à son propre instinct vital et non à s'unifier avec un autre vouloir-vivre. Le monde offre le spectacle horrifiant de l'entre-déchirement des volontés de vivre. Une existence ne survit qu'aux dépens d'une autre, l'une détruit l'autre. Chaque vouloir-vivre n'est qu'une volonté dressée contre un autre vouloir-vivre, en ignorant tout de lui. Chez moi, par contre, mon vouloir-vivre connaît les autres volontés de vivre. Il n’y a en lui une aspiration à sceller l'unité entre son moi intérieur et l'Etre universel.

Pourquoi le vouloir-vivre ne se révèle-t-il de cette façon que chez moi? Cela tient-il à ce que j'ai acquis la faculté de réfléchir à l'Etre dans sa totalité universelle? Jusqu'où ira cette évolution qui a commencé à s'ébaucher en moi?

Ces questions restent sans réponse. C'est pour moi une énigme douloureuse que de vivre dans le respect de la vie au milieu d'un monde où la volonté créatrice est en même temps destructrice et où la volonté destructrice est en même temps créatrice.

Je ne peux faire autrement que de m'en tenir au fait que, chez moi, le vouloir-vivre se manifeste sous la forme d'un désir de ne faire qu'un avec un autre vouloir-vivre. Ce fait est pour moi une lumière qui brille dans les ténèbres. L'ignorance qui subjugue le monde est levée pour moi, je me sens affranchi du monde. Le respect de la vie me jette dans des perplexités que le monde ne connaît pas. Il me comble d'une félicité que le monde ne peut pas donner. Lorsque en pleine euphorie d'être différents du monde, moi et mon prochain nous nous prêtons assistance dans la compréhension mutuelle et le pardon, alors qu'ailleurs l'un tourmenterait l'autre, l'antinomie qui déchire le vouloir-vivre se trouve supprimée. Là où un insecte est sauvé d'une mare, une parcelle de vie s'est consacrée à une autre parcelle de vie et l'antinomie de la vie cesse. Chaque fois que je me dévoue d'une façon quelconque à une autre vie, mon vouloir-vivre limité fait l'expérience de son unité avec l'infini, où la vie forme un tout. J'y puise un réconfort qui me préserve contre le danger de périr de soif dans le désert de la vie.

C'est pourquoi j'admets que le but de mon existence est d'obéir à cette révélation supérieure du vouloir-vivre que je porte en moi. Je choisis de consacrer mon action à supprimer, dans la sphère de mon influence, l'antinomie qui déchire le vouloir-vivre. Connaissant l'essentiel qui seul importe, je laisse de côté les énigmes du monde et de mon existence dans le monde.

Les intuitions et les aspirations propres à tout sentiment religieux profond se retrouvent dans l'éthique du respect de la vie. Toutefois Celle-ci ne prétend pas ériger un système clos et complet de conception du monde et elle es~ d'avance résignée à devoir .laisser la cathédrale inachevée: elle n'en termine que le chœur, mais c'est là que la piété célèbre un culte divin dans l'intensité de sa constante ferveur. (…)

Rapports entre l'homme et les animaux

Quelle est la position du Respect de la vie dans les rapports entre l'homme et les bêtes?

Chaque fois que je détériore une vie quelconque, il faut que je me pose clairement la question de savoir si c'est nécessaire. Jamais je ne devrai m'autoriser à aller au-delà de ce qui est indispensable, même dans les cas apparemment insignifiants. Le cultivateur qui a fauché des milliers de fleurs sur son pré pour nourrir ses vaches doit éviter d'arracher machinalement, en rentrant chez lui, les fleurs qui poussent au bord de la route, car il commet ainsi une atteinte à la vie, sans y être obligé par la force de la nécessité.

Ceux qui expérimentent sur les animaux des médicaments, procédant à des opérations chirurgicales, ou inoculant des maladies dont les résultats serviront à venir en aide à l'humanité, ne doivent jamais se livrer à ces traitements cruels en toute tranquillité d'esprit sous le prétexte que leur but est d'envergure. Dans chaque cas particulier, il faut qu'ils aient auparavant pesé la question de savoir si la nécessité de faire subir ce sacrifice à l'animal pour l'humanité s'impose vraiment. Ils doivent alors s'inquiéter de faire tout leur possible pour adoucir la douleur. Combien de crimes commet-on dans les instituts scientifiques en omettant de faire une narcose pour gagner du temps et se simplifier le travail. Combien de tortures inflige-t-on aux bêtes, uniquement pour faire devant les étudiants une démonstration de phénomènes universellement connus 1 Justement en raison de ce que l'animal, en tant que cobaye, a acquis par sa douleur tant de valeur pour ceux qui souffrent, une relation nouvelle et exceptionnelle de solidarité s'est créée entre lui et nous. L'obligation de faire tout le bien possible à tous les êtres vivants en découle pour chacun de nous. En tirant d'affaire un insecte en détresse, je ne fais rien d'autre que d'essayer de payer quelque chose de la dette toujours renouvelée des hommes à l'égard des bêtes. Lorsqu'un animal est contraint d'être utilisé pour les besoins de l'homme, chacun de nous doit se préoccuper des souffrances qui en résultent pour lui. Nul ne doit permettre d'occasionner une douleur que rien ne peut justifier, dans toute la mesure où il peut l'empêcher. Nul n'a le droit de s'en désintéresser en toute tranquillité en pensant qu'il n'a pas à se mêler de choses qui ne le regardent pas. Nul n'a le droit de fermer les yeux et de considérer que puisqu'il s'épargne la peine de le voir, le mal n'existe pas. Que personne ne secoue de ses épaules le poids de sa responsabilité. Si les animaux sont victimes de tant de mauvais traitement, si les hurlements du bétail assoiffé pendant son transport en chemin de fer passent inaperçus, si tant de cruautés se perpètrent dans nos abattoirs, si dans nos cuisines des mains inexpertes malmènent les bêtes en les tuant, si les animaux endurent d'invraisemblables tortures par la faute d'homme sans pitié, tandis que d'autres sont livrés aux jeux cruels des enfants, nous en portons tous la responsabilité.

Nous avons peur de nous faire remarquer lorsque nous laissons voir combien nous sommes émus par les souffrances que l'homme inflige aux êtres vivants. Nous croyons alors que les autres se sont faits plus «raisonnables» que nous et considèrent comme normal et allant de soi ce qui nous bouleverse. Mais tout à coup il leur échappe un mot qui nous prouve qu'eux non plus n'en ont pas pris leur parti. Etrangers à nous jusqu'alors, ils sont maintenant tout proches de nous. Le masque qui nous trompait mutuellement tombe. Nous savons désormais, les uns comme les autres, que, tous ensemble, nous sommes possédés par l'obsession incessante des horreurs qui s'accomplissent constamment autour de nous. Oh, quel aveu mutuel !

L'éthique du respect de la vie nous empêche de faire croire par un silence complice que nous sommes devenus insensibles à tout ce que les hommes pensants que nous sommes devraient ressentir. Elle nous incite à nous tenir mutuellement en éveil devant cette souffrance et à parler et agir sans crainte selon la responsabilité que nous sentons ensemble peser sur nous. Elle nous pousse à rechercher ensemble les occasions de venir en aide à des animaux en compensation de toute la misère où ils sont plongés par la main des hommes et de les faire ainsi échapper un instant à l'inconcevable horreur de l'existence.