Holmes Rolston III,
"La valeur dans la nature et la nature de la valeur"
Ethique de l'environnement. Nature, valeur, respect,
textes réunis et traduits par H.-S. Afeissa, Vrin, 2007, p.158-160.
Une chauve-souris femelle, un mammifère tout comme nous, peut, en se dirigeant au moyen de son sonar dans la pénombre la plus totale, trouver son chemin dans la grotte de Bracken Cave (Texas), prendre dans ses ailes une moyenne de 500 à 1000 insectes à l'heure, et retourner auprès de sa progéniture pour la nourrir. Voilà qui témoigne du fait que la chauve-souris est capable de valoriser quelque chose : en l'occurrence, les insectes et sa progéniture.
En ce cas, il semble absurde de dire qu'il n'y a aucun sujet qui valorise jusqu'à l'arrivée des hommes. Les animaux ne font pas du tout des hommes la mesure de toutes choses. Rien ne témoigne mieux de l'existence de valeurs non humaines, et de l'existence d'êtres non humains qui valorisent, que la vie sauvage spontanée, la vie qui naît librement de soi-même. Les animaux rôdent et chassent, se trouvent un abri, se choisissent un territoire et des congénères, se soucient de leur progéniture, se soustraient activement aux dangers, sont affamés, assoiffés, souffrent de la chaleur, de la fatigue, se montrent agités ou bien somnolents. Ils souffrent du tort qui peut leur être fait et lèchent leurs blessures. Nous sommes tout à fait convaincus, en pareil cas, que la valeur n'est pas anthropogénique — pour ne rien dire de la valeur anthropocentrique.
Ces animaux sauvages défendent leur propre vie parce qu'ils ont un bien qui leur est propre. Il y a quelqu'un, là, derrière la fourrure ou les plumes. Notre regard nous est retourné par un animal qui ne se perd pas lui-même de vue. C'est ici que se tient la valeur, juste devant nos yeux, juste derrière ces yeux. Les animaux peuvent être valorisés, ils sont capables de valoriser un certain nombre de choses dans leur monde.
Mais il se peut que nous voulions encore défendre l'idée que la valeur n'existe que là où un sujet prend intérêt à un objet. David Prall écrit en ce sens : «Le fait pour un objet d'être aimé ou de ne pas l'être constitue sa valeur (...). Une sorte de sujet est toujours requis pour qu'existe une valeur quelconque » (Prall, 1921, p. 227). Dans de telles conditions, les animaux (du moins les animaux supérieurs) peuvent également valoriser, parce qu'ils sont des sujets qui effectuent des expériences et peuvent prendre intérêt à des objets.
Les animaux valorisent-ils quoi que ce soit de façon intrinsèque? Nous pourrions penser qu'ils n'ont pas la capacité, précédemment revendiquée pour le compte des hommes, de conférer une valeur intrinsèque à n'importe quel objet. Ils cherchent surtout à satisfaire leurq propres besoins fondamentaux (nourriture et abri), et apportent des soins à leur progéniture. Mais pourquoi ne pas dire, en ce cas, qu'un animal valorise sa propre vie pour ce qu'elle est en elle-même, de façon intrinsèque, sans avoir à faire dépendre cette valeur de quoi que ce soit d'autre?
Si nous refusions d'admettre cette idée, nous aurions alors affaire à un monde animal empli de valeurs instrumentales et dénué de valeurs intrinsèques, tous et chacun étant naturellement portés à valoriser les ressources dont ils ont besoin, sans que rien ni personne ne se valorise jamais soi-même.
Cette hypothèse est invraisemblable. Les animaux assurent le maintien et la valorisation de l'identité qui leur est propre, tout en se mesurant au monde extérieur. La valorisation est intrinsèque à la vie animale.