Romain Rolland

 

 

 

Romain Rolland,
Jean-Christophe,

Albin Michel, 1978.

Un crime irrémissible

Personne ne s'occupait de lui. Il habitait une aile de la maison, à l'écart. Il faisait lui-même sa chambre, — il ne la faisait pas tous les jours. On lui déposait sa nourriture, en bas ; il ne voyait pas un visage humain. Son hôte, un vieux paysan, taciturne et égoïste, ne s'intéressait pas à lui. Que Christophe mangeât ou ne mangeât point, c'était son affaire. A peine prenait-on garde, si, le soir, Christophe était rentré. Une fois, il se trouva perdu dans la forêt, enfoncé dans la neige jusqu'aux cuisses ; il s'en fallut de peu qu'il ne pût revenir. Il cherchait à se tuer de fatigue, pour ne pas penser. Il n'y réussissait pas. Seulement, de loin en loin, quelques heures de sommeil harassé.

Un seul être vivant semblait se soucier de son existence : un vieux chien Saint-Bernard, qui venait poser sa grosse tête aux yeux sanglants sur les genoux de Christophe, lorsque Christophe était assis sur le banc devant la maison. Ils se regardaient longuement. Christophe ne le repoussait pas. Comme le maladif Goethe, ces yeux ne l'inquiétaient point. Il n'avait pas envie de leur crier :

— Va-t'en!... Tu auras beau faire, larve, tu ne me happeras point!

Il ne demandait qu'à se laisser prendre par ces yeux suppliants et somnolents, à leur venir en aide; il sentait là une âme empri­sonnée, qui l'implorait.

Dans ce moment où il était détrempé par la souffrance, arraché tout vivant à la vie, châtré de l'égoïsme humain, il apercevait les victimes de l'homme, le champ de bataille où l'homme triomphe, sur le carnage des autres êtres; et son coeur était plein de pitié et d'horreur. Même au temps où il était heureux, il avait toujours aimé les bêtes; il ne pouvait supporter la cruauté à leur égard; il avait pour la chasse une aversion qu'il n'osait pas exprimer, par crainte du ridicule; peut-être n'osait-il pas en convenir avec lui-même, mais cette répulsion était la cause secrète de l'éloignement qu'il éprouvait pour certains hommes : jamais il n'aurait pu accepter pour ami un homme qui tuait un animal, par plaisir. Nulle sentimentalité : il savait mieux que personne que la vie repose sur une somme de souffrance et de cruauté infinie; l'on ne peut vivre sans faire souffrir. Il ne s'agit pas de se fermer les yeux et de se payer de mots. Il ne s'agit pas non plus de conclure qu'il faut renoncer à la vie, et de pleur­nicher comme un enfant. Non. S'il n'est pas aujourd'hui d'autre moyen de vivre, il faut tuer pour vivre. Mais celui qui tue pour tuer est un misérable. Un misérable inconscient. Un misérable, tout de même. L'effort incessant de l'homme doit être de diminuer la somme de la souffrance et de la cruauté : c'est le premier devoir.

Ces pensées, dans la vie ordinaire, restaient ensevelies au fond du cœur de Christophe. Il ne voulait pas y songer. A quoi bon? Qu'y pouvait-il? Il lui fallait être Christophe, il lui fallait accomplir son oeuvre, vivre à tout prix, vivre aux dépens des plus faibles... Ce n'était pas lui qui avait fait l'univers... N'y pensons pas, n'y pensons pas !...

Mais après que le malheur l'eut précipité, lui aussi, dans les rangs des vaincus, il fallut bien qu'il y pensât! Naguère, il avait blâmé Olivier, qui s'enfonçait dans l'inutile remords et la compassion vaine pour les malheurs que les hommes souffrent et font souffrir. Il allait- Plus loin que lui, à présent, avec l'em­portement de sa puissante nature, il pénétrait jusqu'au fond de la tragédie de l'univers; il souffrait de toutes les souffrances du monde, il était comme un écorché. Il ne pouvait plus songer aux animaux sans un frémissement d'angoisse. Il lisait dans les regards des bêtes, il lisait une âme comme la sienne, une âme qui ne pouvait pas parler; mais les yeux criaient pour elle :

— Que vous ai-je fait? Pourquoi me faites-vous mal?

Le spectacle le plus banal, qu'il avait vu cent fois. — un petit veau qui se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies; ses gros yeux noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses pau­pières roses, ses cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son museau violet, ses genoux cagneux; — un agneau qu'un paysan emportait par les quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue grise; — des poules empilées dans un panier; — au loin, les hurlements d'un cochon qu'on saignait; — sur la table de cuisine, un poisson que l'on vide... Il ne pouvait plus le supporter. Les tortures sans nom que l'homme inflige à ces innocents lui étreignaient le coeur. Prêtez à l'animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu'est le monde pour lui : ces hommes indifférents, aveugles et sourds qui l'égorgent, l'éventrent, le tronçonnent, le cuisent vivant, s'amusent de ses contorsions de douleur. Est-il rien de plus atroce parmi les cannibales d'Afrique? La souffrance des ani­maux a quelque chose de plus intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu'elle est un mal et que qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées inutile­ment, chaque jour, sans l'ombre d'un remords. Qui y ferait allusion se rendrait ridicule. — Et cela, c'est le crime irrémis­sible. A lui seul, il justifie tout ce que l'homme pourra souffrir. Il crie vengeance contre le genre humain. Si Dieu existe et le tolère, il crie vengeance contre Dieu. S'il existe un Dieu bon, la plus humble des âmes vivantes doit être sauvée. Si Dieu n'est bon que pour les plus forts, s'il n'y a pas de justice pour les misérables, pour les êtres inférieurs offerts en sacrifice à l'humanité, il n'y a pas de bonté, il n'y a pas de justice...

Hélas! Les carnages accomplis par l'homme sont, eux-mêmes, si peu de chose dans la tuerie de l'univers ! Les animaux s'entre-dévorent. Les plantes paisibles, les arbres muets sont entre eux des bêtes féroces. Sérénité des forêts, lieu commun de rhéto­rique pour les littérateurs qui ne connaissent la nature qu'au travers de leurs livres !... Dans la forêt toute proche, à quelques pas de la maison, se livraient des luttes effrayantes. Les hêtres assassins se jetaient sur les sapins au beau corps rosé, enlaçaient leur taille svelte de colonnes antiques, les étouffaient. Ils se ruaient sur les chênes, ils les brisaient, ils s'en forgeaient des béquilles. Les hêtres Briarées aux cent bras, dix arbres dans un arbre! Ils faisaient la mort autour d'eux. Et quand, faute d'enne­mis, ils se rencontraient ensemble, ils se mêlaient avec rage, se perçant, se soudant, se tordant, comme des monstres antédi­luviens. Plus bas, dans la forêt, les acacias, partis de la lisière, étaient entrés dans la place, attaquaient la sapinière, étreignaient et griffaient les racines de l'ennemi, les empoisonnaient de leurs sécrétions. Lutte à mort, où le vainqueur s'emparait à la fois de la place et des dépouilles du vaincu. Alors, les petits monstres achevaient l'oeuvre des grands. Les champignons, venus entre les racines, suçaient l'arbre malade, qui se vidait peu à peu. Les fourmis noires broyaient le bois qui pourrissait. Des millions d'insectes invisibles rongeaient, perforaient, réduisaient en poussière ce qui avait été la vie... Et le silence de ces combats!... O paix de la nature, masque tragique qui recouvre le visage douloureux et cruel de la Vie!