Porphyre,
De l’abstinence, III, 21.5-22.8,
texte édité et traduit par J. Bouffartigue et M. Patillon,
Belles lettres, 2003, Tome 2, p.175-181.
2l.5 La nature qui fait toutes choses pour qu'elles répondent à une intention et une destination précises, comme ils le disent justement[1], n'a pas donné la sensation à l'animal simplement pour pâtir et sentir, mais parce que, entouré d'êtres dont les uns lui sont appropriés et les autres inappropriés, il ne pourrait survivre un seul instant, s'il n'apprenait à se garder des uns et à se mêler aux autres. Or, si la sensation fournit à chacun semblablement la connaissance des uns et des autres, les conséquences de la sensation, la saisie et la poursuite des choses utiles, le rejet et la fuite des choses funestes et pénibles, nul moyen qu'elles se rencontrent chez qui n'a pas reçu par nature la faculté de raisonner, juger, se souvenir et être attentif. Les êtres qu'on dépouillera de toute attente, de tout souvenir, projet ou préparation, de l'espoir, de la crainte, du désir et de l'affliction, il ne leur servira de rien d'avoir des yeux ou des oreilles ; et il vaut mieux être débarrassé de toute sensation et de toute imagination qui ne s'accompagnent pas de la faculté qui en fait usage, que d'éprouver peine, douleur et souffrance sans avoir les moyens de repousser ces maux. Et justement le physicien Straton démontre que sans l'intellection absolument aucune sensation ne se produit. Souvent en effet un texte que nous parcourons des yeux, des paroles qui frappent notre ouie nous échappent et nous fuient, parce que notre esprit est occupé à autre chose ; puis il revient : alors il change sa course et poursuit un à un chacun des mots qu'il a laissé échapper. C'est en ce sens qu'il a été dit
« c'est l'intellect qui voit, l'intellect qui entend : le reste est sourd et aveugle »[2];
car l’affection qui a pour siège l'oeil ou l'oreille ne produit pas de sensation sans la présence de la pensée. D'où la réponse du roi Cléomène : il assistait à un banquet où se faisait applaudir un chanteur dont on voulut savoir s'il ne semblait pas habile : « Voyez vous-mêmes, demanda-t-il, pour moi j'ai l’esprit dans le Péloponnèse ». Donc tous les êtres qui possèdent la sensation, nécessairement possèdent aussi l’intellection.
22. Mais soit ! accordons que la sensation n'a pas besoin du secours de l’esprit pour accomplir sa fonction. Mais alors, quand la sensation, qui a fait sentir à <l'animal > la différence entre ce qui lui est approprié et ce qui lui est inapproprié, est partie, qu'y a-t-il dès lors en lui qui se souvient des choses pénibles et les craint, désire ardemment les choses utiles et, si elles sont absentes, agit en sorte qu'elles deviennent présentes, qui prévoit des affûts et des cachettes qui lui servent les uns de pièges pour ses proies et les autres de refuges pour échapper a ses poursuivants? Justement eux-mêmes nous étourdissent dans leurs « Introductions » à définir chaque fois le projet comme l’indication de l’accomplissement, le dessein comme une impulsion avant l'impulsion, la préparation comme une action avant l’action, le souvenir comme la comprehension d'une proposition au passé dont le présent a été compris à la suite d'une sensation. Car il n'est aucune de ces actions qui ne fasse appel à la raison et elles se rencontrent toutes chez tous les animaux. Il en va de même à coup sûr de ce qu'ils disent des intellections, qu'ils appellent notions lorsqu'elles sont gardées au repos dans l’esprit, et pensées lorsqu'elles sont en mouvements. Alors qu'ils s'accordent communément à dire que toutes les passions sont des jugements et des opinions déficients, il est étonnant qu'ils ne remarquent pas <chez > les bêtes bon nombre d'actes et de mouvements, les uns de colère, les autres de crainte, voire de jalousie et de rivalité. Ils châtient pourtant les chiens et les chevaux fautifs, non pas en vain, mais pour les amender, leur faisant éprouver par le moyen de la souffrance une peine que nous appelons repentir. Le plaisir qui vient des oreilles s'appelle charme, celui qui vient des yeux fascination ; on emploie l’un et l'autre pour les bêtes : les cerfs et les chevaux se laissent charmer par la flûte de Pan et le hautbois ; le crabe est tiré de son trou par le son de la flûte de Pan et l'alose, dit-on, au bruit du chant sort de l'eau et s'approche. Ceux qui disent sottement à ce propos que les animaux n'éprouvent pas de plaisir, de colère ni de crainte, qu'ils ne font pas de préparation, ne se souviennent pas, mais que c'est « comme si » l'abeille se souvenait, « comme si » l'hirondelle se préparait, « comme si le lion s'emportait, « comme si » le cerf s'effrayait, je ne sais ce qu'ils répondront à qui dira qu'ils ne voient pas davantage ni n'entendent, mais que c'est « comme si » ils voyaient et « comme si » ils entendaient, qu'ils n'ont pas de voix, mais que c'est « comme si » ils en avaient une, qu'ils ne vivent pas du tout, mais que c'est « comme si ils vivaient. Ces propos ne sont pas plus contraires à l'évidence que les premiers, comme un homme de bon sens pourrait s'en convaincre. Et quand, mettant en regard des moeurs des hommes, de leur vie, de leurs actions, de leurs habitudes celles des animaux, je remarque en eux une grande déficience, sans aucune tendance, aucun progrès, aucun désir manifeste vers la vertu, à laquelle est ordonnée la raison, je pourrais être en peine d'expliquer que la nature ait donné le principe à des êtres incapables d'atteindre la fin. Eh bien ! cela même ne leur parait pas absurde. Ainsi ils ont bien posé chez nous l'affection pour les enfants comme le principe de la vie sociale et de la justice, et vu quelle était présente, grande et forte, chez les animaux, mais ils leur dénient et leur refusent la participation à la justice ; d'autre part il ne manque au mulet aucun des organes de la génération : il a en effet les organes males, les organes femelles et il en use avec plaisir, mais sans pouvoir atteindre la fin de la générations. Vois par ailleurs s'il n’est pas ridicule encore d'affirmer que les Socrate eux-mêmes, les Platon, les Zénon sont livrés au <vice > sans le céder en rien n'importe quel esclave, semblablement insensés, licencieux et injustes, et de reprocher ensuite aux bêtes l'impureté et l'imperfection de leur attachement à la vertu comme une privation et non pas comme une déficience ou une faiblesse de la raison - tout en accordant que le vice suppose la raisons, vice dont chaque bête sauvage est remplie. Nous voyons <en effet > chez beaucoup lâcheté, licence, injustice et méchanceté.
[1]Doctrine que les Stoïciens au témoignage d'Alexandre d'Aphrodise, De fato, 11 (= S.V.F. II, 1140), partagent avec presque tous les philosophes ». C'est une doctrine essentielle chez Aristote et Théophraste…
[2]Citation d’un vers d’Épicharme. Le sens du vers est évidemment : seul l’intellect voit, entend, tout le reste est sourd, aveugle, etc. On retrouve plusieurs fois ce vers dans les Moralia de Plutarque…