Porphyre

 

 

 

Porphyre,

De l’abstinence, IV, 2.1-2.9,

texte édité et traduit par M. Patillon et A. P. Seconds,

Belles lettres, tome 3, 1995, p.1-4.

Corrélation entre meurtre des animaux, luxe, guerre et injustice

Parmi ceux qui ont recueilli à la fois avec brièveté et exactitude les coutumes des Grecs, se place le péripatéticien Dicéarque. Racontant le mode de vie primitif de la Grèce, il dit que les hommes nés dans l’ancien temps et, de ce fait, proches des dieux , et a qui 1'excellence de leur nature et la perfection de leur vie a valu d'être regardés comme la race d'or, en comparaison avec les hommes d'aujourd'hui, formés d'une matière de mauvais aloi et très vile, ne tuaient pas 1'animé. Comme en témoignent les poètes, qui leur donnent le nom de race d'or : « Tous les biens », disent-ils, étaient à eux : et la terre féconde portait d'elle-même des fruits en abondance et avec profusion ; eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu d'innombrables biens[1]. Ce que commente Dicéarque, lorsqu'il dit : voici ce qu'était la vie au temps de Kronos - s'il faut admettre qu'elle a existé autrement que par une vaine rumeur et, laissant ce qui est trop légendaire, restituer la réalité en se fondant sur la raison. En effet tout poussait spontanément, selon toute vraisemblance : car les hommes pour leur part n'apportaient à rien aucun aménagement, parce qu'ils ne connaissaient encore ni l’art de la culture ni absolument aucun autre art. C'est ce qui fit aussi qu'ils avaient une vie de loisirs, exempte de travaux et de soucis, et qu'ils ne connaissaient pas la maladie, s'il faut s'en rapporter a l’avis des médecins les plus distingués, chez qui on ne saurait trouver de plus grand précepte de santé que celui de ne pas éliminer de déchets : or, ils s'en gardaient toujours purs, ne prenant pas de nourriture indigeste, mais digeste, ni, parce qu'elle s'offrait à eux toute prête, plus que leur ration, mais d'ordinaire moins que leur suffisance, a cause de sa rareté. Bien mieux, il n'y avait entre eux ni guerres ni séditions : car nul enjeu important ne leur était proposé dont la conquête méritât qu'on soulève un tel différend. Aussi le plus clair de leur vie se trouvait-il fait de loisir, d'insouciance à l’égard des besoins nécessaires, de santé, de paix, d'amitié. Et il est vraisemblable que cette vie-là ait suscité des regrets chez leurs descendants, qui nourrissaient de grandes ambitions et sur qui les maux s'abattaient en grand nombre. On voit que la nourriture des premiers hommes était frugale et sans apprêt par le mot « assez de glands » qui fut prononcé plus tard et vraisemblablement par celui qui, le premier, voulut que cela changeât. Plus tard apparut la vie nomade ou, s'entourant déjà de biens superflus, on étendait ses possessions ; et on porta la main sur les animaux, dont on vit que les uns étaient inoffensifs et les autres nuisibles et cruels. C'est ainsi qu'on apprivoisa les uns, tandis qu'on s'attaquait aux autres et que la guerre apparut en même temps[2] dans cette même vie. Et ces récits, dit-il, ne sont pas de nous, mais de ceux qui ont écrit l'histoire des temps anciens. Car il s'y rencontrait déjà des biens considérables que les uns avaient à coeur de conquérir, se regroupant et s'excitant mutuellement, et les autres de défendre. Le temps passa ainsi, puis, comme ils progressaient pas à pas dans la connaissance de ce qui paraissait utile, ils en vinrent au troisième mode de vie, la vie agricole.

Voila ce que rapporte Dicéarque, dans son histoire des temps anciens de la Grèce et dans sa description de la vie bienheureuse des plus anciens hommes, vie dont la moindre perfection n'était pas 1'abstinence vis a vis de 1'animal. De là venait qu'il n'y avait pas de guerre, puisque 1'injustice devait avoir été bannie ; ce n'est que plus tard, en même temps que l'injustice envers les animaux, que s'introduisirent et la guerre et les convoitises des uns envers les autres. C'est pourquoi je m'étonne de l'impudence de ceux qui font de l'abstinence des animaux la mère de l'injustice[3], quand 1'histoire et 1'experience montrent que c'est en même temps que le meurtre des animaux que le luxe, la guerre et 1'injustice se sont introduits.

 

 


 

[1] Hesiode, Op. 116-119.

[2] kai ama. Le commentaire que Porphyre donne plus loin (2, 9) incite à penser qu'il y aurait une relation de cause à effet entre l'apparition de l'injustice envers les animaux et celle de la guerre. Pour certains interprètes modernes le texte de Dicéarque ne permet pas une telle interprétation. Voir a ce sujetla Notice, supra, p. IX.

[3] On notera en passant que Porphyre présente d'une manière polémique la thèse des Stoïciens, pour qui il n'y a plus de droit si le droit s'étend aussi aux êtres irrationnels.