Porphyre,
De l’abstinence, III, 26.1-26.13,
texte édité et traduit par J. Bouffartigue et M. Patillon,
Belles lettres, 2003, tome 2, p.186-189.
26. Ainsi puisqu'ils sont de la même race, s'il apparaissait, selon Pythagore, qu'ils ont reçu aussi la même âme que nous, on serait à bon droit juge impie de ne pas s'abstenir d'être injuste envers des parents[1]. Le fait que certains sont des animaux féroces ne rompt nullement ce lien de parenté : il est des hommes qui ne leur cèdent en rien, mais plutôt sont pires, pour faire du mal à leurs prochains et se laisser emporter à nuire à n'importe qui, comme poussés par une sorte d'inspiration venant de leur nature particulière et de leur méchanceté; cela nous conduit à les faire périr, mais non pas à rompre notre relation avec ce qui n'est pas féroce. De même, s'il y a aussi des animaux féroces, nous devons comme tels les faire périr, comme nous faisons périr de tels hommes, mais <sans> renoncer à notre relation aux autres moins féroces. Et il ne faut manger ni les uns ni les autres, pas plus que les hommes injustes. Dès lors notre injustice est grande lorsque nous faisons périr les animaux non féroces aussi bien que les animaux féroces et injustes, et que nous mangeons les premiers : nous sommes doublement injustes, parce que nous les faisons périr bien que non féroces et parce que nous en faisons un festin, leur mort n'ayant pas d'autre justification que cette pâture. On pourrait ajouter encore aux précédentes des raisons comme celles-ci : dire que le fait d'étendre aux animaux le droit détruit le droit, c'est ne pas voir qu'on ne sauvegarde pas ainsi la justice, mais qu'on renforce le plaisir, qui est l'ennemi de la justice. En tout cas quand le plaisir est la fin, on voit périr la justice. Qui ne voit clairement en effet que le respect de la justice grandit avec la pratique de l'abstinence? Celui qui s'abstient de porter atteinte à tout être animé, même s'il s'agit d'êtres qui n'entrent pas avec lui en société, s'abstiendra à bien plus forte raison de nuire à ses congénères. Car l'ami du genre ne haïra pas l'espèce, mais plutôt, plus grande sera son amitié pour le genre animal, plus grande aussi sera la justice qu'il gardera pour la partie qui lui est apparentée. Donc qui se regarde comme apparenté à l'animal en général ne sera pas injuste envers tel animal en particulier ; mais qui circonscrit à l'homme le droit est tout prêt, forcé en quelque sorte dans son réduit, à renverser la barrière qui retient l'injustice. Aussi l'assaisonnement de Pythagore est-il plus savoureux encore que celui de Socrate[2], pour qui l'assaisonnement de la nourriture était d'avoir faim ; pour Pythagore le sentiment de n'être injuste envers personne y ajoutait encore la saveur de la justice : car éviter de se nourrir de chair animale, c'était éviter de commettre des injustices pour se nourrir. Assurément Dieu n'a pas fait qu'il nous fût impossible d'assurer notre propre sauvegarde sans faire du mal à autrui : c'eût été en effet nous donner notre nature comme un principe d'injustices. Il semble bien que ceux-là encore n'ont pas vu le caractère propre de la justice qui ont pensé la faire venir de la parenté avec les hommes[3] on aurait ainsi une sorte de philanthropie, alors que la justice consiste à s'abstenir de porter atteinte ou de nuire à tout être innocent quel qu'il soit. C'est comme ceci que se conçoit l'homme juste, non comme cela en sorte qu'on doit étendre jusqu'aux animaux la justice qui consiste à ne pas nuire. Voilà pourquoi elle est essentiellement domination du rationnel sur l'irrationnel, et soumission de l'irrationnel. Car lorsque l'un domine et que l'autre se soumet, c'est une nécessité absolue que l'homme ne nuise à nul être. Car lorsque, les passions étant réprimées et les appétits et les colères éteints, la raison obtient la domination qui lui revient en propre, il s'ensuit aussitôt l'assimilation au Supérieure. Le Supérieur dans l'univers est, on le sait, totalement innocent : lui, par sa puissance, était sauvegarde pour tout être, bienfaisance pour tout êtres, indépendance à l'égard de tout être; nous, par la justice, nous ne nuisons à personne, mais, à cause de notre élément mortel, nous dépendons des choses nécessaires. Prendre les choses nécessaires ne nuit pas aux plantes, quand nous prenons ce qu'elles laissent tomber, ni aux fruits, quand nous en usons après qu'ils sont morts; ni aux brebis alors que par la tonte nous leur rendons plutôt service et que nous partageons leur lait en leur donnant nos soins3. 13 Aussi le juste apparaît-il comme voulant s'amoindrir lui-même de ce qui en lui est corporel, et cela sans injustice envers lui-même : car il accroît par l'éducation du corps4 et sa maîtrise le bien intérieur, c'est-à-dire l'assimilation à Dieu.
[1] Pour Pythagore les idées de parenté et de justice sont liées : cf. Jamblique, V. Pyth. 108 ; voir aussi V. Pyth. 69
[2] cf. Xénophon, Mémorables, I, 3, 5.
[3] Le texte vise ici les Stoïciens, qui bornent les relations de droit aux seuls êtres raisonnables.