Porphyre

 

 

Porphyre,

De l'abstinence,

texte intégral (livre I, II, III, IV),

traduit par Jean Lévesque de Burigny,

paru en 1747 sous le titre Traité de Porphyre touchant l'abstinence de la chair des animaux, Paris, chez de Bure l'aîné.

 

DE L'ABSTINENCE D'ÊTRE ANIMÉ

LIVRE PREMIER.

Ayant été informé[1] que vous condamniez ceux qui renonçaient à l'usage de la viande et que vous recommenciez à en manger, j’ai d'abord voulu en douter parce que votre sobriété m'est connue et que d'ailleurs je faisais réflexion au respect que je vous ai inspiré pour ces hommes religieux de l'antiquité qui ont été d'un sentiment contraire : mais cette nouvelle m'ayant été confirmée par plusieurs personnes, j'ai cru qu'il était plus convenable de convaincre votre esprit, que de vous faire une correction, quoiqu'à la vérité vote conduite m'y ait autorisé ; car pour me servir d'une expression, on ne peut pas dire que vous ayez abandonné le mauvais chemin pour entrer dans la bonne voie ni que votre nouveau genre de vie soit plus parfait que celui que vous avez abjuré, pour me servir des termes d'Empédocle : mais il m'a paru plus conforme à notre ancienne amitié de vous prouver clairement que vous êtes dans l'erreur depuis que vous avez changé de sentiment. Je pourrai par là être utile à ceux qui n'ont d'autre objet que celui de connaître la vérité.

II. En faisant réflexion sur les causes de votre changement, je n'ai eu garde de l'attribuer à la nécessité de conserver votre santé et vos forces : ce sont des idées populaires indignes de vous ; car lorsque vous viviez avec nous, vous conveniez vous même, que l'abstinence des viandes contribuait à entretenir la santé et que sans avoir recours à cette nourriture, on était en état de supporter les travaux auxquels oblige l'exercice de la philosophie ; et l'expérience vous l'apprenait. Vous êtes donc revenu à vos premiers désordres parce que vous vous êtes laissé séduire, ou parce que vous avez crû qu'il était indifférent au sage de donner la préférence à un genre de vie sur l'autre, ou enfin par quelque autre raison que j'ignore ; car je ne puis pas croire que l'intempérance et la gourmandise vous aient porté à cet excès, de mépriser les lois fondamentales de la philosophie à laquelle vous avez été attaché. Je n'imagine pas que vous ayez moins de fermeté que des gens ordinaires qui étant convaincus qu'ils avaient eu tort de manger de la chair des animaux se seraient plutôt laissés mettre en pièces que d'en faire leur nourriture et n'auraient pas eu plus de répugnance à manger de la chair humaine, que de celle de plusieurs animaux.

III. Mais dès que je fus informé par ceux qui reviennent de votre province, des arguments que vous employez contre ceux qui s'abstiennent des viandes, je ne me contentai pas d'avoir pitié de vous, je sentis des mouvements d'indignation, de voir que séduit par de frivoles sophismes, vous ayez entrepris de détruire un dogme ancien, approuvé par les dieux mêmes. C'est ce qui m'a fait prendre la résolution d'expliquer notre doctrine, de rapporter avec plus de force et d'une façon plus étendue que vous ne l'avez fait, ce qu'on peut nous opposer; d'y répandre et de faire voir que les objections que l'on a apportées contre notre système ne sont que de vains raisonnements qui ne peuvent pas tenir contre la force de la vérité. Vous ignorez peut-être que ceux qui ont attaqué le sentiment de l'abstinence des viandes ne sont pas en petit nombre. Les Péripatéticiens, les Stoïciens et la plupart des Épicuriens se sont déclarés contre cette doctrine de Pythagore et d'Empédocle dont vous étiez partisan. Divers autres philosophes ont écrit aussi contre ce sentiment, entre autres Claude de Naples. Je rapporterai leurs difficultés ; j'omettrai seulement celles qui n'ont rapport qu'aux preuves d'Empédocle.

IV. Ceux qui ne sont pas de notre sentiment soutiennent que c'est confondre les idées de justice que de nous obliger de l'observer, non feulement avec les êtres raisonnables, mais aussi avec ceux qui font dépourvus de raison; que les hommes et les dieux méritent seuls notre attention ;que les animaux ne sont point dignes de notre compassion, n'ayant point de rapport avec nous et que n'étant point membres de notre société, ils ne doivent point être ménagés, lorsqu'ils'agit ou de les faire travailler, ou de les manger ; que ce serait nous faire tort à nous-mêmes de n'en point tirer tout l'usage que l'on peut sous prétexte de justice, et que nous nous réduirions par là à mener presque une vie sauvage.

V. Il n'est pas question ici des Nomades et des Troglodytes, qui ne connaissent d'autre nourriture que la viande : mais il s'agit de ceux qui se proposent de remplir les devoirs de l'humanité. Quel ouvrage pourrions nous lire, quel art pourries-nous exercer, quelle commodité pourrions-nous nous procurer, si nous regardions les animaux comme étant de même nature que nous et si, craignant de leur faire aucun tort, nous les traitions avec tous les ménagements possibles ? Il est vrai de dire qu'il nous serait impossible de prévenir les misères qui nous rendraient la vie malheureuse, si nous nous croyons obligés de pratiquer les lois de la justice avec les animaux, et si nous nous écartions des anciens usages ; car, comme dit Hésiode, Jupiter ayant distingué les natures et séparé les espèces, permit aux poissons, aux bêtes sauvages, aux oiseaux, de se manger les uns les autres, parce qu'il n'y a point de lois entre eux : mais il ordonna aux hommes d'observer la justice à l'égard de leurs semblables.

VI. Or nous ne pouvons pas commettre d'injustice avec ceux qui ne peuvent pas observer avec nous les règles de la justice. C'est un principe que l'on ne peut contester dans la morale. Les hommes ne pouvant pas se suffire à eux-mêmes, comme nous le disions, et ayant besoin de beaucoup de choses, ce serait les détruire, les réduire à l'état du monde le plus malheureux et leur ôter les instruments dont ils ont besoin pour les nécessités de la vie que de les priver du recours qu'ils peuvent tirer des animaux. Les premiers hommes n'étaient pas aussi heureux qu'on se l'imagine car la superstition qui empêche de toucher aux animaux, devait aussi donner de la répugnance pour couper les arbres et les plantes, y ayant autant de mal à abattre un sapin ou un chêne, qu'a égorger un bœuf ou un mouton, si les arbres et les plantes sont animés, comme le croient ceux qui enseignent la métempsycose. Ce sont là les principaux arguments employés par les Stoïciens et par les Péripatéticiens.

VII. Les Épicuriens prétendent que les anciens législateurs ont déclaré l'homicide impie et ont attaché à ce crime de grands déshonneurs à cause de la nécessité où étaient les hommes de vivre en société. Pour qu'ils eussent horreur de ce crime il suffirait peut-être qu'ils fissent attention sur la ressemblance qui est entre eux. Le bien de la société a fait décerner des peines très graves contre ceux qui assassineraient ; et ces peines sont suffisantes pour retenir ceux que la seule loi de l'humanité n'arrêterait pas.

VIII. Les premières lois n'ont point été établies par la violence mais par le consentement de ceux qui les ont acceptées et les premiers législateurs ont fait recevoir leurs lois plutôt par leur prudence que par la force. L'utilité en ayant été aperçue par le grand nombre les autres qui n’avaient peut-être pas fait les mêmes réflexions ont été obligés de s'y soumettre par la crainte de la punition. C'était le seul moyen que l'on pouvait employer contre ceux qui ne voulaient pas convenir de l'utilité des réglementa avantageux ; car la crainte est encore le seul motif qui empêche le commun des hommes de faire le mal : si tous les hommes étaient capables d'apercevoir ce qui est convenable et de s'y conformer, les lois cesseraient de leur être nécessaires, parce que d'eux-mêmes ils éviteraient ce qui est défendu et pratiqueraient ce qui est ordonné. Une mûre réflexion sur ce qui est utile et sur ce qui est nuisible suffirait pour faire éviter le mal et pour faire donner la préférence au bien. La menace de la punition n'est que pour ceux qui ne font pas capables d'apercevoir l'utilité de la loi : la crainte qu'elle inspire est un frein qui empêche les passions de se porter aux excès défendus, et qui oblige de se conformer à ce qui est convenable.

IX. Le meurtre même involontaire n'a pas été exempt de quelque punition, afin d'ôter tout prétexte aux homicides et d'obliger les hommes d'apporter toute leur attention pour prévenir ce malheur. Je fuis persuadé que les expiations introduites pour purifier ceux qui avaient commis des meurtres tolérés par les lois n'ont eu d'autre principe que de détourner de l'homicide volontaire : c'est pourquoi les premiers législateurs non seulement ont établi des peines contre les meurtriers mais aussi ils ont déclaré impurs ceux qui, après avoir tué un homme, ne se faisaient pas purifier par des expiations. Ils ont par là adouci les mœurs et ayant ainsi calmé l'emportement et la violence des hommes, ils les ont détournés de se tuer les uns les autres.

X. Mais ceux qui firent les premiers règlements n'empêchèrent point de tuer les animaux. Ils voyaient l'utilité que l'on en pouvait retirer et que le soin de notre conservation demandait que l'on se précautionnât contre eux. Quelques-uns de ceux qui avaient un plus grand fond d'humanité, ayant représenté aux autres hommes que le motif de l'utilité commune les avait détournés de l'homicide, et ayant fait voir les inconvénients d'avoir recours à la violence, leur ont persuadén; de respecter la vie de leurs semblables ; ce qui devait contribuer à la conservation de tous les particuliers. Rien ne leur était plus avantageux que de ne se point séparer les uns des autres, de ne se faire aucun tort et de se réunir non seulement contre les bêtes féroces, mais aussi contre les autres hommes qui auraient entrepris de leur faire quelque violence.

XI. Et pour retenir avec plus d'efficacité ceux qui tuaient les autres hommes sans aucune nécessité, on établit des lois contre l'homicide, qui subsistent encore et qui furent reçues avec applaudissement par la multitude, qui n'avait pas eu de peine à s'apercevoir combien la réunion des hommes leur procurait d'avantage : il était seulement permis de détruire tout ce qui pouvait nuire à notre conservation. Si l'on disait que la loi a permis de tuer les animaux qui ne font aucun tort, il serait aisé de répondre qu'il n'y a aucune espèce d'animaux dont le trop grand nombre ne fût nuisible. Les brebis, les bœufs et les autres animaux de ce genre sont d'une très grande utilité aux hommes ; mais s'ils étaient en trop grand nombre, ils leur feraient tort préjudiciables, les uns à cause de leur force, les autres parce qu'ils consommeraient les fruits que la terre produit pour notre nourriture. C'est pour cette raison qu'il est permis de tuer ces sortes d'animaux, pourvu qu'on en laisse autant qu'il en faut pour nos besoins et que nous pouvons en garder sans nous faire tort. Mais quant aux lions, aux loups et aux autres bêtes féroces, nous les détruisons autant que nous le pouvons parce qu'ils ne nous sont d'aucune utilité.

XII. Ce fut elle que l'on consulta lorsqu'il fut question de décider ce que l'on pouvait manger, car il y aurait de la folie à croire que les législateurs n'aient eu en vue que le juste et le beau. Les idées ont été fort différentes selon les divers pays ; et l'on en peut juger par les coutumes toutes opposées au sujet de la nourriture des animaux. Si l'on avait pu faire quelque convention avec eux, par laquelle on serait demeuré d'accord de ne les pas tuer à condition qu'ils ne nous tueraient pas, il aurait été beau de porter jusque-là la justice ;chaque partie y aurait trouvé sa sûreté : mais n'étant pas possible que l'on fasse des traités avec des êtres qui ne font pas susceptibles de raison, il ne faut pas avoir plus d'attention pour eux que pour ce qui est inanimé. Le seul moyen de procurer notre sûreté est d'user du pouvoir que nous avons de les tuer : ce sont là les raisonnements des Épicuriens.

XIII. Il nous reste à rapporter les preuves employées par le vulgaire. Les Anciens, dit-on, s'abstenaient à la vérité des animaux, non point par aucun motif de piété, mais parce qu'ils ne connaissaient point l'usage du feu. Ils ne l'ont pas plutôt connu qu'ils l'ont respecté comme quelque chose de sacré. Ils sont venus ensuite manger des animaux; car quoiqu'il fût naturel de manger de la viande, il était contre la nature de la manger crue : c'est pourquoi les bêtes féroces sont appelées manges crue et il est dit par forme d'injure : Tu mangerais Priam tout cru: c'est ainsi que sont caractérisés ceux qui n'ont aucun principe de religion.
On ne mangeait donc point d'animaux dans l'origine des choses, l'homme ayant de la répugnance pour la viande crue mais dès que l'usage du feu eut été introduit, on s'en servit pour apprêter non seulement la viande mais aussi plusieurs autres aliments. Les nations qui ne mangent que du poisson sont une preuve que les hommes ont de aversion pour la viande crue; car elles font rôtir leur poisson ou sur des pierres échauffées au soleil, ou elles l'exposent au sable brûlant : et ce qui fait voir que les hommes mangent naturellement de la viande, c'est que les Grecs et les Barbares sans distinction font dans cet usage.

XIV. Ceux qui soutiennent qu'il y a de l'injustice à manger des animaux, sont obligés de prétendre qu'il n'est pas permis de les tuer. Cependant nous sommes indispensablement obligés de faire la guerre aux bêtes sauvages, et cette guerre est juste; car il y en a qui nous attaquent : tels sont les loups et les lions ; d'autres nous mordent lorsque nous marchons dessus, comme les serpents : il y en a qui gâtent les fruits de la terre, c'est pourquoi nous tâchons de les détruire pour prévenir les maux qu'ils peuvent nous faire. Quiconque voit un serpent cherche à le tuer, non seulement afin de n'en être pas mordu, mais afin qu'il ne blesse personne ; car lorsque nous haïssons les bêtes féroces , nous avons de l'amitié pour les hommes : mais s'il est juste de détruire certains animaux, il y en a d'autres qui sont accoutumés de vivre avec nous, et pour lesquels nous n'avons point d'aversion ; c'est ce qui fait que les Grecs ne mangent ni chiens, ni chevaux, ni ânes, ni un grand nombre d'oiseaux. Quoique le cochon ne soit bon qu'à manger, les Phéniciens et les Juifs s'en abstiennent, parce qu'il n'y en a point dans leurs pays. On assure qu'encore actuellement on ne voit point de ces animaux en Éthiopie. De même donc que les Grecs ne sacrifient point aux dieux ni de chameau, ni d'éléphant, parce que ces animaux ne naissent point en Grèce: ainsi en Chypre, en Phénicie et en Égypte on ne sacrifie point de cochon parce que ce n'est pas un animal de ces pays-là ; et il n'est pas plus étonnant que quelques peuples s'abstiennent de manger du cochon, que de voir que nous ayons de la répugnance à manger du chameau.

XV. Mais pourquoi s'abstiendrait-on de manger des animaux ? Serait-ce parce que cette nourriture nuit à l'âme ou au corps ? Il est aisé de prouver le contraire ; car les animaux qui mangent de la chair sont plus intelligents que les autres. Ils chassent avec art et se procurent par-là une nourriture qui augmente leurs forces : tels font les lions et les loups. L'usage de la viande ne fait donc aucun tort ni à l'âme, ni au corps ; c'est ce que l'on peut prouver par ce qui se passe chez les athlètes Ils n'en. sont que plus forts parce qu'ils mangent de la viande ; et les médecins l'ordonnent aux malades dont ils veulent rétablir les forces. Une preuve assez forte que Pythagore s'est éloigné de la vérité , c'est qu'aucun des anciens Sages n'a été de son sentiment, ni les Sept par excellence, ni les Physiciens qui ont vécu ensuite, ni Socrate, ni ses disciples.

XVI. Mais supposons un moment que tous les hommes embrassent la doctrine de Pythagore, qu'arrivera t'il de la fécondité des animaux ? Personne n'ignore jusqu'où va celle des cochons et des lièvres ; ajoutez-y celle des autres bêtes : y aurait-il de quoi les nourrir ?Que deviendraient les laboureurs qui n'oseraient même pas tuer les animaux qui détruiraient leurs moissons ? La terre ne pourrait pas suffire à cette multitude. Ceux qui mourraient produiraient une corruption dans l'air qui causerait nécessairement une peste à laquelle il n'y aurait point de remède : la mer, les rivières, les étangs seraient remplis de poissons, l'air d'oiseaux et la terre de toute sorte de reptiles.

XVII. De combien de remèdes salutaires se priverait-on si on s'abstenait des animaux ? Il y a eu plusieurs personnes qui ont recouvré l'usage de la vie en mangeant des vipères. Le domestique du médecin Cratérus fut attaqué d'une maladie fort étrange ; les chairs se séparaient de ses os ; tous les remèdes qu'on lui faisait ne lui procuraient aucun soulagement. On lui donna de la vipère apprêtée en forme de poisson et il fut guéri. Plusieurs autres animaux, ou même quelques-unes de leurs parties, sont des remèdes spécifiques dans certaines maladies ; et ce serait se priver de ces remèdes, que de renoncer à l'usage des animaux.

XVIII. Si les plantes ont aussi une âme, comme on le dit, à quoi seraient réduits les hommes s'ils étaient obligés de s'abstenir des plantes ainsi que des animaux ? et s'il n'y a point d'impiété à faire usage des plantes, il n'y en a pas non plus à tuer les bêtes.

XIX. On pourra objecter qu'il n'est pas permis de tuer ce qui est de même espèce que nous :mais si les âmes des animaux sont semblables aux nôtres, c'est leur rendre service que de tuer leurs corps, puisque c'est faciliter leur retour dans le corps humain ; et on ne cause aucune douleur à leurs âmes en se nourrissant de leurs corps, lorsqu'elles, en sont séparées. Autant les âmes doivent s'attrister de quitter les corps humains, autant doivent-elles avoir de joie de s'éloigner des corps des autres animaux, puisque l'homme domine sur les bêtes, comme Dieu règne sur les hommes. Une raison suffisante pour tuer les animaux, c'est qu'ils tuent eux-mêmes les hommes. Si les âmes des bêtes sont mortelles, nous ne leur faisons point d'injustice en les tuant ; et nous leur rendons service, si elles sont immortelles, puisque nous les mettons à portée de retourner promptement dans les corps humains.

XX. Lorsque. nous nous défendons contre les animaux, nous ne commettons point d'injustice; nous ne faisons que les punir. Il est vrai que nous tuons les serpents et les scorpions, lors même qu'ils ne nous attaquent pas : mais c'est afin qu'ils ne fassent point de mal aux autres hommes; et quand nous tuons les bêtes qui gâtent les fruits de la terre, on ne peut pas dire que nous ayons tort.

XXI. Si quelqu'un s'imagine que notre conduite est injuste, qu'il ne fasse donc usage ni du lait, ni de la laine, ni des oeufs, ni du miel ; car de même que l'on ne peut dépouiller un homme de son habit sans injustice, c'est être injuste à l'égard d'une brebis que de la tondre, puisque sa toison lui sert d'habit, et de prendre son lait, puisqu'il ne nous est pas destiné, mais à ses petits. Le miel que vous enlevez à l'abeille pour votre plaisir, avait été amassé pour sa nourriture. Je ne parle pas de l'opinion des Égyptiens que l'on ne peut toucher aux plantes sans injustice. Mais si tout est fait pour l'homme, l'abeille travaille pour nous lorsqu'elle fait son miel et la laine des brebis est destinée par la nature à nous échauffer et à nous servir d'ornement.

XXII. Lorsque nous tuons des animaux pour les sacrifier, nous imitons les dieux. Apollon est appelé tueur de loups, et Diane meurtrière des bêtes sauvages. Les demi-dieux et les Héros qui sont bien supérieurs à nous par leur origine et par leur vertu, ont si bien approuvé l'usage des animaux qu'ils en ont offert aux dieux par douzaines et par centaines : Hercule est appelé mangeur de bœufs.

XXII. Si quelqu'un soutenait que l'intention de Pythagore était de détourner les hommes de se manger les uns les autres, il avancerait une grande absurdité ; car si les hommes du temps de ce philosophe se mangeaient il aurait eu tort de les engager à s'abstenir des animaux pour les empêcher de se manger : il les y aurait plutôt excités en leur insinuant qu'il n'y avait point de différence entre manger un homme ou un cochon et un bœuf. Si au contraire ils ne s'entre-mangeaient pas, à quoi était-il bon d'avancer cette opinion ? Si cette loi était établie pour ceux qui suivaient sa doctrine, rien n'est plus honteux puisque l'on en pourrait conclure que ceux qui vivaient du temps de Pythagore étaient mangeurs d'hommes.

XXIV. Si nous nous abstenions des animaux, non seulement nous nous priverions de beaucoup d'avantages et de plaisirs mais aussi les terres nous deviendraient inutiles. Elles seraient ravagées par les bêtes sauvages ; on ne verrait que des serpents et des oiseaux : il serait très difficile de labourer ; les semences seraient mangées par les oiseaux et s'il leur en échappait, les bêtes à quatre pieds achèveraient de les détruire : les hommes réduits ainsi à la plus grande misère se verraient contraints de se manger les uns les autres.

XXV. Les dieux eux-mêmes ont ordonné qu'on leur sacrifiât les bêtes sauvages. L'Histoire est remplie de ces faits. Les Héraclides qui allèrent à la guerre de Lacédémone avec Euristhènes et Proclès, n'ayant pas de vivres, mangèrent des serpents que la terre leur donna pour nourriture. Une nuée de sauterelles sauva un jour en Libye une armée qui manquait de tout. Voici ce qui arriva près du détroit de Gades : Mogus roi des Mauritaniens, qui fut tué à Mothone par Agrippa, avait assiégé le temple d'Hercule qui est très riche. C'était la coutume que les prêtres sacrifiassent tous les jours des victimes sur l'autel de ce dieu. Le temps fit voir que ce n'était point une institution humaine, mais que le dieu lui-même l'avait ordonné ; car il arriva que le siège tirant en longueur, les victimes manquèrent. Le prêtre fort embarrassé eut un songe. Il lui semblait être au milieu des colonnes d'Hercule vis-à-vis l'autel de ce dieu ; il voyait un oiseau perché sur l'autel et qui cherchait à s'envoler : après avoir pris son vol, il tomba entre les mains du prêtre, qui s'en saisit et le sacrifia. Dès qu'il se fut réveillé, il alla à la pointe du jour à l'autel qui l'avait occupé pendant son rêve : il aperçut l'oiseau qu'il avait vu en songe ; il vint se remettre entre ses mains : le prêtre le prit et le donna au grand prêtre qui le sacrifia. Ce qui arriva à Cyzique est encore plus remarquable. Mithridate faisait le siège de cette ville. On était au jour de la fête de Proserpine, où l'on doit sacrifier un bœuf. Les troupeaux sacrés parmi lesquels on prend la victime paissaient hors de la ville ; l'heure du sacrifice était arrivée : le bœuf qui devait être sacrifié mugit, et ayant traversé le détroit, il vint se présenter à la porte de la ville qui lui fut ouverte. Il courut à l'autel où il fut sacrifié. C'est donc avec raison que l'on est persuadé que les sacrifices des animaux sont conformes à la piété, puisqu'ils plaisent aux Dieux.

XXVI. Que deviendrait un état si tous les citoyens avaient cette aversion pour l'effusion du sang ? Comment pourraient-ils repousser les ennemis qui viendraient les attaquer, s'ils craignaient de les tuer ? II serait trop long de détailler les inconvénients de cette doctrine : l'exemple même de Pythagore nous apprend qu'il n'est pas contraire a la piété de tuer et de manger des animaux. On nourrissait autrefois les athlètes de lait et de fromage trempé dans l'eau. On leur donna ensuite des figues sèches. Pythagore changea ce régime et voulut qu'on leur fit manger de la viande, pour les rendre plus forts. On rapporte que quelques Pythagoriciens ont sacrifié eux-mêmes des animaux. Voilà les arguments que l'on trouve dans Claude, dans Héraclide le Pontique, dans Hermaque l'Epicurien, chez les Stoïciens et chez les Péripatéticiens. Nous n'avons pas omis les difficultés que l’on nous a dit que vous faisiez ; et comme mon intention est de répondre à toutes ces objections, j'ai cru devoir d'abord les rapporter.

XXVII. Il faut premièrement savoir que je n'écris pas pour tout le monde. Je n'ai en vue, ni ceux qui ne sont occupés que des arts mécaniques, ni les athlètes, ni les soldats, ni les matelots, ni les sophistes, ni ceux qui passent toute leur vie dans le tumulte des affaires ; je ne parle qu'aux hommes raisonnables, qui veulent savoir ce qu'ils font, pourquoi ils sont sur la terre et ce qu'ils doivent devenir. Pour les autres, je n'y pense pas ; car dans cette vie on doit agir différemment avec celui qui ne cherche qu'à dormir, ou avec celui qui voudrait éloigner le sommeil pour être toujours éveillé. Il faut que le premier se livre à la bonne chère, qu'il habite une maison tranquille, qu'il se repose dans un lit bien grand et bien mollet, qu'il ne pense à rien de ce qui pourrait trop l'occuper, que les odeurs, les parfums et tout ce qu'il boit et mange, ne contribuent qu'à augmenter son indolence. Mais quant à celui qui se propose de peu dormir, il faut qu'il soit sobre, qu'il renonce à l'usage du vin , qu'il ne se nourrisse que d'aliments légers et peu nourrissants, que sa maison soit éclairée, que l'air en soit subtil, qu'il ait des affaires et des embarras, et qu'il soit couché durement. De savoir pour lequel de ces deux différents genres de vie nous sommes nés, ce serait le sujet d'une longue dissertation.

XXVIII. Quant à ceux qui revenus des erreurs de ce monde, sont persuadés que la nature les a destinés à veiller, nous leur conseillons de mener un genre de vie convenable aux idées qu'ils se sont faites et d'abandonner à leurs lits délicieux à ceux qui ne songent qu'à dormir. Prenons seulement garde, que comme ceux qui ont mal aux yeux le communiquent à ceux qui les regardent et que ceux qui baillent donnent envie de bailler, il ne nous prenne envie de dormir en habitant une région où tout porte au sommeil, et en vivant avec des gens qui s'y livrent tout entiers. Si les législateurs n'eussent travaillé que pour ceux qui se proposent la plus grande perfection, ce serait une nécessité de profiter de la permission qu'ils nous ont donnée de manger de la viande : mais comme ils n'ont eu égard qu'à la vie commune et n'ont travaillé que pour le vulgaire, rien ne nous empêche de remonter jusqu'à la loi divine non écrite qui est supérieure à toutes les lois humaines.

XXIX. Il ne faut pas croire que le bonheur consiste, ni dans la facilité de parler, ni dans la multitude des connaissances. Il n'y a point de science qui puisse nous rendre heureux, si elle n'est accompagnée d'un genre de vie convenable à notre nature. Or la fin et la perfection de l'homme consistent à mener une vie spirituelle. Les sciences peuvent bien contribuer à la perfection de l’âme, mais elles ne suffisent pas pour le bonheur. Et puisqu'il faut être purs non seulement dans nos discours mais aussi dans nos actions, examinons ce qu'il faut que nous fassions pour parvenir à cette pureté.

XXX. Il faut d'abord renoncer à tout ce qui nous attache aux choses sensibles et à tout ce qui nourrit les passions, ne s'occuper que du spirituel ; car nous ressemblons à ceux qui quittent leur patrie pour aller dans un pays étranger où ils se familiarisent avec les lois et les coutumes des barbares. Lorsqu'ils doivent retourner chez eux, ils songent non seulement au voyage qu'ils ont à faire : mais pour y être mieux reçus, ils cherchent à se défaire de toutes les manières étrangères qu'ils ont pu contracter et à se ressouvenir de tout ce qu'il faut faire pour être vus agréablement dans leur pays natal. De même nous qui sommes destinés à retourner dans notre vraie patrie, il faut que nous renoncions à tout ce que nous avons pris ici d'habitudes mauvaises ; et nous devons nous ressouvenir que nous sommes des substances heureuses et éternelles, destinées à retourner dans le pays des intelligences où l'on ne trouve rien de sensible. Il nous faut donc être continuellement occupé de ces deux objets, de nous dépouiller de tout ce qui est matériel et mortel, et de nous mettre en état de retourner d'où nous sommes venus, sans que notre âme ait souffert de cette habitation terrestre. Nous étions autrefois des substances intelligentes, dégagées de tout ce qui est sensible ; nous avons été ensuite unis a des corps, parce qu'il était au dessus de nos forces de converser éternellement avec ce qui n'était qu'intellectuel. Les substances intelligentes se corrompent bientôt, dès qu'elles sont unies à des choses sensibles : comme l'on voit qu'une terre où l'on n'a semé que du froment produit cependant de l'ivraie.

XXXI. Si nous voulons donc retourner dans notre premier état, il faut nous séparer de tout ce qui est sensible, renoncer à tout ce qui est contraire à la raison, nous dégager de toutes les passions, autant que la faiblesse humaine le permet : il ne faut songer qu'à perfectionner l'âme, imposer silence aux passions, afin qu'autant qu'il est possible, nous menions une vie toute intellectuelle. C'est pourquoi il est nécessaire de se dépouiller de cette enveloppe terrestre ; car il faut être nu pour bien combattre : et notre attention doit aller non seulement jusqu'aux choses qui doivent nous servir de nourriture, mais aussi jusqu’à réprimer les désirs ; car a quoi servirait-il de renoncer aux actions si on en laissait subsister les causes ?

XXXII. Pour parvenir à ce renoncement, il faut employer la force, la persuasion, le raisonnement et l'oubli. Ce dernier moyen est même le meilleur, puisqu'il est le moins violent, et par conséquent le moins douloureux. Il est difficile de séparer par force des choses sensibles, sans qu'il y paraisse quelque trace de la violence que l'on a employée : ayons donc une attention continuelle à ce qui peut fortifier en nous la partie spirituelle et abstenons-nous de ce qui réveille les passions. Il y a une sorte d'aliments, qui n'est que trop capable de produire cet effet.

XXXIII. Il faut donc s'en priver. Nous remarquerons à ce sujet qu'il y a deux sources qui forment les liens de notre âme ; et lorsqu'elle est enivrée de ces poisons mortels, elle oublie sa nature. Ces deux sources sont le plaisir et la douleur. C'est le sentiment qui les prépare. L'imagination, l'opinion et la mémoire les accompagnent. Voilà ce qui met les passions en mouvement et lorsque l'âme en est une fois agitée, elle sort bientôt de son assiette naturelle et cesse d'aimer ce à quoi elle est destinée. Il est donc à propos d'éviter les passions, autant qu'il est possible. Le moyen d'y parvenir, c'est de renoncer aux agitations violentes qui nous sont causées par les sens :ce sont eux qui produisent tous les désordres de l'âme. La preuve en est dans les effets que cause la vue des spectacles, des danses, des femmes. Les sens sont donc comme des filets qui entraînent l'âme vers le mal.

XXXIV. Étant ainsi violemment émue par les objets étrangers, elle s'agite avec fureur. Le trouble extérieur se communique à l'intérieur, qui a déjà été enflammé par les sens. Les émotions que cause l'ouïe font quelquefois de si prodigieux effets, que bannissant la raison, ils rendent furieux et si efféminés, qu'on se livre aux postures les plus indécentes : c'est ce qui arrive à ceux qui s'injurient ou qui écoutent des discours où la pudeur est blessée. Tout le monde sait combien l'usage des parfums dont les amants se servent avec tant de succès, nuit à l'âme. Il est inutile de nous étendre sur les effets du goût. On sait qu'il nourrit les passions et qu'on ne peut le satisfaire sans appesantir son corps ; et comme disait un médecin, les aliments et les boissons dont nous faisons notre nourriture ordinaire, sont des poisons plus dangereux pour l'âme que les poisons préparés par l'art sont dangereux pour le corps. Les attouchements rendent presque l'âme corporelle, La mémoire et l'imagination étant échauffées par les sens, mettent en mouvement une multitude de passions, la crainte, les désirs, la colère, l'amour, le chagrin, la jalousie et les inquiétudes.

XXXV. C'est pourquoi il faut beaucoup travailler pour s'en garantir : il faut y penser jour et nuit à cause de cette liaison nécessaire que nous avons avec les sens. C'est ce qui doit nous engager à nous éloigner, autant qu'il est possible, des lieux où nous avons sujet de craindre, que nous ne rencontrions ces ennemis : craignons aussi de risquer une défaite, en hasardant un combat.

XXXVI. C'est pourquoi les Pythagoriciens et les anciens Sages allaient habiter les pays les plus déserts. D'autres s'établissaient dans les temples et dans les bois sacrés, où le peuple n'était pas reçu. Platon choisit l'Académie pour sa demeure, quoique ce lieu fût désert, éloigné de la ville et même, à ce qu'on dit, malsain. D'autres n'ont pas épargné leurs yeux, dans l'espérance de pouvoir méditer sans distraction. Si quelqu'un s'imaginait qu'en vivant avec les hommes et en se livrant à ses sens, il pourrait être sans passions, il se trompe lui-même et ceux qui l'écoutent, parce qu'il ne fait pas attention que quiconque est fort lié avec les hommes, devient l'esclave des passions. Ce n'est pas sans raison qu'un philosophe a dit en parlant des philosophes[2]: ils n'ont point appris dans leur jeunesse le chemin de la place publique : ils ne connaissent ni le palais, ni l'Hôtel de Ville, ni les endroits où le public s'assemble. Ils n'ont aucune part ni aux lois, ni aux décrets, ni aux brigues, ni aux repas publics où l'on admet de la musique. Ils n'y perdent pas même ans leurs rêves ; ils ne savent pas plus ce qui se passe de bien ou de mal dans la ville, ou ce qui est arrivé de fâcheux à leurs ancêtres, qu'ils savent la quantité d'eau qu'il y a dans la mer. Ce n'est point par vanité qu'ils ignorent ces détails. Leur corps est dans la ville, comme dans un pèlerinage ; mais leur âme qui méprise ces petites choses, ne cherche qu'à s'envoler, comme dit Pindare , et néglige tout ce qui l'environne

XXXVII. Un homme de cette trempe n'aura pas beaucoup de peine à s'accoutumer à l'abstinence des viandes, lorsqu'il fera attention au danger qu'entraîne avec soi l'usage de cette nourriture, et que le seul moyen d'être très heureux, est de tâcher de ressembler à la divinité. Il cherchera donc à lui plaire, en menant une vie sobre et dégagée, le plus qu'il est possible, des choses mortelles.

XXXVIII. Ceux qui soutiennent qu'il est permis de faire usage des viandes, prouvent suffisamment qu'ils sont les esclaves de leurs passions. Ce n'est pas une chose indifférente, que de renforcer ses chaînes. Le philosophe n'accordera à la nature que ce qui lui est absolument nécessaire. Il n'aura recours qu'à des nourritures légères ; il rejettera les autres, comme étant trop capables de porter à la volupté. Il approuve la maxime de celui qui a dit, que les sens étaient les clous qui attachaient l'âme au corps, en réveillant les passions et en inspirant le désir de jouir des objets corporels. Si les sens ne retardaient pas les opérations de l'esprit, il serait possible que l'âme se trouvât quelquefois à l'abri des passions et indépendante des mouvements du corps.

XXXIX. Mais comment pouvez-vous dire que l'âme ne dépend point de ce qui se passe dans le corps, puisque l'âme est où est le sentiment ? Il est différent de ne point donner son attention aux choses sensibles, d'en détourner même son intention, ou de s'imaginer qu'elles ne prennent rien sur l'âme. Ce serait vouloir se tromper soi-même, que de croire que Platon ait été de cette dernière opinion. Celui qui se trouve à une grande table, ou au spectacle, ou aux assemblées où l'on n'est occupé qu'à se divertir, en est sans doute affecté. S'il est distrait, il apprête matière à rire aux domestiques et à toute la compagnie, parce que son ton est différent de celui des autres.

XL. Ceux qui disent que nous avons deux âmes n'osent pas assurer que nous ayons deux attentions. Ce serait réunir deux êtres, dont les opérations ne se ressembleraient pas, et pourraient même être opposées l'une à l'autre.

XLI. Mais à quoi bon réprimer nos passions, les anéantir même, et n'être occupé que de cette victoire en tout temps. S'il vous était aisé au milieu des périls qui vous environnent, de mener une vie spirituelle, et si en vous livrant à la bonne chère et aux vins les plus exquis, vous pouviez donner votre attention à la contemplation des choses intellectuelles, vous le pourriez donc aussi, quand vous feriez même ce qu'il n'est pas honnête de dire. Ceux qui se proposent de mener une vie parfaite, doivent non seulement renoncer aux plaisirs de l'amour, mais aussi s'abstenir d'une infinité de choses. Ils doivent être très sobres et n'accorder à la nature que ce qui lui est absolument nécessaire; car les sens ne sont jamais satisfaits qu'au préjudice de la partie intellectuelle : et plus la partie dépourvue de raison est agitée, plus la raison souffre , parce qu'il n'est pas possible pour lors que son attention ne soit partagée.

XLII. L'opinion que l'on pouvait se livrer aux sens, cependant s'appliquer aux choses intellectuelles, a été une occasion de chute pour plusieurs barbares qui persuadés de cette idée s'adonnaient à tous les plaisirs. J'en ai entendu quelques-uns qui voulaient faire ainsi l'apologie de ce malheureux système. Les viandes ne nous souillent pas plus que les ordures des fleuves ne souillent la mer. Elle les reçoit, parce qu'elle ne craint pas d'en être infectée. Nous serions les esclaves d'une vaine terreur, si nous apportions trop de précautions sur la nature des aliments dont nous faisons usage : quelques ordures qui se mêlent à une petite quantité d'eau la gâtent; mais on ne s'en apercevrait pas si elles étaient jetées dans la mer. Ce n'est qu'aux petites âmes à être précautionnées sur les aliment ; les génies puissants n'ont rien à craindre : ils ne peuvent pas en être souillés. C'est ainsi que ces raisonneurs se trompent et que sous le faux prétexte de l'indépendance de leur âme, ils se précipitent dans les abîmes du malheur. Ce sont ces principes qui ont engagé quelques Cyniques à s'abandonner à toutes les fantaisies les plus déréglées, comme si tout était indifférent.

XLIII. L'homme prudent à qui les charmes de ce monde sont suspects, et qui connaît le cœur humain, sait que lorsque le corps est remué parles objets extérieurs, la passion se met aussitôt en mouvement, soit que nous le voulions, soit que nous nous y opposions. Pour lors la partie de nous-mêmes qui est sans raison et qui est incapable de juger et de se contenir dans les bornes de la nature, s'agite avec violence : de même que ces chevaux fougueux qui ne sont point retenus par un sage conducteur. Il n'est pas possible qu'elle se conduise convenablement quant aux objets extérieurs si elle n'est dirigée par ce qui doit la gouverner et l'éclairer. Celui qui ôte à sa partie raisonnable le droit qu'elle a de gouverner la partie destituée de raison et qui permet à celle-ci de suivre ses désirs, ouvre la porte à tous les vices ; et celui qui ne consultera que la raison, ne fera jamais rien que de sage.

XLIV. La différence qu'il y a entre l'homme de bien et le vicieux , c'est que le premier a toujours les yeux sur la raison afin qu'elle le gouverne ; l'autre ne la consulte pas. De là vient que tant de gens s'égarent dans leurs discours, dans leurs actions, dans leurs désirs, tandis que les gens vertueux ne font rien que de convenable parce qu'ils se laissent conduire par la raison jusque dans l'usage qu'ils font des aliments et dans toutes les opérations corporelles. C'est elle qui contient les sens : l'homme est perdu dès qu'elle cesse de le gouverner.

XLV. C'est pourquoi les gens vertueux doivent s'abstenir des viandes et des plaisirs des sens, parce que ceux qui s'y livrent ont bien de la peine à les concilier avec la raison. C'est ce que ne comprend point la partie de nous-mêmes qui n'est pas raisonnable ; car elle n'est pas capable de réflexion. Si nous pouvions nous délivrer de la servitude de manger, il nous serait plus aisé de parvenir à la perfection. La digestion, le sommeil, le repos nécessaire après avoir mangé, demandent une attention continuelle de la part de la raison, pour nous empêcher de nous livrer à des désirs déréglés, suites ordinaires des nourritures trop fortes.

XLVI. La raison réduit à peu de choses le nécessaire. Elle ne cherche point à avoir un grand nombre de domestiques brillants, ni à se procurer beaucoup de plaisirs par le manger parce qu'elle sait que lorsque l'estomac est trop plein, l'homme est incapable d'agir et ne désire que le sommeil. Elle sait que lorsque le corps est trop gras, ses chaînes en deviennent plus fortes, et qu'il en est moins capable de remplir ses vrais devoirs. Que celui donc qui n'a d'autre intention que de mener une vie spirituelle, et de s'affranchir des passions, nous fasse voir qu'il est plus aisé de se nourrir de viandes, que de fruits ou de légumes, que l'apprêt en est plus simple, que la digestion en est plus facile, qu'elles excitent moins les passions et quelles rendent le corps plus vigoureux.

XLVII. Si ni aucun médecin, ni aucun philosophe, ni aucun maître d'exercice, ni enfin qui que ce soit n'a osé avancer ce paradoxe, pourquoi ne nous délivrons-nous pas volontairement d'un si grand fardeau ? Pourquoi ne nous affranchissons-nous pas d'une infinité de maux en renonçant a l'usage de la viande ? Les richesses nous seraient pour lors inutiles. Nous n'aurions pas besoin d'un grand nombre de domestiques et nous nous passerions d'une multitude de meubles et d'ustensiles. Nous ne serions point appesantis par le sommeil. Nous éviterions de grandes maladies, qui nous obligent d'avoir recours aux médecins. Nous serions moins portés aux plaisirs de l'amour. Nos chaînes en seraient moins fortes. Enfin nous serions garantis d'une infinité de maux. L'abstinence des viandes remédie à tous ces inconvénients. En se bornant aux choses inanimées, il n'y a personne qui ne puisse avoir aisément ce qui lui est nécessaire et l'on procure à l'âme une paix qui la met en sûreté contre les passions. Ceux qui ne mangent que du pain d'orge, disait Diogène, n'ont dessein, ni de nous voler, ni de nous faire la guerre. Les tyrans et les fourbes sont tous mangeurs de viandes. En diminuant les besoins, en retranchant une grande partie des aliments, nous soulagerons le travail de l'estomac ; l'esprit sera plus libre, n'ayant plus rien a craindre, ni des fumées des viandes, ni des mouvements du corps.

XLVIII. L'évidence de ce système n'a besoin ni de commentaires, ni de preuves. Non seulement ceux qui se sont proposé de mener une vie spirituelle, ont regardé l'abstinence des viandes comme nécessaire pour parvenir à leur fin : mais je crois aussi que tout philosophe pensera de même dès qu'il voudra donner la préférence à une sage économie sur le luxe et qu'il fera attention à l'avantage que ceux qui se contentent de peu ont sur ceux qui ont beaucoup de besoins. Et ce qui paraîtra plus étonnant, quelques-uns d'entre les philosophes qui font consister le bonheur dans le plaisir, pensent de même. Je veux parler des Épicuriens, dont plusieurs, entre lesquels était Épicure, se sont contentés pour toute nourriture de pain d'orge et de fruits, et ont fait voir dans leurs ouvrages qu'il fallait très peu de chose pour la nourriture de l'homme, et que des nourritures simples et faciles à se procurer lui suffisaient.

XLIX. Les besoins de la nature sont bornés, disent-ils, et on peut aisément les satisfaire; il n'en est pas de même de ce qui ne consiste que dans de vaines opinions. Ils ne regardent comme nécessaire, que ce dont la privation fait nécessairement souffrir. Mais pour ce qui n'est que de luxe et que l'on ne désire pas nécessairement, ils le regardent comme inutile, puisqu'on pourrait s'en passer sans douleur, que l'on peut subsister sans cela et que le prétendu besoin qu'on en a, n'est dû qu'à de ridicules et fausses opinions. Celui qui se nourrit de viandes, ne peut pas se passer de choses inanimées pour sa nourriture : celui qui borne son manger aux choses inanimées, a la moitié moins de besoins et il peut se les procurer aisément et sans grands frais.

L. Ils ajoutent, qu'il faut que celui qui ne peut pas avoir ce qui lui est nécessaire, ait recours aux consolations de la philosophie et supporte avec courage les maux qui lui surviennent. Il est vrai que nous serions mal conseillés, si nous ne consultions pas la philosophie, lorsqu'il s'agit des besoins de la nature. Que ce soit donc elle qui nous dirige : pour lors nous ne chercherons pas à accumuler des richesses et nous réduirons nos aliments à très peu de choses. Nous n'aurons pas de peine à comprendre qu'il est beaucoup plus heureux d'avoir peu de besoins, et que c'est un moyen très sûr d'éviter de grands inconvénients.

LI. Tels sont la pesanteur du corps, les embarras attachés à une vie voluptueuse , la difficulté de conserver toujours la présence d'esprit et la raison, et enfin plusieurs autres, qui doivent nous engager à donner la préférence à la vie frugale, puisqu'il n'y a point de compensation qui puisse tenir lieu de tous ces désavantages. Un philosophe doit être convaincu, que rien ne lui manquera dans cette vie-ci. Il aura d'autant plus facilement cette persuasion qu'il ne recherchera que des choses qu'il est aisé de se procurer car il serait bien-tôt détrompé sil donnait dans le luxe. La plupart des gens riches sont toujours dans la peine, comme si tout devait leur manquer. Un motif pour se contenter de peu de choses et de celles qu'on trouve aisément, est de faire attention que toutes les richesses du monde ne sont pas capables de guérir les troubles de l'âme, que les choses communes suffisent pour le besoin, que si elles manquent, elles causent peu de chagrin à celui qui n'est occupé qu'à mourir, et que si l'on n'est séduit par de vaines opinions, il est bien plus aisé à ceux qui sont accoutumés à la frugalité de trouver des remèdes à leurs maux, qu'à ceux qui vivent dans l'abondance. La diversité des mets, non seulement ne remédie pas aux troubles de l'âme ; elle n'augmente pas même le plaisir des sens. Car il n'y a plus de plaisir, lorsque la faim est apaisée. L'usage de la chair ne contribue point à la conservation de la vie. On l'a introduit pour varier les plaisirs. On peut le comparer aux plaisirs de l'amour et aux vins étrangers dont on peut fort bien se passer ; mais ce qui est nécessaire a l'homme se réduit à peu de chose, est aisé à trouver et on peut en faire usage sans que la justice et la tranquillité de l'âme en souffrent.

LII. L'usage de la viande, loin de contribuer à la santé, lui est contraire. Car les mêmes choses qui rétablissent la santé sont celles qui la conservent. Or on la recouvre par un régime très frugal, d'où la viande est exclue. Si la nourriture des choses inanimées n'est pas capable de procurer autant de forces qu'en avait Milon et ne contribue pas à la vigueur du corps qu'importe à un philosophe qui se destine à la vie contemplative et qui renonce aux exercices violents et à la débauche ? Il n'est pas étonnant que le vulgaire s'imagine que l'usage de la viande soit utile pour la santé, puisqu'il croit que les plaisirs de l'amour y contribuent, quoique loin d'être sains, c'est beaucoup quand ils n'incommodent point. Mais il faut faire peu d'attention à ce que pensent ces sortes de gens ; car de même que le plus grand nombre n'est pas capable d'une amitié parfaite et constante : aussi n'est-il pas fait pour la sagesse. Il ne sait ni ce qui convient au particulier, ni ce qui est utile au public : il ne distingue pas le bien du mal ; l'intempérance et le libertinage ont pour lui des attraits : ainsi il n'y a pas sujet de craindre qu'il ne se trouve pas assez de gens pour manger les animaux.

LIII. Si tout le monde pensait sainement, on n'aurait besoin ni d'oiseleurs, ni de pêcheurs, ni de chasseurs, ni de porchers. Les animaux se détruiraient les uns les autres de même qu'il arrive à toutes ces espèces dont les hommes ne mangent point.
Il n'est pas douteux qu'il faille conserver la santé : mais ce n'est point par la crainte de mourir ; c'est afin de ne point trouver d'obstacles dans la contemplation de la vérité. Le meilleur moyen d'entretenir la santé est de maintenir l'âme dans un état tranquille et dans une grande attention pour la vérité, ainsi qu'on peut le prouver par l'expérience de plusieurs de nos amis. On en a vu[3] qui après avoir été tellement tourmentés pendant huit ans de la goutte aux pieds et aux mains, qu'il fallait les porter, en ont été guéris dès qu'ils se sont défaits de leurs richesses et qu'ils n'ont point eu d'autre objet que celui de s'occuper de la divinité. La situation de l'âme influe sur la santé, de même que la diète ; et comme disait Épicure, il faut craindre les nourritures que nous désirons beaucoup, mais dont nous sommes fâchés d'avoir fait usage. Tels sont les mets succulents que l'on achète fort cher et dont l'effet est de causer des réplétions, des maladies, et de mettre hors d'état de s'appliquer.

LIV. Il faut même avoir attention à ne pas trop se rassasier des nourritures simples ; et l'on doit agir toujours avec modération. En suivant ces conseils, l'on ne s'attachera pas trop à la vie ; l'amour des richesses et la crainte de la mort ne feront pas trop d'impression sur nous. Le plaisir que donnent les repas somptueux n'approche pas de celui que produit la sobriété, comme le savent ceux qui en ont fait l'expérience. Rien n'est plus agréable que de s'apercevoir que nos besoins se réduisent presque à rien. Supprimez la magnificence de la table, la passion pour les femmes, l'ambition, l'argent nous serait plus à charge qu'utile. Un homme délivré de ces passions a aisément tout ce qu'il lui faut et goûte une joie pure d'avoir ce qui lui est nécessaire avec tant de facilité. Nous ne saurions trop en prendre l'habitude, parce qu'en bornant nos besoins, nous ressemblons aux dieux. Nous ne souhaiterons pas de vivre toujours afin d'augmenter nos richesses : nous serons vraiment riches, parce que nous mesurerons nos richesses sur le besoin et non pas sur les vaines opinions. Nous ne serons pas sans cesse dans l'espérance des plaisirs vifs qui sont rares et toujours accompagnés de troubles; mais contents du présent, le désir d'une longue vie nous occupera peu.

LV. N'est-il pas absurde que celui qui est dans une situation fâcheuse soit qu'il souffre, soit qu'il soit en prison, ne s'embarrasse en aucune façon de sa nourriture, refuse même quelquefois de manger, tandis que celui qui est vraiment dans les liens et tourmenté par mille passions fâcheuses, s'occupe de se procurer diverses sortes de mets qui ne peuvent que rendre ses chaînes plus pesantes ? N'est-ce pas ignorer son état et aimer sa misère ? Ce n'est pas ainsi qu'en agissent ceux qui sont renfermés dans les prisons : peu sensibles au présent et remplis de troubles, ils ne songent qu'a l'avenir. Quiconque voudra parvenir à la tranquillité, ne recherchera ni une table magnifique, ni de meubles superbes, ni des parfums exquis, ni d'excellents cuisiniers, ni des habits superflus ; on ne désire ces prétendus biens, que parce que l'on n'a point les vraies idées des choses. Ils sont toujours accompagnés de troubles infinis ; mais c'est à quoi les hommes ne font point d'attention : peu contents de ce qu'ils ont, ils ne désirent que ce qu'ils n'ont pas.

LVI. Celui qui aime la vie contemplative sera frugal : il sait ce que c'est que les chaînes de l'âme ; il s'abstiendra des viandes, parce que les aliments inanimés lui suffisent. Je demanderais volontiers à un philosophe, s'il ne s'exposerait pas à quelque douleur pour être parfaitement heureux. Lorsqu'il nous survient quelque grande incommodité, pour en être guéris, ne soufrons-nous pas qu'on emploie le fer et le feu ? Nous prenons des remèdes désagréables ; encore récompensons-nous généreusement ceux qui nous traitent ainsi : et lorsqu'il s'agit des maladies de l'âme et de combattre pour parvenir à l'immortalité, pour nous réunir à Dieu malgré les obstacles du corps, n'est-il pas convenable de braver la douleur ? Mais nous ne traitons point ici du mépris de la douleur: il n'est question présentement que de se priver des plaisirs qui ne sont pas nécessaires. Je crois que ceux qui voudraient encore s'opiniâtrer pour la défense de l'intempérance, n'ont rien à répliquer.

LVII. Si nous voulons parler avec vérité, nous serons obligés de convenir que le seul moyen de parvenir à la fin à laquelle nous sommes destinés, est de ne nous occuper que de Dieu et de nous détacher du corps, c'est-à-dire des plaisirs des sens. Notre salut viendra de nos oeuvres et non pas des discours que nous nous serons contentés d'écouter. Il n'est pas possible de s'unir à un dieu subalterne et à plus forte raison à celui qui domine sur tout, même sur les natures incorporelles, si l'on ne renonce pas à l'usage de la viande. Ce ne peut-être que par la pureté du corps et de l'âme que nous pouvons avoir quelque accès, auprès de lui. Pour y parvenir, il faut donc vivre purement, saintement de sorte que comme ce père commun est très simple, très pur, suffisant à lui-même et dégagé de toute matière, quiconque veut s'approcher de lui, doit travailler d'abord à la pureté de son corps, et ensuite à celle de toutes les parties de son âme. Je ne crois pas que personne veuille me contredire ; mais on sera peut-être surpris que nous regardions l'abstinence des animaux, comme une chose essentielle à la sainteté, tandis que nous croyons que le sacrifice des moutons et des bœufs est une action sainte et agréable aux dieux : cette matière étant susceptible d'une longue discussion, nous allons commencer par traiter des sacrifices.

 

LIVRE SECOND.

1. Après avoir traité de la fragilité et des moyens d'arriver à la perfection nous sommes parvenus à la question des sacrifices, qui n'est pas sans grande difficulté et qui demande une longue discussion, si nous voulons ne rien avancer qui ne puisse plaire aux dieux.
Nous allons exposer les réflexions nécessaires pour l'intelligence de cette matière, après avoir relevé quelques erreurs qui ont rapport à ce sujet.

II. Premièrement nous nions que ce soit une conséquence, que de ce que la nécessité oblige de tuer les animaux, il soit permis de les manger. Les lois veulent bien qu'on repousse les ennemis qui nous attaquent, mais il n'a pas encore été permis de les manger. Secondement, quoiqu'il convienne de sacrifier des êtres animés aux démons, aux dieux et quelques puissances par des raisons ou connues, ou inconnues aux hommes, il ne s'ensuit pas que l'on puisse se nourrir des animaux ; car on fera voir qu'on en a sacrifié, dont on n'aurait pas osé manger. Et quand on en pourrait tuer quelques-uns, ce n'est pas une preuve qu'on puisse les tuer tous : comme on ne doit point conclure qu'il serait permis de tuer les hommes, parce qu'on aurait droit de tuer les animaux.

III. L'abstinence des animaux, ainsi que nous l'avons remarqué dans notre premier Livre, n'est pas recommandée à tous les hommes : elle ne l'est qu'aux philosophes, et surtout à ceux qui font consister leur bonheur à imiter Dieu. Les législateurs n'ont pas fait les mêmes règlements pour les particuliers et pour les prêtres. Ils ont permis au peuple l'usage de plusieurs aliments et de diverses autres choses qu'ils ont interdites aux prêtres sous de grosses punitions, et même sous peine de la mort.

IV. En ne confondant point ces objets et en les distinguant comme il convient, on trouvera la solution de la plupart des difficultés qu'on nous oppose. On prétend qu'on est en droit de tuer les animaux à cause des torts qu'ils nous font. De là on conclut qu'il est permis de les manger. Parce qu'on les sacrifie, on soutient qu'on peut s'en nourrir; et parce qu'on a droit d'exterminer les bêtes féroces, on juge qu'il est permis de tuer les animaux domestiques : comme l'on infère que parce que les athlètes, les soldats et ceux qui font de violents exercices, peuvent manger de la viande, les philosophes, en un mot tous les hommes ont ce droit là. Toutes ces conséquences sont défectueuses, comme il est aisé de le faire voir, et comme nous le prouverons dans la suite : mais pour le présent nous allons traiter des sacrifices. Nous expliquerons leur origine ; nous dirons ce que l'on sacrifia d'abord, les changements qui arrivèrent dans ces cérémonies : nous examinerons si le philosophe peut tout offrir en sacrifice, et à qui il faut sacrifier des animaux ; nous dirons sur ce sujet ce que nous avons découvert nous-mêmes et ce que les anciens nous ont appris.

V. Il paraît qu'il y a un temps infini, que la nation que Théophraste appelle la plus éclairée, et qui habite le bords sacrés du Nil, a commencé à sacrifier aux dieux célestes dans les maisons particulières, non pas à la vérité des prémices de myrte, ou de cannelle, au d'encens mêlé avec du safran ; car ces choses n'ont été employées que dans la suite des temps lorsque les hommes s'occupant d'ouvrages pénibles en offraient une partie aux dieux: ce n'est pas là ce qu'on sacrifiait dans l'origine ; on se contentait de présenter aux dieux de l'herbe que l'on arrachait de ses mains et que l'on regardait comme les prémices de la nature. La terre produisit des arbres, avant qu'il y eût des animaux ; et avant les arbres, il y avait des plantes, dont on coupait tous les ans les feuilles, les racines et les bourgeons pour les jeter au feu et se rendre par là propices les dieux célestes. C'était par le feu que les Égyptiens rendaient aux dieux ces honneurs. Ils gardaient dans leurs temples[4] un feu éternel, parce que le feu a beaucoup de ressemblance avec les dieux. Les anciens avaient une si grande attention à ne point s'éloigner de ces anciennes coutumes, qu'ils faisaient des imprécations contre ceux qui innoveraient. Il sera facile de reconnaître l'ancienneté de ces sacrifices, si l'on veut faire attention qu'il y a encore un grand nombre de gens qui sacrifient de petits morceaux de bois odoriférant. La terre ayant produit des arbres, les premiers hommes mangèrent des glands : ils en offrirent peu aux dieux, parce qu'ils les réservaient pour leur nourriture ; mais ils leur sacrifiaient beaucoup de feuilles. Les mœurs s'étant polies, on changea de nourriture : on offrit aux dieux des noix. Ce changement donna lieu au proverbe , voilà assez de gland.

VI. Après les légumes, le premier fruit de Cérès que l'on vit, ce fut l'orge. Les hommes l'offrirent d'abord en grain aux dieux : ayant ensuite trouvé le secret de le réduire en farine et de s'en nourrir, ils cachèrent les instruments dont ils se servaient pour ce travail ; et persuadés que c'était un secours que le ciel leur envoyait pour le soulagement de leur vie, ils les respectèrent comme sacrés. Ils offrirent aux dieux les prémices de cette farine, en la jetant dans le feu et encore aujourd'hui à la fin des sacrifices, on fait usage de farine pétrie d'huile et de vin : c'est pour rendre témoignage à l'origine des sacrifices, ce qui est ignoré de presque tout le monde. Les fruits et les blés étant devenus très communs, on offrit aux dieux des gâteaux et les prémices de tous les fruits : on choisissait ce qu'il y avait de plus beau et de meilleure odeur ; on en couronnait une partie et l'on jetait l'autre dans le feu. L'usage du vin, du miel et de l'huile ayant été ensuite trouvé, les hommes offrirent les prémices de ces fruits aux dieux, qu'ils regardaient comme les auteurs de ces biens.

VII. On voit encore la preuve de ce que nous disons, dans la procession qui se fait à Athènes en l'honneur du Soleil et des Heures. On y porte de l'herbe sur des noyaux d'olive, avec des légumes, du gland, des pommes sauvages, de l'orge, du froment, des pâtes de figues, des gâteaux de froment, d'orge, de fromage et de fleur de farine, avec une marmite toute droite. Ces premiers sacrifices furent suivis d'autres remplis d'injustice et de cruauté de sorte que l'on peut dire que les imprécations que l'on faisait autrefois, ont eu leur accomplissement. Depuis que les hommes ont souillé les autels du sang des animaux, ils ont éprouvé les horreurs de la famine et des guerres, et ils se sont familiarisés avec le sang. La divinité, pour me servir des expressions de Théophraste , leur a par là infligé la punition qu'ils méritaient et comme il y a des athées et des gens qui pensent mal de la divinité, en croyant que les dieux sont méchants, ou du moins qu'ils ne sont pas plus parfaits que nous aussi voit-on des hommes qui ne font aucun sacrifice aux dieux et ne leur offrent point de prémices et d'autres qui leur sacrifient ce qui ne devrait pas être sacrifié.

VIII. Les Thoès qui habitaient sur les confins de la Thrace, n'offraient aux dieux, ni prémices, ni sacrifices : aussi furent-ils enlevés de ce monde ; de sorte qu'il ne fut possible de trouver ni aucun d'eux, ni aucun vestige de leur demeure. Ils usaient de violence envers les hommes : ils n'honoraient point les dieux et ne voulaient pas leur sacrifier malgré l'usage reçu partout. C'est pourquoi Jupiter fâché de ce qu'ils n'honoraient point les dieux et ne leur offraient point de prémices, ainsi que la raison l'exige, les anéantit. Les Bassariens sacrifièrent d'abord des taureaux, ensuite des hommes. Ils firent après cela leur nourriture de ceux-ci, comme à présent on mange le reste des animaux dont on a sacrifié une partie. Mais qui est-ce qui n'a pas ouï dire que devenant furieux ils se jetèrent les uns sur les autres, jusqu'à ce que cette race qui avait introduit pour la première fois des sacrifices humains fut détruite.

IX. On ne sacrifia donc des animaux, qu'après les fruits. La raison qui obligea d'y avoir recours était fort fâcheuse : c'était ou la famine, ou quelque autre malheur. Les Athéniens ne les firent mourir d'abord que par ignorance, ou par colère, ou par crainte. Ils attribuent le meurtre des cochons à Climène, qui en tua un, sans en avoir le dessein. Son mari appréhendant qu'elle n'eût commis un crime, consulta l'oracle d'Apollon : le dieu ne l'ayant pas repris de ce qui était arrivé, on en conclut que l'action était indifférente. On prétend que l'inspecteur des sacrifices qui était de la famille des prêtres, voulant sacrifier une brebis, consulta l'oracle, qui lui conseilla d'agir avec beaucoup de circonspection. Voici les propres termes de la réponse : il ne t'est pas permis d'user de violence contre les brebis, descendant des prêtres ; mais si elles y consentent je déclare que tu peux justement mêler leur sang avec de l'eau pure.

X. Ce fut sur l'Icare dans l'Attique, que l'on fit mourir pour la première fois une chèvre, parce qu'elle avait brouté la vigne. Diome, prêtre de Jupiter conservateur d'Athènes, égorgea le premier un bœuf, parce qu'à la fête de ce dieu , lorsqu'on préparait les fruits selon l'ancien usage, un bœuf survint et mangea le sacré gâteau ; Diome aidé de tous ceux qui étaient avec lui, tua ce bœuf. Voilà en partie les occasions, qui ont engagé les Athéniens à tuer les animaux. Il y en a eu de différentes chez les autres peuples : elles sont toutes destituées de bonnes raisons. Le plus grand nombre croit que c'est la faim qui a causé cette injustice. Les hommes ayant mangé des animaux, les ont ensuite sacrifiés : jusque là ils n'avaient point fait usage de cet aliment. Puis donc que dans l'origine les animaux ne servaient ni aux sacrifices, ni à la nourriture des hommes, on pourrait fort bien. s'en passer; et ce n'est pas une conséquence que ce soit une chose pieuse de les manger parce qu'autrefois on en mangeait et on en sacrifiait, puisqu'il est démontré que l'origine de ces sacrifices n'a rien de pieux.

XI. Ce qui prouve encore que c'est l'injustice qui a introduit le meurtre des animaux, c'est que l'on ne sacrifie, ni l'on ne mange les mêmes chez toutes les nations. Elles se sont toutes conformées en cela à leurs besoins. Les Égyptiens et les Phéniciens magneraient plutôt de la chair humaine, que de la vache. La raison est que cet animal qui est fort utile, est rare chez eux. Ils mangeaient des taureaux et les sacrifiaient. Mais ils épargnaient les vaches pour avoir des veaux ; et ils déclarèrent que c'était une impiété de les tuer. Leur besoin leur fit décider que l'on pouvait manger les taureaux et qu'il était impie de tuer les vaches. Théophraste se sert encore d'autres raisons pour interdire à ceux qui veulent vivre pieusement le sacrifice des animaux.

XII. Premièrement c'est que, comme nous l'avons déjà observé, on n'y a eu recours que dans la plus grande extrémité. Les famines et les guerres ont ensuite obligé les hommes de manger les animaux! Puisque la terre nous fournit des fruits, pourquoi recourir à des sacrifices qui n'avaient été introduits que parce que les fruits manquaient ? S'il faut que la reconnaissance soit proportionnée aux bienfaits, nous devons faire de grands présents à ceux qui nous ont comblés de biens ; et il convient que nous leur offrions ce que nous avons de plus précieux, surtout si c'est d'eux-mêmes que nous tenons ces avantages. Or les fruits de la terre sont le plus beau et le plus digne présent que les dieux nous aient fait ; car ils nous conservent la vie et nous mettent en état de vivre raisonnablement. C'est donc par l'offrande de ces fruits qu'il faut honorer les dieux. On ne devrait leur offrir que ce qu'on peut sacrifier sans commettre de violence. Car le sacrifice ne doit faire tort à qui que ce soit. Si quelqu'un disait que dieu a fait pour notre usage les animaux, ainsi que les fruits, nous répondrions qu'il ne faut cependant pas les sacrifier puisque cela n'est pas possible sans les priver de la vie, et par conséquent sans leur faire mal. Le sacrifice est quelque chose de sacré, ainsi que son étymologie le fait voir. Or il est injuste de rendre grâces aux dépens des autres. Il ne serait pas permis de prendre des fruits ou des plantes pour les sacrifier, malgré celui à qui elles appartiendraient : à plus forte raison serait-il défendu d'usurper des choses encore plus précieuses que les fruits et les plantes, même pour les offrir aux dieux. Or l'âme des bêtes est plus précieuse que les fruits de la terre il n'est donc pas raisonnable de tuer les animaux pour les sacrifier.

XIII. On dira peut-être que nous faisons violence aux plantes, lorsque nous les sacrifions. Mais il y a beaucoup de différence. Nous n'en faisons pas usage malgré elles ; et quand même nous n'y toucherions pas, leurs fruits tomberaient. D'ailleurs en cueillant le fruit, nous ne faisons pas mourir la plante. Quant au travail des abeilles, il est juste que nous en partagions le profit, puisque c'est à nos soins qu'elles sont redevables d'une partie de leurs ouvrages. C'est des plantes qu'elles tirent le miel, et ce sont les hommes qui cultivent les plantes ; on peut donc entrer en partage avec elles, mais de façon qu'on ne leur faire point de tort, et que ce qui leur est inutile, devienne la récompense de ce que nous avons fait pour elles. Abstenons-nous donc des animaux dans les sacrifices ; ils appartiennent aux dieux : mais quant aux plantes, il semble qu'elles soient de notre domaine. Nous les semons, nous les plantons, nous les entretenons par nos soins ; nous pouvons sacrifier ce qui nous appartient : mais nous n'avons aucun droit sur ce qui n'est pas à nous. D'ailleurs ce qui coûte peu, ce que l'on peut avoir aisément, est une offrande plus agréable aux dieux et plus juste, que ce que l'on trouve difficilement. Ce que les sacrificateurs peuvent se procurer sans peine, est plus convenable à ceux qui sont dans l'exercice continuel de la piété. Enfin il ne faut sacrifier que ce que la justice permet de sacrifier ; et il n'est point permis d'avoir recours à des offrandes magnifiques, qu'on est même à portée de trouver aisément, si l'on ne peut les offrir fans violer la sainteté.

XIV. Que l'on fasse attention sur le plus grand nombre des pays : l'on verra qu'il ne faut pas mettre les animaux entre les choses que l'on peut aisément se procurer et qui ne coûtent pas cher. Car quoiqu'il ait des particuliers qui possèdent de nombreux troupeaux de brebis et de bœufs, premièrement il y a des nations entières qui n'ont point chez elles des animaux que l'on puisse sacrifier ; car il n'est pas question ici des bêtes qui sont l'objet du mépris général. Secondement le plus grand nombre des habitants des villes n'a point de ces animaux. Si l'on dit que les fruits agréables sont rares chez eux, on conviendra qu'ils ont du moins des productions de la terre. Il est plus aisé de trouver des fruits que des animaux ; et cette facilité est un grand bonheur pour les gens de bien.

XV. L'expérience nous apprend que les choses simples offertes aux dieux leur plaisent davantage que les sacrifices somptueux. La Pythie prononça que ce Thessalien qui avait fait dorer les cornes de ses bœufs et qui offrait des hécatombes à Apollon lui plaisait moins qu'Hermionée, qui se contentait de sacrifier de la farine pétrie, autant qu'il en pouvait tirer de son sac avec ses trois doigts ; et comme le Thessalien après cette décision fit brûler sur l'autel tout ce qui lui restait, la prêtresse déclara qu'il était depuis ce dernier sacrifice deux fois moins agréable aux dieux, qu'il ne l'était auparavant. Ce qui prouve que ce n'est point par les offrandes chères que l'on plaît aux dieux et qu'ils ont plus d'égard à la disposition de ceux qui sacrifient, qu'à la quantité des victimes.

XVI. On trouve des histoires semblables dans Théopompe. Il rapporte qu'un Asiatique de Magnésie fort riche et qui possédait plusieurs troupeaux, alla à Delphes. Il était dans l'usage de faire tous les ans de magnifiques sacrifices, non seulement parce qu'il était fort riche, mais aussi parce qu'il était pieux et que par là il voulait plaire aux dieux. Ce fut dans ces dispositions qu'il alla à Delphes, menant avec lui une hécatombe qu'il voulait offrir à Apollon à qui il aimait à faire des offrandes superbes. Il alla consulter l'oracle pour savoir quel était le mortel qui plaisait davantage aux dieux et qui leur offrait les sacrifices les plus agréables. Il s'imaginait être de tous les hommes celui qui servait le mieux les dieux ; et il ne doutait pas que la réponse de la Pythie ne fût en sa faveur. Mais la prêtresse répondit que Cléarque habitant de Méthydrie en Arcadie était celui, dont le culte était le plus agréable à la divinité. Le Magnésien étonné souhaita faire connaissance avec Cléarque. Il alla le chercher pour apprendre de lui comment il faisait ses sacrifices : il se pressa donc de se rendre à Méthydrie. Il trouva que c'était un fort petit endroit : il commença par le mépriser, persuadé qu'aucun particulier de cette bourgade, même que la ville entière n'était pas en état de faire des offrandes aux dieux aussi magnifiques que les siennes. Il aborda ensuite Cléarque pour lui demander comment il honorait les dieux. L'Arcadien lui répondit qu'il observait de faire les sacrifices dans les temps ordonnés ; que tous les mois, et à chaque nouvelle lune, il donnait des couronnes à Mercure, à Hécate et à toutes les divinités que ses ancêtres lui avaient appris à respecter ; qu'il les honorait en leur offrant de l'encens et des gâteaux ; qu'il ne laissait passer aucune fête sans faire un sacrifice public ; qu'il n'immolait ni bœuf ni autre viande, mais qu'il offrait ce que l'on trouve aisément, comme les fruits de la terre et les prémices de chaque saison, dont il brûlait une partie sur l'autel; il finit par conseiller au Magnésien de suivre son exemple et de cesser de sacrifier des bœufs.

XVII. Quelques écrivains rapportent qu'après la défaite des Carthaginois, les tyrans de Sicile offrirent avec beaucoup d'émulation des hécatombes à Apollon ; et que l'ayant consulté pour savoir qui était celui dont offrande lui était le plus agréable, il avait répondu à leur grande surprise qu'il donnait la préférence aux gâteaux de Docimus. C'était un homme du pays de Delphes, qui cultivait un terrain difficile et pierreux : il était descendu de sa bourgade ce jour-là et avait offert au dieu quelques poignées de farine, qu'il avait tirées de son havre-sac, ce qui avait fait plus de plaisir à Apollon que les sacrifices les plus magnifiques. C'est à quoi un poète semble faire allusion, parce que le fait était public. Antiphanes dit dans sa mystique : les dieux acceptent avec plaisir les offrandes de peu de dépense. La preuve en est qu'après qu'on leur a sacrifié des hécatombes, on finit par leur offrir de l'encens ; ce qui fait voir que ce qui leur a été présenté jusque là, n'est qu'une dépense inutile, et que les choses les plus simples sont celles qui leur plaisent le plus. Ce qui a fait dire à Ménandre dans son Fâcheux: l'encens et le gâteau sont agréables aux dieux ;ils les reçoivent avec plaisir, lorsqu'ils ont été purifiés par le feu.

XVIII. C'est pourquoi on se servait autrefois, surtout dans les sacrifices publics, de vases de terre, de bois, d'osier, dans l'idée que les dieux les aimaient mieux que les autres ; et c'est par cette raison que les plus anciens vases qui sont de terre ou de bois, sont plus respectés, tant à cause de la matière que de la simplicité de l'art. On dit que les frères d'Eschyle le priant de faire un hymne en l'honneur d'Apollon, ce poète leur répondit[5], queTinnichus avait très bien travaillé sur ce sujet. On compara les ouvrages de ces deux auteurs : on trouva qu'il y avait la même différence qu'entre les anciennes statues des dieux et les modernes. Les anciennes, quoique faites simplement, inspirent plus de respect : les autres à la vérité sont mieux travaillées, mais elles laissent une moindre idée de la divinité. C'est en conséquence de cette estime pour les mœurs anciennes, qu'Hésiode a fait l'éloge des anciens sacrifices et a dit : suivez les coutumes de votre ville. L'ancien usage est menteur.

XIX. Ceux qui ont écrit sur les cérémonies des sacrifices et sur les victimes, recommandent une grande attention dans l'oblation des gâteaux, comme étant plus agréables aux dieux que le sacrifice des animaux. Sophocle faisant la description d'un sacrifice agréable aux dieux, dit dans une de ses tragédies : il y avait une toison, des libations de vin, des raisins en abondance, de toute sorte de fruits, de l'huile et de la cire. On voyait autrefois à Délos des monuments respectables, qui représentaient des Hyperboréens qui offraient des épices. Il faut donc qu'après avoir purifié nos âmes, nous consacrions aux dieux des victimes qui leur plaisent. Ce ne sont pas celles qui sont d'un grand prix. On ne croit pas qu'il convienne à la sainteté du sacrifice, que le sacrificateur ait un habit propre, tandis que son corps est impur ; et comment

osera-t-on sacrifier avec un habit propre et avec un corps pur, si on a l’âme souillée par les vices ? C'est la bonne disposition de ce qui est divin en nous, qui plaît à dieu plus que route chose, par la ressemblance que nous avons par-là avec lui. On voyait écrit ces vers sur la porte du temple d'Épidaure : quiconque entre dans le temple doit être pur. La pureté consiste à penser saintement.

XX. On peut prouver par ce qui nous arrive tous les jours en nous mettant à table que ce n'est point l'abondance des oblations qui plaît à dieu et qu'il se contente des choses les plus communes. Avant que de manger, nous offrons les prémices de nos viandes, en petite quantité à la vérité , mais ce peu honore beaucoup la divinité: Théophraste qui a traité des sacrifices de chaque pays a fait voir qu'autrefois on n'offrait aux dieux que des fruits et de l'herbe avant les fruits. Il fait ensuite l'histoire des libations : les plus anciennes, dit-il, n'étaient que de l'eau : on offrit ensuite du miel, après cela de l'huile, et en dernier lieu du vin.

XXI. C'est ce qui est prouvé par les colonnes qui se conservent à Cyrte en Crète, où sont décrites exactement les cérémonies des Corybantes. Empédocle rend aussi témoignage à cette vérité, lorsque parlant des sacrifices et de la Théogonie, il dit :Mars n'était pas leur dieu. Ils n'aiment point la guerre. Jupiter, Saturne, ni Neptune n'étaient pas leur roi : ils reconnaissent pour reine Vénus, c'est-à-dire l'amitié. Ils tâchaient de se la rendre favorable, en lui offrant des statues des figures d'animaux, des parfums d'une excellente odeur, des sacrifices de myrrhe et d'encens, et en faisant des libations de miel que l'on répandait à terre : c'est ce qui se pratique encore aujourd'hui chez certaines nations, et ce qui doit être regardé comme des vestiges des anciens usages. Pour lors les autels n'étaient point arrosés du sang des taureaux.

XXII. Je crois que tant que les hommes ont respecté l'amitié et ont eu quelque sentiment pour ce qui avait du rapport avec eux, ils ne tuaient pas même les animaux parce qu'ils les regardaient comme étant peu près de même nature qu'eux : mais depuis que la guerre, les troubles, les combats se sont introduits dans le monde, personne n'a épargné son semblable ; c'est sur quoi il faut faire des réflexions. Quelque liaison que nous ayons avec les autres hommes, dès qu'ils se livrent à leur méchanceté pour faire tort aux autres, nous croyons être en droit de les châtier et même de les exterminer. Il est aussi raisonnable de se défaire des animaux malfaisants, qui par leur nature ne cherchent qu'à nous détruire.. Mais quant à ceux qui ne font aucun mal et dont le naturel est doux, c'est injustice de les tuer, comme il est injuste de tuer les hommes qui ne font aucun tort aux autres. Il me paraît qu'il suit de là que nous n'avons pas droit de tuer tous les animaux, parce qu'ils y en a quelques-uns qui sont naturellement méchants : de même que le pourvoir que nous avons de tuer les hommes malfaisants ne nous donne pas droit sur la vie des honnêtes gens.

XXIII. Mais ne pourra-t-on pas sacrifier les animaux que l'on peut tuer ? Il est ici question de ceux qui font naturellement mauvais; et il ne convient pas plus de les sacrifier que ceux qui sont mutilés : ce serait offrir de mauvaises prémices, ce ne serait pas honorer les dieux. S'il était donc permis de sacrifier des animaux, ce ne pourrait être que ceux qui ne nous font point de mal mais comme on a été obligé d'avouer qu'il n'en pas permis de faire mourir ceux-ci, il ne peut donc pas être permis de les sacrifier. Si on ne doit pas les sacrifier non plus que les malfaisants, c'est une conséquence qu'on n'en doit sacrifier aucun.

XXIV. On sacrifie aux dieux pour trois raisons : pour les honorer, pour les remercier ou enfin pour leur demander les biens qui nous font nécessaires. Il est juste de leur offrir les prémices de nos biens puisque nous les donnons aux honnêtes gens. Nous honorons les dieux afin qu'ils éloignent de nous les maux que nous craignons, ou pour les prier de nous accorder les biens que nous souhaitons, ou pour les remercier de leurs bienfaits et en demander la continuation, ou enfin pour rendre hommage à leurs perfections. S'il est permis d'offrir aux dieux les prémices des animaux, c'est pour quelqu'une de ces raisons; car nous n'en avons point d'autres qui nous obligent de sacrifier : mais dieu se croira-t-il honoré par des prémices qu'on ne peut lui offrir sans commettre d'injustice ? Ou plutôt ne pensera-t-il pas qu'on le déshonore en faisant mourir ce qui ne nous a fait aucun tort, puisque nous convenons nous mêmes que c'est une injustice ? On n’honore donc point les dieux en sacrifiant les animaux : ce n'est pas aussi par cette espèce de sacrifices qu'il faut rendre grâces aux dieux de leurs bienfaits ; car la reconnaissance aux dépens d'un tiers à qui l'on ferait tort, ne serait pas raisonnable, et celui qui prendrait le bien de son voisin pour le donner à quelqu'un dont il aurait reçu un plaisir, ne serait pas censé reconnaissant. Ce n'est pas aussi dans l'espérance d'obtenir des biens, qu'il faut sacrifier les animaux aux dieux ; car quiconque veut obtenir une grâce par une injustice, donne lieu de croire qu'il ne l'aura pas plutôt reçue qu'il deviendra ingrat. On peut bien se cacher aux hommes, mais il n'est pas possible de tromper dieu. On peut conclure de tout ce que nous venons de dire, qu'il n'y a aucune bonne raison pour sacrifier les animaux.

XXV. Le plaisir que nous prenons à ces sacrifices nous empêche de faire attention à la vérité; mais si nous nous trompons nous-mêmes, nous ne trompons pas dieu. Nous ne sacrifions aucun de ces vils animaux, qui ne sont d'aucune utilité aux hommes; car qui est ce qui s'est jamais avisé d'offrir aux dieux des serpents, des scorpions, des singes, et des animaux de pareille espèce ? Mais quant à ceux qui nous sont utiles, nous n'en épargnons aucun : nous les tuons et nous les écorchons dans l'idée de mériter par là la protection des Dieux. C'est ainsi que nous traitons les bœufs, les brebis, les cerfs, les oiseaux et même les cochons gras. Malgré leur impureté, on les sacrifie aux dieux. De ces animaux, les uns travaillent pour nous procurer les besoins de la vie, les autres nous servent de nourriture ou à d'autres usages ; quelques-uns qui ne sont d'aucune utilité, mais simplement agréables, sont employés aux sacrifices. On ne sacrifie ni les ânes, ni les éléphants, ni aucun de ceux que nous faisons travailler et qui d'ailleurs ne contribuent pas à nos plaisirs : on les tue à la vérité, non pas pour les sacrifier, mais pour en tirer quelque usage. Quant aux animaux que nous destinons aux sacrifices, nous choisissons moins en cela ceux qui seraient les plus agréables aux dieux, que ceux qui servent à contenter nos désirs et nous faisons voir par là que dans nos sacrifices nous avons plus en vue nos plaisirs que les dieux mêmes.

XXVI. Les Juifs de Syrie, ainsi que le remarque Théophraste , conservent encore dans les sacrifices les usages qu'ils ont reçus de leurs pères. Si on nous ordonnait de les imiter, nous serions bientôt rebutés des sacrifices. Ils ne mangent point de ce qui a été sacrifié ; ils brûlent la victime : toute la nuit ils versent dessus du miel et du vin ; ils la consument toute entière afin que le soleil qui voit tout, ne soit point témoin de leurs mystères. Ils jeûnent de deux jours l'un ; et pendant tout ce temps, comme ils sont naturellement philosophes, ils ne s'entretiennent que de la divinité : ils examinent les astres toute la nuit et recourent à dieu par leurs prières. Ce furent eux qui les premiers offrirent les prémices des animaux et même des hommes, ce qu'ils firent plutôt par nécessité que par aucune autre raison. Que l'on jette les yeux sur les Égyptiens qui sont les plus sages de tous les hommes et l'on verra que bien loin de tuer les animaux, ils se représentaient les dieux sous leurs figures ; de sorte qu'ils regardaient les animaux comme ayant beaucoup de rapport avec les dieux et les hommes.

XXVII. Dans l'origine des temps, on ne sacrifiait que des fruits. Ensuite les mœurs s'étant corrompues, les fruits étant devenus rares, les hommes portèrent la fureur jusqu'à se manger les uns les autres ; ils offrirent aux dieux les prémices de ce qu'ils avaient de plus beau, et enfin des hommes même. Encore aujourd'hui en Arcadie aux fêtes des Lupercales, et à Carthage, on sacrifie des hommes en certain temps de l'année quoique par les lois des sacrifices, ceux qui sont coupables de meurtre, soient déclarés indignes d'assister aux mystères. Après cela, ils ont substitué les animaux et rassasiés de la nourriture permise, ils ont porté l'oubli de la piété dans leurs goûts jusqu'à manger de tout ce qui existait, sans avoir aucune attention aux lois de la tempérance. Ils étaient dans l'usage de goûter de ce qu'ils offraient aux dieux ; et ils continuèrent, lorsque après les fruits ils sacrifièrent les animaux. Dans l'origine, les hommes contents d'une nourriture frugale, ne chagrinaient point les bêtes. Le sang des taureaux ne coulait point sur l'autel, et l’on regardait comme un très grand crime de priver quelque être de la vie.

XXVIII. C’est ce que l'on peut prouver par un autel que l'on conserve encore à Délos, et que l'on surnomme l'autel des pieux, parce que l'on ne sacrifie jamais dessus aucun animal : ce nom de pieux fut donné également à ceux qui construisirent l'autel, comme à ceux qui y sacrifiaient. Les pythagoriciens approuvèrent cet usage et s'abstenaient pendant toute leur vie de manger de la viande. Seulement lorsqu'ils offraient les prémices de quelques animaux aux dieux, ils en goûtaient ; et nous nous en remplissons : mais il n'aurait jamais fallu répandre le sang sur les autels des dieux et les hommes auraient dû s'interdire la nourriture des animaux, ainsi que celle de leurs semblables. Il serait à propos de ne jamais oublier une coutume qu'on observe encore à Athènes et qui devrait nous tenir lieu de loi.

XXIX. Autrefois lorsqu'on n'offrait aux dieux que des fruits, comme nous l'avons déjà remarqué, et que les animaux ne servaient pas encore de nourriture aux hommes, on dit qu'au moment qu'on préparait un sacrifice public a Athènes, un bœuf qui revenait de la charrue, mangea le gâteau et une partie de la farine que l'on avait exposée sur une table pour la sacrifier, renversa l'autre et la foula aux pieds ; ce qui avait mis en colère à un tel point Diome ou Sopatre, laboureur de l'Attique, et étranger, qu'ayant pris sa hache il avait frappe le bœuf qui en était mort. Le premier mouvement de colère étant passé, Sopatre fit réflexion sur l'action qu'il venait de faire ; il enterra le bœuf et il se condamna à un exil volontaire, comme s'il avait fait une impiété : il s'enfuit en Crète. Une sécheresse suivie d’une famine étant survenue, on consulta Apollon : la Pythie répondit que le fugitif qui était en Crète apaiserait la colère des dieux ; qu'il fallait punir le meurtrier et ressusciter le mort. Cette réponse ayant donné lieu à des informations, on découvrit ce qu'avait fait Sopatre. Celui-ci qui se sentait coupable, s'imagina qu'il détournerait l'orage qui le menaçait s'il engageait les Crétois à faire la même chose qu'il avait faite. Il dit à chacun de ceux qui le vinrent voir que pour se rendre le ciel favorable, il fallait que la ville sacrifiât un bœuf. On était dans l'embarras de savoir qui est-ce qui pourrait se résoudre à tuer cet animal. Sopatre s'y offrit, à condition qu'il serait fait citoyen et que les habitants consentiraient à être complices du meurtre. Cela lui fut accordé. On retourna dans la ville et on régla les cérémonies telles qu'elles subsistent encore aujourd'hui.

XXX. On choisit des vierges pour porter l'eau ; et cette eau sert à aiguiser la hache et le glaive. Quand cela est fait, on donne la hache à quelqu'un qui frappe le bœuf ; un autre l'égorge, les autres l'écorchent. Ensuite tout le monde en mange. On coud après cela le cuir du bœuf, on le remplit de foin, on le met sur ses jambes comme s'il était vivant, on l'attache à la charrue comme s'il allait labourer, on informe ensuite sur le meurtre, on assigne tous ceux qui y ont eu part. Les porteuses d'eau rejettent le crime sur ceux qui ont aiguisé la hache et le glaive ; ceux-ci accusent celui qui a donné la hache. Ce dernier s'en prend à celui qui a égorgé ; et enfin celui-ci accuse le glaive qui ne pouvant se défendre, est condamné comme coupable du meurtre. Depuis ce temps jusqu'à présent, dans la citadelle d'Athènes, à la fête de Jupiter Conservateur de la Ville, on sacrifie ainsi un bœuf. On expose sur une table d'airain un gâteau, de la farine. On conduit des bœufs vers cette table et celui qui mange de ce qui est dessus est égorgé. Les familles de ceux à qui ces fonctions appartiennent, subsistent encore. On appelle boutyres les descendants de Sopatre. Ceux qui viennent de celui qui chassait les bœufs sont nommés centriades et on appelle daitres les petits fils de celui qui égorgea le bœuf: ce nom lui fut donné à cause de la distribution qui se faisait de la chair de cet animal , après qu'on l'avait tué ; on finit ensuite par jeter le glaive dans la mer.

XXXI. Il n'était donc pas permis dans l'Antiquité de tuer les animaux qui travaillent pour nous. On devrait encore s'en abstenir et se persuader qu'il n'est pas convenable d'en faire usage pour notre nourriture. Nous trouverions même notre sûreté dans cette abstinence car il n'y a que trop sujet de craindre que ceux qui mangent des animaux ne se portent à la fureur de manger leurs semblables. Ceux qui auraient assez de sentiment pour craindre de manger des animaux, ne seraient point capables de faire tort aux hommes. Cherchons donc à expier les fautes que nous avons commises par le manger, et ayons devant les yeux ces vers d'Empédocle : Pourquoi ne suis-je pas mort, avant que d'avoir approché de mes lèvres une nourriture défendue ? Le repentir est le remède que nous pouvons opposer à nos fautes. Sacrifions aux dieux des hosties pures, afin de parvenir à la sainteté et d'obtenir la protection du ciel.

XXXII. Les fruits sont un des grands avantages que nous recevions des dieux. Il faut leur en offrir les prémices, et à la terre qui nous les donne. C'est elle qui est la demeure commune des dieux et des hommes. Il faut que nous la regardions comme notre nourrice et notre mère, que nous chantions ses louanges, et que nous l'aimions comme lui ayant obligation de la vie. C'est par là qu'à la fin de nos jours nous serons trouvés dignes d'être admis dans le ciel, à la compagnie des dieux : mais il ne faut pas s'imaginer qu'il faille leur offrir des sacrifices de tout ce qui existe et que tout ce qu'on leur sacrifie leur soit également agréable. Voilà l'abrégé des principales raisons dont se sert Théophraste pour prouver qu'il ne faut pas sacrifier les animaux. Nous en avons supprimé quelques-unes de fabuleuses et nous avons ajouté quelques autres preuves.

XXXIII. Je n'ai point dessein d'entrer dans le détail de tous les sacrifices usités chez les diverses nations et je ne prétends pas faire un traité du gouvernement. Mais les lois du pays dans lequel nous vivons, nous permettant d'offrir aux dieux des choses simples et inanimées, nous devons donner la préférence à celles-ci dans nos sacrifices en suivant néanmoins la coutume de la ville où nous sommes établis. Tâchons d'être purs en approchant des dieux et présentons leur des sacrifices convenables. Enfin si les premiers sacrifices plaisaient aux dieux et leur témoignaient suffisamment la reconnaissance des bienfaits que nous recevons d'eux, n'aurait-il pas été absurde de leur offrir les prémices des animaux, tandis que nous nous abstenions de les manger. Car enfin les dieux ne sont pas pires que nous : ils peuvent bien se passer de ce qui ne nous est pas nécessaire et il ne serait pas raisonnable de leur donner les prémices de ce que nous croyons ne pas devoir manger. Nous savons que lorsqu'on ne mangeait point les animaux, on ne les sacrifiait pas ; et dès qu'on a commencé a en manger, on les a sacrifiés : il serait donc très convenable que celui qui s'abstient des animaux, n'offrit aux dieux que les aliments dont il fait usage.

XXXIV. Il faut sans doute sacrifier aux dieux ; mais les sacrifices doivent être différents suivant les diverses puissances auxquelles ils sont offerts. On doit rien présenter au dieu suprême, ainsi que l'a dit un sage car ce qui est matériel, est indigne d'un être qui est dégagé de la matière. C’est pourquoi il est inutile de s'adresser à lui, ou en lui parlant, ou même intérieurement.[6] Si l’âme est souillée par quelque passion, c'est par un silence pur et par de chastes pensées que nous l'honorons: il faut donc qu'en nous unissant avec lui et en lui ressemblant, nous devenions une sainte hostie qui lui serve de louange, et que par-là nous opérions notre salut. La perfection du sacrifice consiste à dégager son âme des passions et à se livrer à la contemplation de la divinité. Quant aux dieux qui ont pour principe ce premier Être, il faut chanter des cantiques de louange en leur honneur et sacrifier à chacun les prémices des biens qu'ils nous donnent, soit pour nous servir de nourriture, soit pour l'employer à des sacrifices ; et si le laboureur offre les prémices de ses fruits, offrons leur de bonnes pensées et remercions-les de ce qu'ils nous ont donné le pouvoir de les contempler, de ce que cette contemplation est la vraie nourriture de l'âme, et de ce que conversant avec nous et nous favorisant de leurs apparitions, ils nous éclairent pour nous sauver.

XXXV. Ce n'est cependant pas de cette façon qu'en agissent même plusieurs de ceux qui s'appliquent à la philosophie. Ils cherchent plus à se conformer aux préjugés, qu'à honorer dieu. Ils ne songent qu'aux statues et ne se proposent point d'apprendre des sages quel est le véritable culte. Nous ne disputerons pas avec eux. Notre but est d'arriver à la vérité, de prendre pour modèles les gens vertueux de l'Antiquité, de profiter des instructions qu'ils nous ont données et qui ne peuvent qu'être très utiles pour arriver à la perfection.

XXXVI. Les Pythagoriciens qui s'appliquaient beaucoup aux nombres et aux lignes, en offraient souvent les prémices aux dieux, Ils donnaient le nom d'un nombre à Minerve, à Diane, à Apollon, à la Justice, à la Tempérance. Ils faisaient la même chose à l'égard des lignes ; et ils plurent tellement aux dieux par cette espèce de sacrifices, qu'ils en recevaient le don de prophétie lorsqu'ils les invoquaient et qu'ils en étaient favorisés dans les recherches où ils avaient besoin de leur secours. Quant aux dieux du ciel, soit les planètes, soit les étoiles fixes, parmi lesquelles le Soleil doit avoir le premier rang et la Lune le second, nous les honorerons par le feu qui est de même nature qu'eux, ainsi que le remarque le théologien, Il ajoute qu'il ne sacrifie rien d'animé, mais seulement du miel, des fruits et des fleurs, et que son autel n'est jamais souillé par le sang mais il est inutile d'en transcrire d'avantage. Il faut que celui qui s'applique à la piété ne sacrifie aux dieux rien d'animé, mais seulement aux démons, soit bons, soit mauvais : il connaît quels sont les sacrifices qu'il faut leur offrir et qui sont ceux qui doivent leur sacrifier. Je n'en dirai pas davantage. Quant aux Platoniciens, puisque quelques-uns d'eux ont publié leur doctrine, je vais exposer leurs sentiments : voici donc ce qu'ils pensent.

XXXVII. Le dieu suprême est incorporel, immobile et indivisible. Il n'est borné en aucun endroit ; il n'a besoin de rien qui soit hors de lui. L'âme du monde a ces trois propriétés. : elle a le pouvoir de le remuer elle-même et de communiquer un mouvement régulier au corps du monde, et quoique incorporelle et non sujette aux passions, elle s'est revêtue d'un corps. Quant aux autres dieux, le monde, les étoiles fixes, les planètes et les dieux composés de corps et d'âme, et qui sont viables, il ne faut leur sacrifier que des choses inanimées. Il y a outre cela une infinité d'êtres invisibles que Platon appelle démons sans distinction ; quelques-uns de ceux-là à qui les hommes ont donné des noms particuliers, reçoivent d'eux les mêmes honneurs que l'on rend aux dieux. Ils ont leur culte : il y en a plusieurs autres qui n'ont point de nom et que l'on honore d'un culte assez obscur, dans quelque ville ou dans quelque bourgade. Le reste de cette multitude d'êtres intelligents est appelé démon. L'opinion commune est que si nous n'avions aucune attention pour eux et que nous négligeassions leur culte, ils en seraient indignés et nous feraient du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien, lorsque nous tâchons de nous les rendre favorables par des prières, par des sacrifices et par les autres cérémonies usitées.

XXXVIII. Puisqu'il y a beaucoup de confusion dans tout ce que l'on pense de ces intelligences et qu'on n'épargne point la calomnie à leur égard, il est nécessaire d'entrer dans un plus grand détail de leurs différentes natures. Remontons jusqu'à l’origine de l'erreur et faisons les distinctions suivantes. Toutes les âmes qui ont pour principe l'âme de l'univers, gouvernent les grands pays qui font situés sous la Lune. Leur administration est conforme à la raison. Il faut être persuadé que ce sont de bons démons, qui n'agissent que pour l'utilité de ceux sur lesquels ils président soit qu'ils soient chargés du soin de quelques animaux, soit qu'ils veillent sur les fruits; soit que ce soient eux qui procurent la pluie, des vents modérés, le beau temps et tout ce qui contribue à rendre les saisons favorables. Nous leur avons l'obligation de la musique, de la médecine, de la gymnastique et enfin de tous les arts. Il n'est pas vraisemblable que nous ayant procuré de si grands avantages, ils cherchent à nous nuire. Il faut mettre au rang des bons démons ceux qui, comme dit Platon, sont chargés de porter aux dieux les prières des hommes et qui rapportent aux hommes les avertissements, les exhortations et les oracles des dieux ; mais toutes les âmes qui au lieu de dominer l'esprit qui leur est uni, s'en laissent gouverner jusqu'à être transportées par la colère et par les passions, sont avec raison appelées des démons malfaisants.

XXXIX. Ils sont invisibles et échappent aux sens des hommes ; ils n'ont point un corps solide et ils ont des figures différentes : les formes qui enveloppent leur esprit, se font quelquefois apercevoir, et quelquefois on ne peut pas les envisager. Ces méchants esprits changent de figure. Leur esprit, en ce qu'il est corporel, est sujet aux passions et est corruptible ; et quoiqu'il soit joint à leur âme pour être uni avec elle un très long temps, il n'est pas éternel ; car il y a apparence qu'il en sort des écoulement et qu'il se nourrit. Il y a une proportion régulière entre l'esprit et l'âme des bons génies. On s'en aperçoit lorsqu’ils apparaissent corporellement ; mais il n'y en a aucune entre l'esprit et l'âme des mauvais génies. Ceux-ci habitent les espaces qui sont autour de la terre. Il n'y a sorte de maux qu'ils n'entreprennent de faire avec leur caractère violent et sournois, lorsqu'ils ne sont point observés par un bon génie plus puissant qu'eux ; ils usent de violence et font de fréquentes attaques, quelquefois en se cachant, d'autres fois ouvertement : ainsi ils causent aux hommes de grands maux et les remèdes que les bons génies procurent sont lents à venir. Car le bien va toujours d'un pas réglé et avec ordre. Dès que vous serez persuadé de la vérité de ce que je dis, vous serez bien éloigné de tomber dans cette absurdité, que les bons génies soient auteurs des maux, ou que les mauvais nous procurent des biens.

XL. Une des choses les plus fâcheuses que nous ayons à craindre des mauvais génies, c'est que quoiqu'ils soient cause de tous les malheurs que nous éprouvons dans cette vie, des pestes, des stérilités, des tremblements de terre, des sécheresses et autres semblables fléaux, ils voudraient nous persuader que ce sont eux qui nous procurent les biens contraires à ces maux, c'est-à-dire la fertilité. Ils voudraient nous nuire, sans que nous le sussions : ils cherchent à nous engager à des prières et à des sacrifices pour apaiser les bons génies, comme s'ils étaient fâchés contre nous. Leur intention est de nous empêcher d'avoir des opinions saines des dieux et de nous attirer à eux-mêmes. L'erreur et la confusion leur plaisent. Jouant ainsi le personnage des autres dieux, ils profitent de nos extravagances, ayant pour eux le plus grand nombre des hommes, à qui ils inspirent un amour violent des richesses, des honneurs, des plaisirs, de la vaine gloire, source des divisions, des guerres et des malheurs qui affligent la terre mais ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'ils nous donnent ces mêmes idées des plus grands dieux, et que dans leurs calomnies ils n'épargnent pas même le meilleur de tous les êtres, qu'ils accusent d'avoir tout confondu. Ils inspirent ces opinions, non seulement au peuple, mais aussi à plusieurs philosophes : et le peuple voyant ces sentiments soutenus par ceux que l'on met au rang des sages, se confirme par là davantage dans ses erreurs.

XLI. La poésie a aussi contribué à corrompre les opinions des hommes. Son style enchanteur n'a pour but que de faire croire les choses les plus impossibles : mais il faut croire très fermement que ce qui est bon ne fait point de mal et que ce qui est mauvais ne fait point de bien : et comme dit Platon, ainsi que la chaleur ne refroidit pas, et que le froid n'échauffe pas, ce qui est juste ne peut pas faire de tort. Or dieu est par sa nature ce qu'il y a de plus juste, autrement il ne serait pas dieu. Il faut donc supposer que les bons génies n'ont pas le pouvoir de mal faire. Une puissance qui serait malfaisante par sa nature et qui voudrait faire du mal, serait toute différente d'une puissance bienfaisante. Les contraires ne peuvent pas se réunir dans le même sujet. Les mauvais génies font aux hommes tous les maux qu'ils peuvent : les bons au contraire avertissent les hommes des dangers dont ils sont menacés par les génies malfaisants ; et ils donnent ces avis ou par des songes, ou par des inspirations, ou enfin par d'autres moyens. Si quelqu'un avait le talent de discerner ces divers avertissements, il se mettrait facilement en garde contre tous les maux, que les mauvais génies sont capables de nous faire. Les bons génies donnent des avis à tous les hommes mais tous les hommes ne les entendent pas : comme il n'y a que ceux qui ont appris à lire qui puissent lire. Toute la magie n'est qu'un effet des opérations des mauvais génies et ceux qui font du mal aux hommes par des enchantements, rendent de grands honneurs aux mauvais génies, surtout à leur chef.

XLII. Ces esprits ne font occupés qu'a tromper par toute sorte d'illusions et de prodiges. Les filtres amoureux sont de leur invention : l'intempérance, le désir des richesses, l'ambition viennent d'eux, et principalement l'art de tromper; car le mensonge leur est très familier. Leur ambition est de passer pour dieux ; & leur chef voudrait qu'on le crût le grand dieu. Ils prennent plaisir aux sacrifices ensanglantés[7] :ce qu'il y a en eux de corporel s'en engraisse ; car ils vivent de vapeurs et d'exhalaisons, et se fortifient par les fumées du sang et des chairs.

XLIII. C'est pourquoi un homme prudent et sage se gardera bien de faire de ces sacrifices, qui attireraient ces génies. Il ne cherchera qu'a purifier entièrement son âme, qu'ils n'attaqueront point, parce qu'il n'y a aucune sympathie entre une âme pure et eux. Nous n'examinons point si c'est une nécessité aux villes de les apaiser. On y regarde les richesses et les choses extérieures et. corporelles, comme de vrais biens, et le contraire comme des maux. On y est fort peu occupé du foin de l'âme. Pour nous, autant qu'il fera possible, n'ayons pas besoin des faveurs de ces génies, mais faisons tout ce qui dépendra de nous pour tâcher de nous rendre semblables à dieu et aux bons génies et nous y parviendrons si en nous guérissant des passions, nous tournons toutes nos pensées vers les vrais êtres, afin qu'ils nous servent continuellement de modèle , et que nous évitions de ressembler aux méchants hommes et aux mauvais génies, en un mot à tout ce qui se complaît dans les choses mortelles et matérielles : de sorte que, comme l'a dit Théophraste, nous ne sacrifierons que ce sur quoi les théologiens sont d'accord, très persuadés que moins nous aurons de soin de nous dégager de nos passions, plus nous dépendrons des mauvaises puissances, et plus il sera nécessaire de leur sacrifier pour les apaiser. Car comme disent les théologiens, c'est une nécessité pour ceux qui font dominés par les choses extérieures, et qui ne maîtrisent pas leurs passions de fléchir les mauvais esprits, autrement ils ne cesseront de les tourmenter.

XLIV. Tout ce que nous venons de dire ne regarde que les sacrifices. Revenons à ce que nous avons dit au commencement de cet ouvrage, que quoiqu'on sacrifie des animaux il ne s'ensuit pas qu'on puisse les manger. Nous allons présentement faire voir que quand il serait nécessaire de les offrir en sacrifice, on devrait cependant s'abstenir de les manger. Tous les théologiens conviennent que l'on ne doit point manger des viandes qui ont servi aux sacrifices offerts pour détourner les maux : il ne faut avoir recours pour lors qu'aux expiations. Que personne, disent-ils, n'aille ni à la ville, ni dans sa propre maison, avant qu'il ait purifié ses habits et son corps dans la rivière ou dans la fontaine. Ils ont ordonné à ceux à qui ils ont permis de sacrifier, de s'abstenir de ce qui avait été sacrifié, de se préparer en se sanctifiant par des jeûnes, et surtout par l'abstinence des animaux, ce pieux régime étant comme la sauvegarde de l'innocence et comme le symbole ou le sceau divin qui empêche les mauvais effets des génies que l'on veut apaiser. Car on n'a rien à craindre d'eux lorsqu'on n'est pas dans les mêmes dispositions et lorsque le corps et l’esprit purifiés ont la piété pour bouclier.

XLV. Il n'est pas jusqu'aux enchanteurs qui n'aient eu recours à ces précautions ; ils les ont regardées comme nécessaires : mais elles ne font pas toujours efficaces ; car ils ne s'adressent aux mauvais génies que pour de vilaines actions. La pureté n'est pas faite pour eux ; c'est la vertu des hommes divins et des sages : elle leur sert de sauvegarde et les introduit chez les dieux. Si les enchanteurs se faisaient une habitude de la pureté, bientôt ils renonceraient à leur profession parce qu'ils cesseraient de désirer ce qui les porte à l'impiété. Remplis de passions et n'aimant que le désordre, ils ne s'abstiennent que pour un temps des nourritures impures ; et ils sont punis de leurs dérèglements, non seulement par les mauvais génies qu'ils mettent en mouvement, mais aussi par cette suprême justice, qui voit toutes les actions des hommes et pénètre jusqu'à leurs pensées. La pureté intérieure et extérieure n'est donc que pour les hommes divins qui travaillent à délivrer leurs âmes des passions et qui renoncent aux aliments qui mettent les passions en mouvement. Ils ne respirent que la sagesse et n'ont sur dieu que des idées saines : ils se sanctifient par un sacrifice spirituel ; et ils s'approchent de dieu avec un habit blanc et pur, c'est-à-dire avec une âme dégagée de passions, et avec un corps léger, qui n'est point appesanti par des sucs étrangers qui ne lui étaient pas destinés.

XLVI. Si dans les sacrifices institués par les hommes en l'honneur des dieux, la chaussure que l'on porte doit être pure et sans tache, ne convient-il pas que notre peau qui est notre dernière robe soit pure, et que nous vivions purement dans le temple de notre père, c'est-à-dire, dans ce monde ? S'il ne s'agissait que de la pureté du corps, il n'y aurait peut-être pas si grand danger à la négliger : mais tout corps sensible recevant quelques écoulements des génies grossiers, on aura trop de ressemblance avec eux, si l'on ne se met en garde contre l'impureté qu'il y a à craindre de l'usage de la chair et du sang.

XLVII. C'est pourquoi les théologiens ont observé avec grande attention l'abstinence de la viande. L'Égyptien nous en a découvert la raison, que l'expérience lui avait apprise. Lorsque l'âme d'un animal est séparée de son corps, par violence , elle ne s'en éloigne pas, et se tient près de lui. Il en est de même des âmes des hommes qu'une mort violente a fait périr ; elles restent près du corps : c'est une raison qui doit empêcher de se donner la mort. Lors donc qu'on tue les animaux, leurs âmes se plaisent auprès des corps qu'on les a forcés de quitter; rien ne peut les en éloigner : elles y sont retenues par sympathie ; on en a vu plusieurs qui soupiraient près de leurs corps. Les âmes de ceux dont les corps ne sont point en terre, restent près de leurs cadavres : c'est de celles là que les magiciens abusent pour leurs opérations, en les forçant de leur obéir, lorsqu'ils sont les maîtres du corps mort, ou même d'une partie. Les théologiens qui sont instruits de ces mystères et qui savent quelle est la sympathie de l’âme des bêtes pour les corps dont elles ont été séparées, avec quel plaisir elles s'en approchent, ont avec raison défendu l'usage des viandes, afin que nous ne soyons pas tourmentés par des âmes étrangères qui cherchent à se réunir à leurs corps et que nous ne trouvions point d'obstacles de la part des mauvais génies en voulant nous approcher de dieu.

XLVIII. Une expérience fréquente leur a appris que dans le corps il y a une vertu secrète qui y attire l'âme qui l'a autrefois habité. C'est pourquoi ceux qui veulent recevoir les âmes des animaux qui savent l'avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taures, des éperviers. L'âme de ces bêtes entre chez eux en même temps qu'ils font usage de ces nourritures, et leur fait rendre des oracles comme des divinités.

XLIX. C'est donc avec raison que le philosophe qui est en même temps le prêtre du dieu suprême, s'abstient dans ses aliments de tout ce qui a été animé : il ne cherche qu'à s'approcher de dieu tout seul, en prévenant les persécutions des génies importuns. Il étudie la nature; et en qualité de vrai philosophe, il s'applique aux signes et comprend les diverses opérations de la nature. Il est intelligent, modeste, modéré, toujours occupé de son salut, et de même que le prêtre d'un dieu particulier s'applique à placer convenablement ses statues et à se rendre habile dans les mystères, dans les cérémonies, dans les expiations, en un mot dans tout ce qui a rapport au culte de son dieu, aussi le prêtre du dieu suprême étudie avec attention les expiations et tout ce qui peut l'unir à dieu.

L. Si les prêtres des dieux subalternes et les devins ordonnent de s'éloigner des tombeaux, d'éviter la fréquentation des méchants, de n'avoir aucun commerce avec les femmes qui ont leurs règles, de ne point se trouver à aucun spectacle indécent ou lugubre de ne pas s'exposer à rien entendre qui puisse mettre les passions en mouvement, parce que l'on s'aperçoit souvent que la présence des gens impurs trouble le devin, et qu'il y a plus de danger que d'utilité à sacrifier indiscrètement ; le prêtre du dieu suprême, qui est le père de la nature, pourra-t-il se résoudre à devenir lui-même le tombeau des corps morts ? Lorsqu'il sera rempli d'impuretés, comment cherchera-t-il à s'unir avec le plus parfait de tous les êtres ? C'est bien assez que pour vivre nous ayons recours aux fruits, quoique ce soit proprement recevoir les parties de la mort: mais il n'est pas encore temps de nous expliquer sur ce sujet : il faut encore traiter des sacrifices.

LI. Quelqu'un dira peut-être que nous anéantissons une grande partie de la divination, celle qui se fait par l'inspection des entrailles, si nous nous abstenons de tuer les animaux : mais celui qui fait cette objection, n'a qu'à tuer les hommes aussi ; car on dit que l'on voit encore mieux l'avenir dans leurs entrailles, et c'est ainsi que plusieurs barbares consultent ce qui doit arriver. Mais comme il n'y a que l'injustice et la cupidité qui pourraient nous engager à tuer un de nos semblables pour apprendre l'avenir, aussi est-il injuste de faire mourir les animaux parce motif de curiosité. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si ce font les dieux ou les démons qui nous découvrent les lignes des événements futurs ou si c'est l'âme de l'animal séparée de son corps qui répond aux questions qu'on lui fait par ses entrailles.

LII. Quant à ceux qui ne sont occupés que des choses extérieures, puisqu'ils se manquent à eux-mêmes, permis a eux de se laisser emporter par l'usage mais pour le vrai philosophe qui est délivré de l'esclavage des choses extérieures, nous prétendons avec raison qu'il n'importunera pas les démons et ne recourra ni aux oracles, ni aux entrailles des animaux. Il ne cherche qu'à se détacher des choses qui font recourir aux devins. Il renonce au mariage : pourquoi irait-il consulter un oracle au sujet d'une femme ? Il ne l'importunera pas non plus ni sur le commerce, ni sur les domestiques, ni sur son avancement, ni fur les autres vanités humaines. Ce qu'il souhaite de savoir, ni aucun devin, ni les entrailles des animaux ne le lui découvriront pas. Il se recueillera en lui-même ; c'est là que dieu réside : il en recevra des conseils propres à le conduire à la vie éternelle ; et tout occupé de ce grand objet, il ne cherchera point à être devin, mais il se proposera d'être l'ami du grand dieu.

LIII. S'il se trouve réduit dans quelque extrémité fâcheuse, les bons génies accourront à son secours et lui découvriront l'avenir, soit par des rêves, soit par des pressentiments; ils lui apprendront ce qu'il doit éviter. Il faut seulement qu'il s'éloigne de ce qui est mauvais, qu'il connaisse ce qu'il y a de meilleur dans la nature. Mais la méchanceté des hommes et l'ignorance dans laquelle ils sont des choses divines, les portent à mépriser ce qu'ils ignorent et à en mal parler ; d'autant plus que ce n'est point par des voix sensibles que ces natures s'expriment. Comme elles sont spirituelles, ce n'est que par l'esprit qu'elles se communiquent à ceux qui les respectent. Quoique l'on sacrifie des animaux pour connaître l'avenir, il ne s'ensuit pas qu'il faille les manger: comme ce n'est pas une conséquence qu'il soit permis de manger de la chair, parce que l'on en sacrifie aux dieux et aux démons. Car les histoires rapportées par Théophraste et par plusieurs autres font mention d'hommes sacrifiés; il n'est cependant pas permis de manger les hommes.

LIV. Les histoires sont remplies de ces faits : nous en rapporterons quelques-uns qui suffisent pour prouver ce que nous avons avancé. On sacrifiait à Rhodes un homme à Saturne le 6 du mois Metagectmon[8]; et cette coutume après avoir subsisté longtemps fut enfin changée. On conservait en prison jusqu'à la fête de Saturne un de ceux qui avaient été condamnés à mort et le jour de la fête on menait cet homme hors des portes vis-à-vis l'hôtel du bon conseil, et après lui avoir fait boire du vin, on l'égorgeait. Dans[9]  Salamine qu'on nommait autrefois Coronis, pendant le mois appelé par les Cypriens Aphrodisium on sacrifiait un homme à Agraule fille de Cécrops et de la Nymphe Agraulis. Cette coutume dura jusqu'au temps de Diomède, où elle fut changée. On sacrifia un homme à Diomède. Le temple de Minerve, d'Agraule et de Diomède était enfermé par une même muraille. Celui qui devait être sacrifié était mené par de jeunes gens : il faisait trois tours autour de l'hôtel en courant ; le prêtre ensuite le frappait d'un coup de lance dans l'estomac et le brûlait après cela tout entier sur un bûcher.

LV. Ce sacrifice fut aboli par Diphile roi de Chypre vers le temps de Séleucus le théologien : il changea cet usage en celui de sacrifier un bœuf et le démon agréa ce bœuf à la place de l'homme. Amosis supprima le sacrifice des hommes à Heliopole d'Égypte, comme le témoigne Manethon dans son livre de l'Antiquité et de la Piété. On les sacrifiait à Junon : on les examinait pour savoir s'ils étaient sans imperfection, de même qu'on aurait fait un veau, et on les scellait. On en immolait trois. Amosis ordonna qu'on leur substituerait trois figures d'homme faites de cire. Dans l'île de Chio et à Ténédos on sacrifiait un homme à Bacchus le cruel et on le mettait en pièces comme le dit Evelpis de Caryste. Apollodore rapporte aussi que les Lacédémoniens sacrifiaient un homme au dieu.

LVI. Les Phéniciens dans les grandes calamités soit de guerre, soit de sécheresse, soit de famine, sacrifiaient ce qu'ils avaient de plus cher à Saturne ; et ce sacrifice se faisait en conséquence d'une délibération publique. L'histoire phénicienne est pleine de ces sacrifices. Sanchoniathon l'a écrite en langue phénicienne et Philon de Biblos l'a traduite en Grec en huit livres. Istre dans le recueil qu'il a fait des sacrifices de Crète rapporte qu'autrefois les Curètes sacrifiaient des enfants à Saturne. Pallas qui de tous les auteurs est celui qui a le mieux écrit sur les mystères de Mythra, prétend que les sacrifices humains ont été presque abolis partout sous l'Empire d'Adrien. On sacrifiait autrefois à Laodicée de Syrie une vierge à Pallas : présentement on lui sacrifie une biche. Les Carthaginois qui habitent l'Afrique sacrifiaient aussi des hosties humaines : ce fut Iphicrate qui les abolit. Les Dumatiens, peuples de l'Arabie, sacrifiaient tous les ans un enfant et l'enterraient sous l'autel qui leur servait de représentation de la divinité. Philarque rapporte que tous les Grecs, avant que d'aller à la guerre, sacrifiaient des hommes. Je ne dis rien ni des Thraces, ni des Scythes, ni comment les Athéniens ont fait mourir la fille d'Ericthée et de Praxithée. Qui ne sait que présentement à Rome même, à la fête de Jupiter Latialis, on immole un homme? Ce n'est pas à dire pour cela que l'on puisse manger de la chair humaine. Quoique dans quelques nécessités l'on se soit cru obligé de sacrifier des hommes, et que quelques assiégés pressés par une extrême famine aient cru pouvoir manger des hommes, ils n'en ont pas moins été regardés comme exécrables et leur conduite a été traitée d'impie.

LVII. Après la première guerre des Romains en Sicile contre les Carthaginois, les Phéniciens qui étaient à la solde de ceux-ci, s'étant révoltés , et voulant engager les Africains dans leur rébellion, Hamilcar surnommé Barcas leur fit la guerre et les réduisit à une si grande famine qu'ils mangèrent d'abord ceux qui avaient été tués en combattant et lorsqu'ils les eurent mangés tous, ils mangèrent ensuite leurs prisonniers et enfin leurs domestiques. Ils finirent par se manger les uns les autres, après avoir tiré sur qui le sort tomberait. Hamilcar ayant pris ceux qui restaient à discrétion, les fit fouler aux pieds par ses éléphants, comme si c'eût été une impiété de laisser ces misérables en société avec les autres hommes. Il ne voulut jamais malgré cet exemple se soumettre à l'usage de manger les hommes; ni Hannibal son fils à qui quelqu'un donna le conseil d'accoutumer son armée qui était en Italie à cette nourriture, afin qu'elle ne manquât jamais de vivres. Ce font les guerres et les famines qui ont introduit l'usage de la viande ; il ne fallait donc pas s'accoutumer à cette nourriture par le seul motif du plaisir, comme il ne contiendrait pas de manger des hommes par cette raison. Et par ce qu'on sacrifie des animaux à quelques puissances, il n'est pas pour cela permis d'en manger. Ceux qui sacrifiaient des hommes ne croyaient pas pour cela être en droit de s'en servir pour aliments. Il est donc démontré par ce que nous venons de dire, que de l'usage de sacrifier les animaux, la permission de les manger ne s'en suit pas.

LVIII. C'est une chose avérée chez les théologiens, que l'on offrait des sacrifices ensanglantés, non aux dieux mais aux démons ; et ceux qui les offraient connaissaient la nature de ces puissances. Il y a des génies malfaisants ; il y en a de bienfaisants qui ne nous tourmentent point lorsque nous leur donnons les prémices seulement des choses que nous mangeons et dont nous nourrissons ou notre corps, ou notre âme: voilà ce qui n'était pas ignoré de ces théologiens. Mais il est temps de finir ce livre, après avoir ajouté quelque chose pour faire voir que plusieurs ont eu de saines idées de la divinité :quelques poètes raisonnables se sont expliqués ainsi ? :Qui est l'homme assez fol, assez imbécile, ou assez crédule, pour s'imaginer que les dieux prennent plaisir à des os sans chair, à la bile cuite dont à peine les chiens qui ont faim veulent manger, et qu'ils reçoivent ces mets comme un présent ? Un autre poète a dit : je n'offrirai que des gâteaux et de l'encens, car je sacrifie aux dieux et non à mes amis.

LIX. Quand Apollon nous ordonne de sacrifier suivant l’usage du pays, c'est à-dire conformément à l'usage de nos pères, il nous rappelle aux anciennes coutumes. Or nous avons prouvé que dans les anciens temps on n'offrait aux dieux que des gâteaux et des fruits[10].

L X. Ceux qui les premiers ont fait de grandes dépenses en sacrifices, ne savaient pas quel essaim de maux ils introduiraient dans le monde, la superstition, le luxe, l'opinion que l'on pouvait corrompre les dieux et s'assurer l'impunité du crime par les sacrifices. C'est dans cette vue que quelques-uns ont sacrifié trois victimes avec des cornes dorées, d'autres des hécatombes. Olympias mère d'Alexandre sacrifia cinq mille victimes en une seule fois; c'est ainsi que l'on fait servir la magnificence à la superstition. Lorsqu'un jeune homme s'est persuadé que les dieux aiment la dépense des sacrifices, et se réjouissent, ainsi qu'on le dit, aux repas des bœufs et des autres animaux, comment pourra-t-il garder de la modération ? Et lorsqu'il s'imaginera que la multitude des victimes est agréable aux dieux, il aura moins de répugnance à commettre des injustices, parce qu'il croira pouvoir racheter les péchés par des sacrifices. Mais s'il se persuade que les dieux n'en ont pas besoin, qu'ils ne regardent qu'aux dispositions de ceux qui approchent d'eux et que l'hostie qui leur est la plus agréable, est d'avoir des idées exactes de leur nature et de leurs opérations, il travaillera à devenir sage, saint et juste.

LXI. Les meilleures prémices que l'on puisse offrir aux dieux, ce font un esprit pur et une âme dégagée de passions. Si on leur offre quelque autre chose il faut que ce soit avec recueillement et zèle. Le motif qui nous fait honorer les dieux doit être le même que celui qui nous porte à respecter les gens de bien, à leur céder la première place, à nous lever lorsque nous les voyons, à leur parler avec égard. Ce n'est pas comme s'il s'agissait de payer un impôt. Car on ne doit pas dire aux dieux :[11] « Si vous vous ressouvenez de mes bienfaits, Philinus, et que vous m'aimiez, j'en suis content; c'était là mon intention » Dieu n'est pas content de ces dispositions. C'est ce qui a fait assurer à Platon, qu'un homme de bien doit toujours sacrifier aux dieux, et continuellement s'approcher d'eux par des prières, par des offrandes, par des sacrifices, en un mot par tout le culte que l'on doit à la Divinité. Quant au méchant, le temps qu'il emploie à honorer les dieux, est un temps perdu. L'homme de bien sait ce qu'il faut employer en sacrifices, en offrandes, en prémices, et ce dont il faut s'abstenir : mais le vicieux qui ne consulte que son humeur, honore les Dieux suivant ses caprices ; son culte approche plus de l'impiété que de la piété. C'est pourquoi Platon croit que le philosophe ne doit point suivre les mauvais usages, parce que cela n'est ni agréable aux dieux, ni utile aux hommes? qu'il doit chercher à en substituer de meilleurs ; que s'il ne peut pas y réussir, il faut du moins qu'il ne prenne aucune part à ce qui est mauvais et que lorsqu'il est dans le bon chemin, il doit toujours continuer sa route, sans craindre les dangers ni les mauvais discours. Il serait effectivement honteux, que tandis que les Syriens s'abstiennent de poissons, les Hébreux de cochons, un grand nombre de Phéniciens et d'Égyptiens de vaches, et que ces peuples ont été si attachés à ces usages, qu'en vain plusieurs rois ont tenté de les faire changer, et qu'ils ont mieux aimé souffrir la mort que de violer leurs lois, nous transgressions les lois de la nature, les préceptes divins, par la crainte des hommes et de leurs mauvais propos. Certes l'assemblée des dieux et des hommes divins aurait sujet de nous regarder avec mépris, s'ils voyaient que nous qui ne sommes continuellement occupés qu'a mourir aux choses extérieures, soyons devenus les esclaves des vaines opinions, et que nous appréhendions les dangers qu'il y a à ne nous y pas conformer.

 

LIVRE TROISIÈME.

Nous avons démontré dans les deux premiers livres que l'usage de la viande est contraire à la tempérance, à la frugalité et à la piété, qui nous conduisent à la vie contemplative. La perfection de la justice est renfermée dans la piété envers les dieux ; et l'abstinence des viandes contribuant beaucoup à la piété, il n'y a pas sujet de craindre, que tant que nous conserverons la piété à l'égard des dieux, nous violions la justice que nous devons aux hommes. Socrate disait un jour à ceux qui disputaient si le plaisir devait être la fin de l'homme, que quand tous les cochons et les boucs en conviendraient, il n'avouerait jamais, tant qu'il aurait l'usage de son esprit, que la vraie félicité consistât dans les plaisirs des sens. Pour nous, quand tous les loups et tous les vautours du monde approuveraient l'usage de la viande, nous ne conviendrions pas que ce fût une chose juste ; parce que l'homme ne doit point faire de mal, et doit s'abstenir de se procurer du plaisir par tout ce qui peut faire tort aux autres. Mais puisque nous en sommes sur la justice, que nos adversaires prétendent ne nous obliger qu'à l'égard de nos semblables, et nullement à l'égard des animaux, nous allons faire voir que les Pythagoriciens ont raison, de soutenir que toute âme qui est capable de sentiment et susceptible de mémoire, est en même temps raisonnable : ceci étant une fois démontré, il suit que les lois de la justice nous obligent à l'égard de tous les animaux. Nous n'exposerons qu'en abrégé ce qui a été dit à ce sujet par les Anciens.

II. Il y a deux sortes de raisons selon les Stoïciens, l'une intérieure et l'autre extérieure. Celle-ci se communique au dehors. Il y en a une droite ; il y en a une défectueuse. Il faut examiner de laquelle les animaux sont privés. Est-ce de la droite raison ? Est-ce de la raison en général? Est-ce de la raison intérieure ? Est-ce de la raison extérieure? Il semble qu'on veuille leur ôter non seulement l'usage de la droite raison, mais aussi quelque raison que ce soit parce qu'autrement ils rassembleraient aux hommes, chez lesquels à peine y a-t-il un sage ou deux, sur qui la raison domine toujours. Les autres sont vicieux, quoiqu'ils aient la raison en partage. Mais les hommes portant l'amour propre trop loin, ont décidé que les animaux étaient privés de toute raison. S'il faut cependant dire la vérité, non seulement tous les animaux ont de la raison ; mais aussi il y en a quelques-uns qui la portent jusqu'au plus haut degré de perfection.

III. Puisqu'il y a deux rairons, l'une qu'on montre au dehors et l'autre intérieure, commençons à parler de celle qui se fait connaître par les sons. C'est la voix qui s'exprime par l'organe de la langue, qui fait connaître ce qui se passe au dedans de nous et les passions de notre âme. C'est de quoi tout le monde sera obligé de convenir. Peut-on dire que cette voix manque aux animaux ? N'expriment-ils point ce qu'ils sentent ; et ne pensent-ils point avant que de s'expliquer ? Car j'entends par la pensée ce qui se passe intérieurement dans l'âme, avant qu'on l'exprime par la voix. De quelque façon ensuite que l'on parle, soit comme les Barbares, soit comme les Grecs, soit comme les chiens, soit comme les boeufs, c'est la raison qui s'exprime ; et les animaux en sont capables. Les hommes conversent entre eux suivant les règles qu'ils ont établies ; et les animaux ne consultent dans leur façon de s'exprimer, que les lois qu'ils ont reçues de dieu et de la nature. Si nous ne les entendons pas, cela ne prouve rien. Car les Grecs n'entendent point le langage des Indiens; et ceux qui sont élevés dans l'Attique, ne comprennent rien à la langue des Scythes, des Thraces et des Syriens. C'est la même chose pour eux que le cri des grues. Cependant ils écrivent et articulent leur langue, comme nous écrivons et comme nous articulons la nôtre ; et nous ne pouvons ni articuler, ni lire la langue des Syriens et des Perses non plus que celle des animaux. Nous entendons seulement du bruit et des sons, sans rien comprendre. Lorsque les Scythes parlent entre eux, il nous semble qu'ils ne font que gazouiller, tantôt haussant, tantôt baissant la voix ; c'est un langage absolument inintelligible pour nous. Cependant ils s'entendent aussi bien entre eux, que nous nous entendons nous-mêmes. Il en est de même des animaux. Chaque espèce entend le langage de la sienne; et ce langage ne nous paraît qu'un simple son qui ne signifie rien que parce qu'il ne s'est encore trouvé aucun homme qui ait pu nous apprendre la langue des animaux et nous servir d'interprète. Cependant s'il en faut croire les anciens et quelques-uns de ceux qui ont vécu du temps de nos pères et même du nôtre, il y a eu des gens qui ont entendu et compris le langage des animaux. On compte parmi les anciens Mélampe et Tirésias avec quelques autres, et parmi les modernes Apollonius de Tyanes. On assure de ce dernier qu'étant avec ses amis, et entendant une hirondelle qui gazouillait, il dit qu'elle avertissait ses compagnes qu'un âne chargé de blé était tombé près de la ville et que le blé était répandu par terre. Un de nos amis nous a raconté qu'il avait eu un jeune domestique qui entendait le langage des oiseaux. Il assurait qu'il était prophète et qu'il annonçait ce qui était prés d'arriver ; que cette faculté lui avait été ôtée par sa mère qui appréhendant que l'on n'envoyât ce jeune homme à l'Empereur en présent, avait uriné dans son oreille lorsqu'il était endormi.

IV. Mais laissons ces faits à part, à cause de l'incrédulité qui n'est que trop naturelle. Personne, je crois, n'ignore qu'il y a plusieurs nations qui ont encore une grande facilité pour entendre la voix de quelques animaux. Les Arabes entendent le langage des corbeaux, les Tyrrhéniens celui des aigles; et peut-être que tous tant que nous sommes d'hommes, nous entendrions tout ce que disent les animaux, si un dragon léchait nos oreilles. La variété et la différence de leurs sons prouvent assez qu'ils signifient quelque chose. Ils s'expriment différemment lorsqu'ils ont peur, lorsqu'ils s'appellent, lorsqu'ils avertissent leurs petits de venir manger, lorsqu'ils se caressent ou lorsqu'ils se défient au combat et cette différence est si difficile à observer à cause de la multitude des diverses inflexions, que ceux même qui ont passé leur vie à les étudier, y sont fort embarrassés. Les augures qui examinent le croassement de la corneille et du corbeau, en ont bien remarqué un très grand nombre de différents; mais ils n'ont pas pu les observer tous, parce que cela n’est pas possible aux hommes. Quand les animaux parlent entre eux, les sons dont ils se servent sont très significatifs, quoique nous ne les entendions pas. Mais s'ils paraissent nous imiter, apprendre la langue grecque, et entendre ceux qui les gouvernent, qui est celui qui peut avoir assez peu de bonne foi pour nier qu'ils soient raisonnables, parce qu'il ne les entend pas ? Les corbeaux, les pies, les bouvreuils, les perroquets imitent le langage des hommes, se souviennent de ce qu'ils ont entendu et apprennent ce qu'on leur dit. Ils obéissent à leurs maîtres. Plusieurs d'entre eux ont découvert le mal qui s'était fait dans la maison où on les élevait L'hyène des Indes, appelée par les gens du pays crocotale, imite si parfaitement la voix humaine, sans avoir été instruite, que lorsqu'elle approche des maisons, elle appelle ceux qu'elle croit pouvoir aisément enlever, en contrefaisant la voix de leurs amis, à qui elle sait bien qu'ils obéiront ; et quoique les Indiens soient instruits de cette ruse, ils sont cependant souvent attrapés par la ressemblance de la voix. Ils sortent de chez eux et périssent ainsi. S'il y a des animaux qui ne peuvent ni imiter notre langage, ni l'apprendre, cela ne prouve rien ; n'y-a-t-il pas des hommes qui ne peuvent ni imiter, ni apprendre, je ne dis pas les cris des animaux, mais même les cinq différents dialectes ? Il y a des animaux qui ne parlent pas ; mais peut-être est-ce pour n'avoir point été instruits, ou pour n'avoir pas les organes de la voix ? Nous-mêmes étant près de Carthage, nous avons nourri une perdrix qui avait volé droit à nous. Elle a été longtemps chez nous ; et elle était devenue si familière qu'elle nous caressait, badinait avec nous, et répondait à notre voix, autrement que les perdrix ne s'appellent entre elles.

V. On rapporte que parmi les animaux qui sont sans voix, il y en a d'aussi obéissants à leurs maîtres, qu'aucun domestique pourrait l'être. Tel était le poisson de Crassus, appelé par les Romains murène. Il était si familier avec son maître et son maître l'aimait à un tel point, que lui qui avait supporté avec constance la mort de trois de ses enfants, pleura sa murène lorsqu'elle mourut. On prétend qu'il y a des anguilles dans l'Aréthuse, et des coracins dans le Méandre, qui obéissent à la voix de ceux qui les appellent. On voit par-là que les animaux qui ne font point usage de leur langue pour exprimer ce qu'ils pensent, sont cependant affectés des mêmes sentiments que ceux qui parlent. Ce serait donc une chose fort déraisonnable de dire qu'il n'y a de la raison que dans le discours de l'homme, parce que nous le comprenons ; et qu'il n'y en a point dans le langage des animaux parce qu'il nous est inintelligible. C'est comme si les corbeaux soutenaient que leur croassement est le seul langage raisonnable, et que nous sommes sans raison, parce qu'ils n'entendent pas ce que nous disons ; ou comme si les habitants de l'Attique prétendaient qu'il n'y a de langue que la leur, et que tous ceux qui ne la parlent point sont privés de raison. Cependant un habitant de l'Attique entendrait plutôt le croassement du corbeau, que la langue des Syriens ou des Perses. Ce serait donc une absurdité de décider qu'une telle espèce est raisonnable ou non, parce qu'on entend ce qu'elle dit, ou qu'on ne l'entend point, ou parce qu'elle parle, ou parce qu'elle garde le silence. On pourrait par la même raisin assurer que l'être suprême et les autres dieux sont dépourvus de raison, puisqu'ils ne parlent point; mais les dieux même en se taisant indiquent ce qu'ils pensent. Les oiseaux les entendent plutôt que les hommes ; et après les avoir entendus, ils rendent aux hommes les volontés des dieux, autant qu'ils le peuvent : car ce sont les oiseaux qui servent d'interprètes aux dieux. L'aigle l'est de Jupiter, l'épervier et le corbeau le sont d'Apollon, la cigogne l'est de Junon, l'aigrette et la chouette le sont de Minerve, la grue l'est de Cérès ; d'autres oiseaux le sont des autres dieux. Ceux parmi nous qui étudient les animaux et qui les nourrissent, entendent leur langage. Le chasseur comprend à l'aboiement du chien, s'il cherche le lièvre, s'il l'a trouvé ; si après l'avoir trouvé, il le poursuit ; s'il l'a pris et s'il s'est échappé. Ceux qui conduisent les vaches, savent quand elles ont faim, quand elles ont soif, quand elles font fatiguées, quand elles sont en colère, quand elles cherchent leur veau : le lion par son rugissement fait entendre qu'il menace ; le loup par son hurlement nous indique qu'il est malade, et le berger connaît au bêlement de la brebis ce qui lui manque.

VI. Ces animaux entendent aussi la voix des hommes, soit qu'ils soient en colère, soit qu'ils les caressent, soit qu'ils les appellent, soit qu'ils les chassent ; en un mot ils obéissent à tout ce qu'on leur ordonne, ce qui leur serait impossible, s'ils ne ressemblaient pas à l'homme par l'intelligence. La musique adoucit certains animaux, et de sauvages les rend doux : tels sont les cerfs, les taureaux et plusieurs autres. Ceux même qui prétendentque les animaux n'ont point de raison, conviennent que les chiens suivent les régles de la dialectique, et sont dans quelques occasions des syllogismes. Lorsqu'ils poursuivent une bête, et qu'ils sont arrivés à un carrefour qui se termine à trois chemins, ils raisonnent ainsi : Elle n'a pu passer que par l'une de ces trois routes: or elle n'a passé ni par celle-là ni par celle-ci donc c'est par cette troisième-ci qu'il faut la poursuivre. On répondra sans doute, que c'est par un instinct naturel que les animaux agissent ainsi, puisqu'ils n'ont point été instruits. Mais ne recevons-nous pas de la nature notre raison ? Et, s'il faut croire Aristote, il y a des animaux qui apprennent à leurs petits à faire plusieurs choses, et même à former leur voix ; tel est le rossignol. Il ajoute que plusieurs animaux apprennent diverses choses les uns des autres et des hommes : ce qui est confirmé par tous les écuyers, par tous les palefreniers, par les cochers, par les chasseurs, par ceux qui ont soin des éléphants, des boeufs, des bêtes sauvages et des oiseaux. Tout homme raisonnable conviendra que ces faits prouvent que les animaux ont de l’intelligence. L'insensé et l'ignorant le nieront, parce que la gourmandise les empêche de raisonner. Il ne faut point être étonné de voir tenir de mauvais discours à cette espèce d'hommes, lorsqu'on les voit mettre en pièces les animaux avec la même insensibilité que si c'étaient des pierres. Mais Aristote, Platon, Empédocle, Pythagore, Démocrite et tous ceux qui ont recherché la vérité, ont reconnu que les animaux avaient de la raison.

VII. II faut présentement faire voir que les animaux ont la raison intérieure. Elle diffère de la nôtre, suivant Aristote, non point par sa nature, mais seulement du plus au moins : de même que selon plusieurs, la nôtre diffère de celle des dieux, seulement en ce que celle des dieux est plus parfaite. Tout le monde convient que les animaux ont les sens, les organes et le corps à peu près semblables à nous. Ils nous ressemblent non seulement par les passions, par les mouvements de l'âme, mais aussi par les maladies extraordinaires. Aucun homme sensé n'osera dire qu'ils sont privés de raison à cause de l'inégalité de leurs divers tempéraments, puisque chez les hommes même on remarque tant de différence dans les familles et dans les nations, et que cette différence ne détruit pas la raison. L'âne est sujet au cathare, ainsi que l'homme, et meurt de même, lorsque ce mal tombe sur les poumons. Le cheval de même que l'homme crache ses poumons et devient étique : il est sujet au torticolis, à la goutte, à la fièvre, à la rage ; et l'on dit que pour lors il baisse les yeux vers la terre. Lorsqu'une jument est pleine, si elle sent l'odeur d'une lampe qui s'éteint, elle avorte de même qu'une femme. Le boeuf et le chameau ont la fièvre et entrent en fureur. La corneille est sujette à la galle et à la lèpre, de même que le chien : celui-ci a la goutte et devient enragé. Le cochon s'enrhume. Le chien est encore plus sujet au rhume : le rhume même des hommes a tiré son nom Grec[12] du chien. Nous connaissons les maladies de ces animaux parce qu'ils vivent avec nous : nous ignorons celles des autres, parce qu'ils ne nous sont pas familiers. Les animaux que l'on coupe, perdent leurs forces. Les chapons ne chantent plus : leur voix ressemble à celle de la poule. Il en est de même des eunuques, dont la voix ressemble à celle des femmes. Il n'est pas possible de distinguer le mugissement et les cornes d'un boeuf coupé, d'avec ceux d'une vache. Les cerfs coupés ne jettent plus leurs bois. ; ils les gardent toujours, comme les eunuques conservent leur poil. Si on coupe un cerf avant qu'il ait son bois, il ne lui en vient point : de même que si l'on fait eunuque quelqu'un avant qu'il ait de la barbe, il ne lui en croit point. On voit par-là que les corps de presque tous les animaux sont disposés comme les nôtres.

VIII. Voyons après cela s'ils ne nous ressemblent pas quant aux passions de l'âme. Parlons d'abord des sens. Les animaux les partagent avec l'homme ; car ce n'est pas lui seul qui goûte les faveurs, qui voit les couleurs, qui sent les odeurs, qui entend le bruit, qui est sensible au chaud, au froid et à ce qui est l'objet de l'attouchement. Les animaux ont ces mêmes sensations ; et s'ils les ont, quoiqu'ils ne soient pas hommes, pourquoi leur ôterait-on la raison, parce qu'ils ne font pas hommes ? On pourrait dire de même que les dieux ne sont pas raisonnables, puisqu'ils ne sont pas hommes. On pourrait nous dépouiller nous-mêmes de la raison, puisque les dieux sont raisonnables, et que nous ne sommes pas dieux. Les animaux ont les sens bien plus parfaits que les hommes. Je ne veux point parler de Lyncée. Il n'est[13] si fameux que dans la fable. Y a-t-il un homme qui ait la vue aussi bonne que le dragon? D'où vient que les poètes ont employé son nom pour exprimer l'action de voir. Quelque élevée dans les airs que soit un aigle, le lièvre ne peut pas échapper à sa vue. Qui a l'ouïe aussi fine que les grues, qui entendent d'aussi loin qu'aucun homme peut apercevoir ? Presque tous les animaux ont l'odorat beaucoup plus excellent que nous ; de sorte qu'ils sentent ce qui nous échappe, connaissent chaque chose à la piste : aussi les hommes se laissent-ils conduire par les chiens lorsqu'ils vont à la chasse du sanglier et du cerf. Les animaux sentent bien plus tôt que nous les influences de l'air. La connaissance qu'ils en ont contribue à nous découvrir le temps qu'il fera dans la suite. Les plus habiles médecins ne distinguent pas aussi exactement les saveurs, ne savent ni ce qui est nuisible, ni ce qui est sain, ni ce qui peut servir de contrepoison, aussi bien que les animaux. Aristote prétend que ceux d'entre eux qui ont les sens les plus parfaits, sont ceux qui ont le plus d'esprit. La différence des corps peut les rendre à la vérité plus ou moins sensibles, plus ou moins vifs : mais elle ne peut point changer l'essence de l'âme ; et comme dans les mêmes espèces il y a des corps plus sains les uns que les autres, des maladies fort différentes, et des dispositions fort opposées : aussi il y a de bonnes et de mauvaises âmes, et il y a divers degrés de bonté et de méchanceté. Socrate, Aristote et Platon n'ont pas été également bons. Cette égalité de bonté ne se trouve pas même dans ceux qui ont les mêmes sentiments. Si nous avons plus d'intelligence que les animaux, ce n'est pas une raison pour soutenir qu'ils n'en ont point: comme on aurait tort de dire que les perdrix ne volent pas, parce que les éperviers volent mieux qu'elles, ou que ceux-ci ne savent pas voler, parce qu'il y en a une espèce qui vole beaucoup mieux que toutes les autres. Il faut bien convenir que l'âme dépend des dispositions des corps ; cependant il ne change point sa nature : elle agira différemment selon les diverses organisations du corps dans lequel elle se trouve ; et avec un corps différent du nôtre, elle fera des choses que nous ne pourrions pas faire : mais sa nature ne changera point pour cela.

IX. Non seulement les animaux raisonnent ; il faut faire voir aussi qu'ils ont de la prudence. Premièrement ils savent ce qu'il y a de faible en eux, et ce qu'il y a de fort. Ils précautionnent leurs parties faibles et se servent des fortes. La panthère attaque ou se défend avec ses dents, le lion avec ses dents et ses ongles, le cheval avec son pied, le boeuf avec ses cornes, le coq avec son éperon, le scorpion avec son aiguillon, les serpents d'Égypte avec leur crachat, d'où le nom leur en est resté ; ils aveuglent en crachant ceux qui les attaquent. Les autres animaux ont recours à d'autres défenses pour leur conservation. Il y en a qui se tiennent éloignés des hommes, et ce sont ceux qui sont forts : ceux qui sont faibles s'éloignent des bêtes féroces et s'approchent des hommes ; les uns plus loin, comme les moineaux et les hirondelles qui font les nids dans les toits ; d'autres sont plus privés, comme les chiens : il y en a qui changent de demeure suivant les saisons ; enfin chacun d'eux connaît ce qui lui est avantageux. On peut remarquer les mêmes raisonnements dans les poissons et dans les oiseaux ; ce qui a été en grande partie recueilli dans les livres que les anciens ont écrits sur la prudence des animaux, parmi lesquels Aristote qui a traité cette question avec beaucoup d'exactitude, assure que tous les animaux se construisent une demeure où ils vivent en sûreté.

X. Ceux qui disent que les animaux font toutes ces choses naturellement, ne prennent pas garde qu'ils conviennent par là qu'ils sont naturellement raisonnables, ou que la raison n'est pas naturellement en nous et n'est susceptible d'augmentation que suivant que la nature nous a formés. La divinité est raisonnable sans avoir appris à le devenir. Il n'y a point eu de temps où elle ait été sans raison. Elle a été raisonnable dès son existence ; et l'on ne peut pas dire qu'elle ne soit pas raisonnable parce qu'elle n'a pas appris à l'être. La nature a enseigné plusieurs choses aux animaux et aux hommes. L'instruction leur en a appris d'autres. Les animaux apprennent plusieurs choses les uns des autres. Ils en apprennent aussi quelques-unes des hommes, comme nous l'avons dit. Ils ont de la mémoire, qui est la chose la plus essentielle pour perfectionner le raisonnement et la prudence. On trouve chez eux de la méchanceté et de l'envie, quoiqu'en moindre degré que chez les hommes. Un architecte ne pose point les fondements d'une maison, qu'il ne soit de sang-froid. On ne construit point de vaisseau, qu'on ne soit en santé. Un vigneron ne travaille point à la vigne, quand il ne se trouve pas capable de l'attention nécessaire pour bien faire son ouvrage ; et presque tous les hommes travaillent ivres à la propagation de l'espèce. Les animaux s'approchent les uns des autres pour avoir des petits, et la plupart ne regardent plus leurs femelles lorsqu'elles sont pleines ; elles ne le souffriraient même pas. L'incontinence des hommes n'est que trop connue. Parmi les animaux le mâle prend part aux douleurs de la femelle, lorsqu'elle met bas; tels sont les coqs : il y a des mâles qui couvent ; les pigeons sont de ce nombre. Ils examinent l'endroit favorable où la femelle pourra pondre : ils nettoient leurs petits, dès qu'ils sont nés. Si l'on y fait attention, l'on remarquera que tout se fait avec ordre chez les animaux ; qu'ils vont au devant de ceux qui les nourrissent, pour les caresser, qu'ils reconnaissent chacun leur maître, et que lorsqu'on veut le maltraiter, ils le lui font entendre.

XI. Qui est-ce qui ignore que les animaux qui vivent ensemble, observent entre eux la justice ? C'est ce que l'on peut voir dans les fourmis, dans les abeilles et dans les autres animaux de pareille espèce. Qui ne sait jusqu'où va la chasteté des palombes à l'égard de leurs mâles ? S'il arrive qu'elles aient été surprises par un autre mâle, elles ne manquent pas de le tuer, si elles en peuvent trouver l'occasion. Tout le monde à ouï parler de la piété des cigognes à l'égard de ceux qui leur ont donné le jour. Chaque espèce d'animaux a une vertu éminente et particulière, que la nature lui a donnée. Il ne faut pas leur ôter la raison parce que c'est la nature qui leur donne cette qualité, et qu'ils ne se démentent pas. Si nous ne comprenons pas comment cela se fait, c'est que nous ne pouvons pas entrer dans leurs pensées : mais ce n'est pas une raison d'attaquer leur raison ; car nous ne pouvons pas entrer aussi dans les raisons de dieu; mais nous jugeons par ses ouvrages qu'il est intelligent et raisonnable.

XII. Ceux qui conviennent que la justice nous lie envers tout ce qui est raisonnable, mais que les animaux sauvages ne méritent point notre compassion, parce qu'ils font injures et n'ont aucune communication avec nous, ne sont pas mieux disposés à l'égard des animaux qui vivent avec nous, même à l'égard de ceux qui ne peuvent vivre sans le secours des hommes. Les oiseaux, les chiens, plusieurs autres animaux à quatre pieds, comme les chèvres, les chevaux, les brebis, les ânes, les mulets, s'ils sont éloignés de la société des hommes, sont dans la nécessité de périr. La nature, qui en les créant les a rendus utiles aux hommes, a arrangé les choses de façon que nous avons besoin d'eux, et qu'il y a une justice d'eux à nous et de nous a eux. Il n'est pas surprenant y en ait de sauvages à l'égard des hommes. Car ce que dit Aristote est vrai : si les animaux avaient des vivres en abondance, ils ne seraient sauvages, ni entre eux, ni avec les hommes. C'est la nécessité de la vie, qui les porte à des anions cruelles ; comme aussi c'est en les nourrissant, que l'on acquiert leur amitié. Si les hommes se trouvaient réduits dans les mêmes extrémités que les animaux, ils seraient encore plus féroces que ceux qui nous paraissent sauvages. C'est ce que on peut prouver par les guerres et par les famines, pendant lesquelles ils se mangent les uns les autres ; et même sans guerre et sans famine, ils ne craignent pas de manger les animaux familiers qui vivent avec eux.

XIII. On dira peut-être que l'on avoue que les animaux sont raisonnables, mais qu'ils n'ont point de convention avec nous. C'est parce qu'on les suppose sans raison, qu'on nie cette convention n'avaient point de raison : ensuite les hommes sont entrés en société avec eux à cause du besoin qu'ils en avaient, mais sans faire attention s'ils sont raisonnables. Voyons s'il n'y a point de convention entre eux et remarquons auparavant, qu'on aurait tort de nier la raison à un homme, parce que nous ne serions pas en traité avec lui, puisque nous n'avons fait aucune convention avec la plupart des hommes. Plusieurs animaux se sont rendus esclaves des hommes ; et comme a fort bien dit quelqu'un, tout ingrats que sont les hommes, les animaux par leur sagesse et par leur justice ont obligé leurs maîtres de les servir et d'avoir soin d'eux. La méchanceté des animaux même prouve qu'ils ont de la raison. Les mâles sont jaloux de leurs femelles, et les femelles de leurs mâles. Il ne leur manque qu'une seule méchanceté: d'attaquer ceux qui leur font du bien. Ils ont tant d'amitié et tant de confiance pour leurs bienfaiteurs qu'ils les suivent même lorsqu'on les mène à la mort ou à un péril manifeste. Et quoique les hommes les nourrissent pour leur propre utilité, ils les aiment. Les hommes au contraire ne sont jamais si mal intentionnés, que contre ceux qui les nourrissent, et ne souhaitent rien tant que leur mort.

XIV. Les animaux sont si raisonnables dans leur façon d'agir, que lorsque la gourmandise ou la faim les engage à s'approcher du manger où l'on a mis des hameçons, ils y viennent avec réflexion; les uns tâchent de séparer la nourriture d'avec ce qui leur pourrait faire mal; il arrive souvent qu'ils se retirent sans avoir manger, parce que la raison l'emporte sur l'appétit :les autres s'en vengent sur les appas qu'on leur a tendus, en les salissant de leur urine. Il y en a qui sont si gourmands, que quoiqu'ils sachent qu'ils seront pris, ils ne craignent pas de manger ce qui doit les faire mourir ; semblables en cela aux compagnons d'Ulysse. Quelques animaux ont prouvé par les endroits qu'ils ont choisis pour leur demeure, qu'ils l'emportaient sur nous du côté de la prudence. Les êtres qui font leur résidence dans les régions éthérées, sont raisonnables : ceux qui habitent dans l'air participent aussi à la raison. Les animaux aquatiques en ont moins. Les terrestres ne viennent qu'après. Nous sommes du nombre de ces derniers, nous qui résidons dans la partie la plus basse du monde ; et si nous jugeons de l'excellence des dieux par les endroits qu'ils habitent, nous devons porter le même jugement des êtres mortels.

XV. Lorsqu'on voit que les animaux sont capables de se rendre habiles dans les arts en usage chez les hommes, qu'ils peuvent apprendre à danser, à mener un char, à se battre seul à seul, à marcher sur des échasses, à écrire, à lire, à jouer de la flûte et de la guitare, à tirer de l'arc, à monter à cheval, peut-on douter qu'ils n'aient de la raison, puisque ce n'est que par la raison que l'on s'exerce dans les arts ? Notre voix ne produit pas seulement un son dans leurs oreilles, mais ils comprennent la différence des signes; ce qui ne peut venir que de l'entendement et de la raison. Mais, dit-on, ils font mal les actions humaines. Les hommes les font-ils tous bien ? On ne peut pas le dire; car si cela était, il n'y aurait dans un combat ni vainqueurs ni vaincus. Ils n'ont, dit-on, ni conseil, ni assemblée, ni ne rendent point de jugement. Dites-moi comment les hommes agissent ; n'y en a-t-il pas plusieurs qui se déterminent avant que d'examiner ? Et comment pourra-t-on prouver que les animaux ne délibèrent point ? Personne n'en peut donner la preuve ; et ceux qui ont écrit l'histoire particulière des animaux, ont démontré le contraire. Les autres objections qu'on fait contre la raison des animaux, sont toutes aussi frivoles. On dit qu'ils n'ont point de villes. Les Scythes qui n'ont d'autres demeures que leurs chars, n'ont point de villes, non plus que les dieux. Si les animaux n'ont point de lois écrites, les hommes n'en ont point eu tant qu'ils ont été heureux. On dit qu'Apis fut le premier qui donna des lois aux Grecs, quand ils commencèrent à en avoir besoin.

XVI. C'est la gourmandise qui a persuadé aux hommes, que les animaux n'avaient point de raison. Cependant les dieux et les sages ont eu pour les animaux la même considération que pour les suppliants. Apollon répondant à Aristodique de Cumes, lui dit que les moineaux étaient les suppliants. Socrate jurait par les animaux ; et avant lui Rhadamanthe. Les Égyptiens les ont cru des divinités ; soit qu'effectivement ils aient été persuadés qu'ils étaient des dieux, soit que de dessein formé ils aient représenté les dieux sous les figures des boeufs, des oiseaux et des autres animaux afin que les hommes s'abstinssent de manger ces animaux, ainsi que leurs semblables. Peut-être ont-ils eu encore quelques autres rairons secrètes. Les Grecs attachaient les cornes d'un bélier à la statue de Jupiter, celles d'un taureau à la statue de Bacchus. Ils ont composé Pan d'un homme et d'une chèvre. Ils ont donné des ailes aux Muses et aux Sirènes, de même qu'à la Victoire, à Iris, à l'Amour et à Mercure. Pindare dans ses hymnes a fait ressembler tous les dieux poursuivis par Typhon, non aux hommes, mais aux animaux. Lorsque Jupiter devint amoureux de Pasiphaé, il se changea en taureau : il a pris une autre fois la figure d'une aigle et celle d'un cygne. C'est pourquoi les anciens rendaient de si grands honneurs aux animaux ; ils les honoraient encore davantage, lorsqu'ils disaient que Jupiter avait été nourri par une chèvre. C'était une loi chez les Crétois, introduite par Rhadamanthe, de jurer par tous les animaux ; et quand Socrate jurait par le chien et par l'oie, ce n'était point une plaisanterie : il suivait les lois du juste fils de Jupiter. Il ne badinait point non plus lorsqu'il appelait les cygnes ses camarades. La fable nous signifie aussi que les animaux ont une âme pareille à la nôtre, lorsqu'elle rapporte que la colère des dieux a changé des hommes en animaux, dont ils ont ensuite eu compassion, et qu'ils ont aimés dans ce dernier état. C'est ce qu'on dit des dauphins, des alcyons, des rossignols et des hirondelles.

XVII. Ceux des anciens qui ont eu le bonheur d'être nourris par des animaux, en ont autant tiré de vanité que de leurs pères. L'un s'est vanté d'avoir été nourri par une louve, d'autres par une biche, ou par une chèvre ou par des abeilles. Sémiramis a eu des colombes pour nourrices, Cirus un chien, le chantre de Thrace un cygne dont le nom lui est resté. Les surnoms que l'on a donnés à Bacchus, à Apollon, à Neptune, à Minerve, à Hécate, sont tirés des animaux pour lesquels ces divinités avaient de l'inclination : celui de Bacchus vient du bélier ; ceux d'Apollon du loup et du dauphin ; ceux de Neptune et de Minerve du cheval et si l'on donne à Hécate les noms de vache, de chienne, de lionne, on en est plus facilement exaucé. Que si ceux quia près avoir sacrifié les animaux les mangent, soutiennent pour se justifier, qu'ils sont sans raison, il faut donc aussi qu'ils disent que lorsque les Scythes mangent leurs pères, ils prétendent qu'ils n'ont point de raison.

XVIII. Il est clair par ce que nous avons dit jusqu'à présent et par ce que nous dirons encore dans la suite en parcourant les sentiments des anciens, que les .animaux sont raisonnables et que quoique plusieurs d'entre eux n'aient qu'une raison imparfaite, ils n'en font cependant pas absolument privés. S'il doit y avoir un commerce de justice entre tout ce qui est raisonnable, comme en conviennent ceux contre lesquels nous disputons, pourquoi n'observerions-nous pas les lois de la justice avec les animaux? Nous ne prétendons pas que l'on doive étendre ce principe jusqu'aux plantes, parce qu'il n'est pas facile de concevoir qu'elles aient de la raison. Nous mangeons les fruits ; nous ne détruisons pas pour cela la tige. Quant aux cadavres des animaux, si on excepte les poissons, nous ne mangeons que ceux que nous avons tués et nous commettons à cet égard beaucoup d'injustice. Car comme remarque Plutarque, parce que nous avons besoin de diverses choses, et que nous en faisons usage, ce n'est pas une raison d'être injuste à l'égard de tout ce qui existe. La nature nous permet de faire quelque tort, lorsqu'il s'agit de nous procurer le nécessaire, si toutefois on peut appeler tort ce qu'on enlève aux plantes, en leur laissant la vie: mais de détruire ou de gâter le reste pour satisfaire les plaisirs, cela est assurément cruel et injuste, puisque l'abstinence de ces choses ne nous empêcherait ni de vivre, ni d'être heureux. Si le meurtre des animaux et leur chair nous étaient aussi nécessaires pour vivre que l'air, l'eau, les plantes et les fruits sans lesquels nous ne pouvons pas vivre, la nature nous aurait mis dans la nécessité de commettre cette injustice : mais si plusieurs prêtres des dieux, plusieurs rois barbares qui menaient une vie pieuse et une infinité d'animaux ne font point usage de cette nourriture, et cependant vivent conformément à l'intention de la nature, n'est-il pas déraisonnable, quand bien même nous serions obligés de faire la guerre à quelques animaux, de ne point vivre en paix avec ceux qui ne nous font point de tort, de n'observer la justice à l'égard d'aucun et d'user de violence envers tous ? Lorsque les hommes pour leur conservation ou pour celle de leurs enfants et de leur patrie, enlèvent le bien des autres, ravagent les pays et les villes, la nécessité leur sert d'excuse pour pallier leur injustice, mais quiconque fait ces mêmes violences, ou pour s'enrichir, ou pour satisfaire à ses plaisirs, ou pour se procurer des choses qui ne sont pas nécessaires, passe pour cruel, brutal et méchant. Quant à ceux qui se contentent d'endommager les plantes, de faire usage du feu et de l'eau, de tondre les brebis, d'en prendre le lait, d'apprivoiser les boeufs, de les faire travailler pour se procurer ce qui est nécessaire à la vie, dieu sans doute leur pardonne : mais de tuer les animaux pour son plaisir et par gourmandise, cela est absolument injuste et cruel. Ne devrait-il pas suffire que nous nous en servissions pour les travaux auxquels ils nous sont nécessaires.

XIX. Celui qui pense que nous ne devrions point nous nourrir de la chair des boeufs, ni ôter la vie aux animaux, pour satisfaire notre gourmandise et pour parer nos tables, ne nous ôte rien de ce qui est nécessaire pour la vie ou utile pour la vertu. Ce serait outrer les choses que de comparer les plantes aux animaux, car ceux-ci ont du sentiment. Ils sont susceptibles de douleur, de crainte : on peut leur faire tort, et par conséquent commettre de l'injustice à leur égard. Quant aux plantes, elles ne sentent point : ainsi on ne peut leur faire ni mal, ni tort, ni injustice. On ne peut avoir ni amitié, ni haine pour ce qui n'a point de sentiment. Les disciples de Zénon prétendent que la justice est fondée sur la ressemblance qu'il y a entre les êtres. N'est-il pas absurde de se croire obligé d'observer les lois de la justice avec une infinité d'hommes qui n'ayant que le sentiment, sont dépourvus d'esprit et de raison, surpassent en cruauté, en colère et en avidité les plus cruels animaux, n'épargnant ni la vie de leurs enfants, ni celle de leurs pères, tyrans ou ministres de tyrans ; tandis que l'on ne se croit obligé à rien à l'égard du boeuf qui laboure, du chien avec lequel on vit, des animaux qui nourrissent l'homme de leur lait et l'habillent de leur toison ? En vérité cette contradiction est trop ridicule.

XX. Mais y aurait-il de la vraisemblance dans ce qu'a prétendu Chrysippe, que les dieux nous avaient fait pour eux et pour nous, et que les animaux avaient été faits pour les hommes ; les chevaux pour combattre avec eux, les chiens pour les aider à chasser, les panthères, les ours et les lions pour leur donner occasion d'exercer leurs forces ? Le cochon suivant ce système n'a été fait que pour être tué ; et ce que l'on doit regarder comme une grande faveur des dieux, ils n'ont eu d'autre intention en le produisant, que de nous procurer un manger agréable, et afin que nous ayons des jus et des entremets en abondance. Ils ont fait diverses sortes d'huîtres, et plusieurs espèces différentes d'oiseaux, imitant en cela les nourrices, et même les surpassant en bonté. Ils n'ont cherché qu'a nous rendre la vie délicieuse et à remplir la terre de plaisirs et de jouissances. Ceux à qui ces principes plairaient, et qui croiraient qu'ils ne seraient pas indignes de la divinité, peuvent examiner les objections qu'a fait a ce sujet Carnéade. Tout ce qui existe dans la nature a quelque utilité, lorsqu'on en fait l'usage pour lequel il est destiné : par exemple, si le cochon est fait pour être tué et pour être mangé, lorsqu'on le tue et qu'on le mange, il a rempli sa destinée et est utile : mais si dieu a fait les animaux pour l'usage de l'homme, quel usage faisons nous des mouches, des cousins, des chauve-souris, des scarabées, des scorpions, des vipères? Quelques uns de ces animaux sont d'un aspect désagréable : il y en a parmi eux que l'on ne peut toucher sans danger ; l'odeur de quelques autres est insupportable : les cris de quelques-uns sont déplaisants et affreux ; enfin il y en a dont la rencontre est mortelle à ceux qui les trouvent en leur chemin. Pourquoi l'auteur de la nature ne nous a-t-il point appris de quelle utilité pouvaient être les baleines et les autres monstres marins que la venteuse Amphitrite nourrit dans son sein? Si pour parler suivant le langage d'Homère, l'on dit que tout n'a pas été fait pour nous, cette distinction sera un grand sujet de confusion et d'obscurité et nous aurons bien de la peine à ne pas pécher contre la justice lorsque nous voudrons faire violence à des êtres qui n'ont peut-être pas été faits pour nous, mais comme nous, pour servir aux intentions de la nature. Je ne veux pas dire que si l'on décidait de la justice des choses par l'utilité que l'on en retire, nous serions obligés de convenir que nous avons été faits pour des animaux très pernicieux, c'est-à-dire pour les crocodiles, pour les baleines et pour les dragons ; car nous n'en tirons aucun profit: au lieu qu'eux, lorsqu'ils saisissent un homme, ils le mangent ; en quoi ils ne sont pas plus méchants que nous. C'est la nécessité et la faim qui les portent à cette injustice : au lieu que nous, nous tuons la plupart des animaux pour nous amuser ; ce qu'il est aisé de prouver par ce qui se passe dans les amphithéâtres et à la chasse ; ce qui fortifie le penchant que nous avons à la cruauté. Ceux qui les premiers se sont portés à ces excès, ont presque détruit chez les hommes la compassion et l'humanité et les Pythagoriciens, par leur douceur à l'égard des bêtes, ont travaillé à rendre les hommes plus humains et plus compatissants, et ils y ont beaucoup plus réussi que ceux qui pensent différemment d'eux, parce qu'ils accoutumaient les hommes à avoir de l'horreur pour le sang, et que l'habitude a un grand empire sur les passions.

XXI. [14]La nature que l'on convient agir toujours sagement, a donné aux animaux le sentiment, afin qu'ils cherchassent ce qui leur est utile et qu'ils évitassent ce qui leur est contraire ; ce qu'ils ne peuvent faire que par le sentiment. Or la faculté de choisir ce qui est avantageux, et de rejeter ce qui est pernicieux, ne peut résider que dans un sujet capable de raisonner, de juger et d'avoir de la mémoire. Ceux à qui vous ôteriez le pressentiment de l'avenir, la mémoire, les préparatifs, l'espérance, la crainte, le désir, le chagrin, n'ont plus besoin d'yeux, ni d'oreilles, ni de sentiment, ni d'imagination. Ces facultés ne pouvant plus leur servir, il aurait beaucoup mieux valu en être privé, que d'être dans les peines, dans les chagrins, dans la douleur, et ne pouvoir pas y remédier. Nous avons un discours physicien Straton, pour prouver que le sentiment suppose nécessairement de l'intelligence. Il arrive souvent que nous parcourons des yeux quelque écrit ou que nous ne faisons pas attention à quelque chose que l'on nous dit, parce que notre esprit est ailleurs, et que revenant a ce qui a été ou lu ou dit, nous y donnons notre application. C'est ce quia fait dire que c'était l'esprit qui voyait et qui écoutait, que le reste était aveugle et sourd ; car les yeux et les oreilles sont insensibles, si l'esprit n'est pas affecté. C'est pourquoi le roi Cléomène étant un jour dans un repas où l'on chantait une chanson qui était fort applaudie, quelqu'un lui ayant demandé s'il la trouvait à son gré, il répondit que c'était aux autres à en dire leur sentiment, parce que son esprit était pour lors dans le Péloponnèse. C'est donc une conséquence nécessaire, que, dès qu'on a du sentiment, on a de l'intelligence.

XXII. Mais supposons que le sentiment puisse faire ses fonctions sans l'intelligence. Quand il a rempli son objet, qui consiste à discerner ce qui convient ou ce qui est contraire, qui est-ce qui s'en ressouvient ? Qui est-ce qui craint ce qui afflige ? Qui est-ce qui désire les choses utiles ? Qui est-ce qui songe à se les procurer, lorsqu'elles sont éloignées ? Qui est-ce qui se prépare des lieux de sûreté, des retraites ? Qui est-ce qui tend des embûches ? Qui est-ce qui cherche à échapper à des filets lorsqu'il est pris ? C'est ce que les philosophes ne manquent pas d'examiner jusqu'à l'ennui dans leurs introductions, lorsqu'ils parlent de la résolution, qui est le dessein de venir à bout d'une chose, de l'entreprise, des préparatifs, de la mémoire qui n'est autre chose que l'attention à quelque chose qui est passée, et que le sentiment nous a rendu autrefois présente. Or tout cela suppose le raisonnement ; et tout cela se trouve dans les animaux. Il est étonnant qu'on ne fasse point réflexion à leurs actions, à leurs mouvements, dont plusieurs ont pour principe la colère, la crainte, l'envie et la jalousie ; ce qui fait que ceux même qui ne pensent pas comme nous, punissent leurs chiens et leurs chevaux lorsqu'ils font quelque faute : en quoi ils ont raison, puisque par-là ils les perfectionnent, en leur donnant par la douleur ce sentiment que nous appelions repentir. Les animaux sont sensibles aux plaisirs que l'on goûte par les oreilles et par les yeux. Les cerfs et les chevaux sont flattés par les sons des flûtes et des hautbois. Le chalumeau fait sortir le cancre de son trou, comme par une espèce de violence. On dit que l'alose vient sur l'eau pour entendre chanter. Quant à ceux qui sont assez déraisonnables pour soutenir que les animaux ne se réjouissent, ni ne se fâchent, ni ne craignent, ni n'usent de précautions, ni n'ont point de mémoire, mais qu'il semble seulement que l'abeille se ressouvienne, que l'hirondelle fasse des provisions, que le lion se mette en colère, que le cerf ait peur, je ne sais pas ce qu'ils répondraient à ceux qui leur soutiendraient que les animaux ne voient ni n'entendent, mais qu'ils semblent seulement voir et entendre, qu'ils n'ont point de voix, mais qu'ils paraissent en avoir, en un mot qu'ils ne vivent pas mais qu'ils paraissent vivre ; car tout homme sensé s'apercevra que ces deux suppositions sont également contraires à l'évidence. Mais, dira-t-on, lorsqu'on compare les procédés des hommes avec ceux des animaux, on remarque dans ceux-ci beaucoup d'imperfection, peu de désir de la vertu, nulle envie de se perfectionner et l'impossibilité de parvenir à la fin pour laquelle la nature les a faits, et dont elle leur a donné les premières notions. Mais cela n'est point regardé par ces philosophes[15] comme un inconséquence. Ils enseignent que l'amour paternel est le principe de la société et le fondement de la justice ; et quoiqu'ils ne puissent pas douter que les animaux aient une passion très vive pour leurs petits, ils prétendent cependant que nous ne sommes pas obligés de garder la justice avec eux : ils se servent de l'exemple des mulets, à qui il ne manque rien des parties génitales, qui les emploient avec plaisir, et qui cependant ne peuvent point parvenir à la génération. Voyez s'il n'est pas ridicule que ceux qui accusent les Socrates , les Platons, les Zénons, d'être aussi méchants, aussi fous, aussi injustes que les derniers des hommes, se plaignent de la méchanceté des bêtes, de ce qu'elles ne se portent point avec assez de vivacité à la vertu : comme si c'était à la privation absolue de la raison, et non pas à sa faiblesse, qu'il fallût attribuer ces imperfections qu'on convient être dans les animaux ; ce qui paraît par la timidité, l'intempérance, l'injustice et la méchanceté, que l'on remarque dans plusieurs d'eux.

XXIII. Celui qui prétendrait que ce qui ne peut point arriver à la perfection de la raison, n'en est point susceptible, ressemblerait à quelqu'un qui soutiendrait, que le singe n'a point reçu de la nature sa laideur, ni la tortue sa lenteur, parce que le singe n'est pas susceptible de beauté, ni la tortue de vitesse, Ils ne font pas attention à une distinction qu'il faut faire. La raison vient de la nature ; mais la parfaite raison vient de l'attention et de l'instruction. Tout ce qui est animé participe à la raison et dans toute la multitude des hommes, on n'en peut pas nommer un qui ait atteint la perfection de la raison, ou de la sagesse. N'y a-t-il pas de la différence entre les façons de voir et de voler ? Car les éperviers ne volent pas de même que les cigales et les aigles volent différemment des perdrix. De même parmi tout ce qui participe à la raison, l'on ne remarque pas la même facilité à se pouvoir perfectionner. Il y a de si fortes preuves que les animaux sont capables de vivre en société , qu'ils ont du courage, qu'ils ont recours à la ruse, lorsqu'il est question de se procurer ce qui leur est nécessaire ; qu'il y en a d'injustes, de lâches, de stupides ; que l'on a agité une dispute pour savoir si les animaux terrestres l'emportaient sur ceux de la mer. Il est aisé de faire à ce sujet des comparaisons. Les cigognes nourrissent leurs pères, et les chevaux marins tuent leurs pères pour pouvoir saillir leurs mères. Les perdrix agissent bien différemment des pigeons. Les mâles des perdrix cassent les oeufs de leurs femelles, parce que celles-ci, tant qu'elles couvent, chassent leurs mâles. Les pigeons au contraire partagent avec leurs femelles la peine de couver leurs oeufs. Ils portent les premiers la becquée à leurs petits dès qu'ils sont nés : le mâle bat la femelle lorsqu'elle est trop longtemps hors de son nid et il l'oblige de retourner à ses oeufs et à ses petits. Je ne fais pas pourquoi Antipater, qui reproche aux ânes et aux brebis leur malpropreté, ne parle ni des chats, ni des hirondelles. Les premiers cachent leurs ordures de façon qu'elles ne paraissent jamais ; et les hirondelles apprennent à leurs petits à mettre le derrière hors de leurs nids afin de ne le pas gâter. Pourquoi disons-nous pas qu'un arbre est plus indocile qu'un autre arbre, comme nous disons que le chien est plus docile que la brebis ; ou qu'un légume soit moins brave qu'un autre légume, comme nous disons que le cerf a moins de courage que le lion ? Et comme dans les choses qui n'ont point de mouvement, l'une n'est pas plus tardive que l'autre ; et dans celles qui ne rendent point de son, l'on ne peut pas dire que l'une ait la voix moins forte que l'autre : aussi ne dira-t-on que de ce qui a reçu de la nature le don de l'intelligence, celui-ci est plus timide, celui-là est plus paresseux, cet autre est plus intempérant, puisque ces divers degrés supposent de l'intelligence. Il ne faut point être étonné, si l'homme surpasse les animaux par sa facilité d'apprendre, par sa pénétration, par la justice et par les qualités sociables. Entre les animaux, il y en a plusieurs qui ont beaucoup d'avantage sur les hommes par la grandeur, par la vitesse, par la pénétration de la vue et parla subtilité de l'ouïe. Cependant l'homme n'est pas pour cela ni sourd, ni aveugle, ni sans forces. Nous courons à la vérité moins vite que les cerfs, nous voyons moins bien que les éperviers. La nature nous a donné des forces et de la grandeur, quoique les éléphants et les chameaux soient beaucoup plus forts et plus grands que nous. Nous pouvons faire le même raisonnement à l'égard de l'intelligence des animaux ; et nous ne devons pas prétendre qu'ils ne pensent point et qu'ils n'ont point de raison parce qu'ils nous sont inférieurs du côté de la pensée et de la raison. Il vaut mieux dire qu'ils les ont faibles et troubles.

XXIV. Si cela n'avait déjà été fait plusieurs fois, nous rapporterions une infinité de faits qui prouvent l'adresse des animaux. Faisons quelques autres réflexions. Il semble que chaque partie de notre corps, ou chacune de nos puissances, soit susceptible de quelque dérangement, ou par la mutilation, ou par les maladies, qui empêchent les fonctions auxquelles ces parties et ces puissances sont destinées par la nature. Ainsi l'oeil peut cesser de voir, la cuisse peut boiter, la langue peut bégayer, et ces divers défauts sont affectés à ces seuls membres ; car ce qui n'est pas fait pour voir, ne peut pas devenir aveugle, ce qui ne doit pas marcher, ne peut pas boiter et ce qui n'a point de langue n'est point susceptible de bégaiement. Aussi n'appellera-t on ni fou, ni insensé, ni furieux, ce que la nature n'a point fait pour penser et pour raisonner. Il n'y a point de faculté qui ne soit sujette à quelque altération. J'ai souvent vu des chiens enragés. On assure que les chevaux, les boeufs et les renards enragent. L'exemple des chiens suffit ; car il est hors de dispute et il sert de preuve que ces animaux pensent, ont de la raison, et que ce qu'on appelle rage et fureur chez eux, n'est que la raison troublée et confondue ; car ils n'ont ni la vue ni l'ouïe altérée et comme il y aurait de l'absurdité à nier qu'un homme qui serait accablé de mélancolie, ou tombé en démence, n'a point souffert d'altération ni dans son esprit, ni dans son raisonnement, ni dans sa mémoire : de même ce serait contredire la vérité, de nier que les chiens enragés ne souffrent point de dérangement dans leurs pensées, dans leurs raisonnements et dans leur mémoire ; puisque le trouble où ils sont, leur fait méconnaître ceux qu'ils aiment le mieux, changer de façon de vivre et les empêche de voir ce qui se présente devant eux. Voilà les arguments que l'on trouve dans plusieurs des ouvrages que Plutarque a écrits contre les stoïciens et contre les péripatéticiens.

XXV. Théophraste emploie le raisonnement suivant. Nous regardons comme parents et comme unis par la nature ceux qui sont nés du même père et de la même mère, ou ceux qui descendent des mêmes aïeux. Nous traitons les citoyens de notre ville comme nos alliés parce que nous habitons le même pays, et que nous vivons en société avec eux. Le Grec est allié du Grec, le Barbare l'est du Barbare : il y a même une alliance générale entre tous les hommes par l'une de ces deux raisons, ou parce qu'ils ont les mêmes auteurs, ou parce qu'ils sont de même espèce, et que par conséquent ils ont les mêmes moeurs et le même caractère. Or les mêmes principes des corps se trouvent dans tous les animaux. Je ne prétends point parler des premiers éléments, dont les plantes sont aussi composées, mais de la semence des chairs et des liqueurs qui sont naturelles à tous les animaux. Je parle de leurs âmes, qui se ressemblent par les désirs, par la colère, par le raisonnement et surtout par le sentiment. Les corps des animaux, de même que leurs âmes ont différents degrés de perfection : mais ce sont les mêmes principes chez les uns et chez les autres ; ce qui est bien prouvé par la ressemblance de leurs passions. Si tout ce que nous venons de dire est vrai, il faut convenir que tous les animaux pensent, et que la seule différence qui est entre eux et nous, ne consiste que dans le genre de vie, de sorte que nous devons les regarder comme nos alliés. Car comme dit Euripide, ils ont les mêmes nourritures et les mêmes passions que nous : le sang qui coule dans leurs veines est de même couleur que le nôtres, ce qui démontre que nous avons les mêmes auteurs, c'est-à-dire le ciel et la terre.

XXVI. Les animaux étant donc ainsi nos alliés, s'il est vrai, comme l'a enseigné Pythagore, qu'ils aient une âme semblable à la nôtre, c'est à juste titre que l'on accuse d'impiété quiconque ose manger son semblable ; et quoiqu'il y ait quelques animaux sauvages, il ne faut pas croire que cela détruise l'espèce d'alliance qui est entre nous et les bêtes. N'y a-t-il pas chez les hommes des méchants, que leur caractère dépravé porte à nuire à ceux avec lesquels ils vivent? Nous les faisons mourir, et nous vivons en société avec les autres : de même s'il y a des animaux féroces, il est permis de les tuer, comme l'on tuerait les hommes qui leur ressemblent ; mais il faut traiter avec bonté ceux qui sont d'un naturel doux, et il ne faut manger ni les uns ni les autres, comme nous ne mangeons pas les hommes injustes. Notre conduite est bien peu conforme à la justice. Nous faisons mourir les animaux familiers; parce qu'il y en a de sauvages et de féroces, et nous mangeons les familiers, en quoi nous commettons une double injustice. Premièrement, en les tuant, secondement, en les mangeant. On peut ajouter à tout ce-ci, que ceux qui disent que c'est détruire la justice que de l'étendre jusqu'aux bêtes, non seulement n'ont pas de vraies idées de la justice, mais ne travaillent que pour le plaisir, qui est l'ennemi capital de la justice. Car dès que le plaisir est la fin de nos actions, il ne peut plus y avoir de justice. Qui est-ce qui ne sait pas que l'amour de la justice s'augmente par la privation du plaisir? Quiconque s'abstient de tout ce qui est animé, et même des animaux qui ne sont pas utiles à la société, aura beaucoup plus de répugnance à faire tort à ses semblables et mieux il sera disposé vers les animaux en général, plus il conservera d'amitié pour les espèces particulières. Mais celui qui restreint les devoirs de la justice à l'homme seul, est toujours sur le point de commettre quelque injustice. La table de Pythagore était plus agréable que celle de Socrate. Celui-ci disait que la faim était le meilleur de tous les assaisonnements ; et Pythagore prétendait que le repas le plus satisfaisant était de ne faire tort à personne et de ne s'écarter jamais de la justice. Ceux qui ne veulent point manger des animaux n'ont aucune part aux injustices qui se commettent à l'occasion de cette nourriture : dieu ne nous a pas fait de façon que pour travailler à notre conservation nous fusions obligés de faire tort aux autres : ou il aurait mis chez nous un principe d'injustice. Ceux-là ne me paraissent pas avoir une véritable idée de la justice, qui enseignent qu'on ne doit l'observer que pour maintenir la société entre les hommes : autrement on n'entendrait par justice que l'amour pour le genre humain ; mais elle consiste à ne faire aucun tort à ce qui ne nous nuit pas, de sorte qu'il faut l'étendre à tout ce qui est animé. L'essence de la justice consiste à faire dominer ce qui n'a point de raison par la partie raisonnable, de sorte que ce qui n'a point de raison obéisse à ce qui en a, moyennant quoi l'homme ne fera jamais tort à qui que ce soit. Car dès que les passions seront retenues, les désirs réprimés, la colère calmée, la raison prendra le dessus : pour lors l'homme ressemblera à ce qu'il y a de plus parfait. Or ce qui est parfait, ne fait tort à rien. Il se sert de sa puissance pour conserver les autres êtres, pour leur faire du bien et il n'a besoin de rien. Pour nous tant que nous voudrons être justes, nous ne ferons tort à rien. En tant que mortels, nous manquons de plusieurs choses qui nous sont nécessaires. L'usage de ces choses n'est point injuste ; car quel tort faisons-nous aux plantes lorsque nous prenons ce qu'elles rejettent, ou aux fruits, lorsque nous mangeons ceux qui sont prêts de tomber, ou aux brebis, en prenant leurs laines ? Au contraire nous leur rendons service ; et le soin que nous en prenons nous autorise à partager avec elles leur lait. Ainsi quoique l'homme de bien paraisse avoir peu d'attention pour son corps, il ne commet cependant point d'injustice contre lui-même, puisque par la tempérance il augmente ses vertus et en devient plus semblable à Dieu.

XXVII. Si le plaisir est la fin de l'homme, il est impossible que la justice subsiste; elle ne subsistera jamais qu'autant qu'on s'en tiendra aux premières devinions de la nature, qui suffisent pour rendre l'homme heureux. Les désirs de la nature déraisonnable, et de prétendues nécessités ont introduit l'injustice dans le monde. C'est de là qu'est venu l'usage de manger les animaux, afin, disait-on, de conserver la nature humaine et de lui procurer ce dont elle a besoin. Mais la fin de l'homme devant être de ressembler à Dieu, il ne peut y parvenir qu'en ne faisant tort à quoi que ce soit. Celui qui est dominé par ses passions, se contente de ne nuire ni à ses enfants, ni à sa femme. Il méprise les autres devoirs, parce que la partie déraisonnable qui est en lui, tourne toute son attention vers les choses périssables, et il n'admire qu'elles. Celui au contraire qui est dominé par la raison, ne fait tort ni au citoyen, ni à l'étranger, ni à quelque homme que ce soit parce qu'il maîtrise la partie déraisonnable ; et plus il écoute la raison, plus il est semblable à Dieu. Un homme de ce caractère ne se contente pas de ne point faire de tort aux hommes; il n'en veut pas même faire aux animaux. Il conserverait cet esprit de justice avec les plantes s'il le pouvait, pour être plus semblable à Dieu. Si nous ne pouvons pas porter la perfection jusque là, imitons nos anciens et plaignons le défaut de notre nature, qui est composée de parties si discordantes, qu'il est impossible que nous soyons entièrement parfaits ; car nous avons des besoins, auxquels nous ne pouvons remédier que par des choses étrangères ; et on est d'autant plus pauvre que l'on a plus de besoin des choses extérieures. Plus l'on a de besoins, moins l'on ressemble à Dieu. Ce qui ressemble à Dieu possède les vraies richesses. Celui qui est riche et qui n'a besoin de rien, ne fait tort à personne. Car dès qu'il fait quelque injustice, eût-il toutes les richesses de l'univers, toutes les terres du monde, il est pauvre, parce qu'il est injuste, impie et sujet à toute la méchanceté que la descente de l'âme dans la matière à occasionnée, depuis qu'elle est privée du vrai bien. Tout n'est que bagatelles, lorsqu'on s'éloigne de son principe. Nous sommes toujours dans la misère, lorsque nous ne sommes pas occupés de celui qui peut seul nous rassasier, et que nous ne cherchons qu'à satisfaire ce qu'il y a de périssable en nous sans faire attention à ce que nous avons de plus noble. L'injustice persuade aisément ceux qu'elles a subjugués, parce qu'elle fournit des plaisirs à ceux qui la suivent. De même que dans le choix d'un genre de vie, celui qui a fait l'épreuve de deux, juge mieux que celui qui n'en connaît qu'un : aussi lorsqu'ils'agit de choisir ce qu'il faut faire ou ce qu'il faut suivre, le meilleur juge est celui qui a la connaissance des choses élevées, et qui les compare avec celles qui sont d'un ordre inférieur. Il prendra mieux son parti, que celui qui jugera des choses du premier ordre par celles qui font subalternes. Par conséquent celui qui consulte la raison est bien plus en état de suivre le bon parti que celui qui se laisse conduire par ce qui est déraisonnable en nous. Le premier sait ce que c'est que la raison, et ce qui lui est opposé, parce qu'avant que d'être raisonnable, il a passé par ce dernier état. L'autre au contraire n'a aucune expérience des choses raisonnables. Il persuade cependant ses semblables. C'est un enfant qui joue avec des enfants. Mais, dit-on, si tout le monde suivait ces principes, que deviendrions-nous? Nous en serions plus heureux. L'injustice serait bannie de chez les hommes, et la justice habiterait chez eux, comme dans le ciel. C'est précisément comme si on disait que les Danaïdes seraient fort embarrassées de ce qu'elles feraient, si elles n'étaient plus obligées de travailler à remplir leur tonneau percé comme un crible. On demande ce que nous serions, si nous réprimions nos passions et nos désirs, qui sont la source funeste de tous les maux qui inondent notre vie. Nous imiterions le siècle d'or, où l'on était véritablement libre. La pudeur, la crainte de faire tort, la justice habitaient chez les hommes, parce qu'ils se contentaient des fruits de la terre, qui sans être cultivée leur communiquait ses richesses avec abondance. Or comme les affranchis acquièrent pour eux ce qu'ils acquéraient pour leurs maîtres, avant qu'ils fussent libres ; ainsi lorsque vous serez délivré de la servitude du coups et des passions, que vous entretenez par toutes les choses extérieures, vous fortifierez votre intérieur, en ne faisant usage que de ce qui vous appartient et ne prenant point par violence le bien des autres.

 

LIVRE QUATRIÈME.

 1. Nous avons répondu à presque toutes les difficultés que font ceux qui admettent la nourriture de la viande. Ce n'est véritablement que par intempérance qu'ils prennent ce parti : mais pour se justifier, ils n'ont pas honte de chercher des prétextes dans la nécessité, ce qui leur donne lieu defaire beaucoup d'exagérations. Il reste encore deux questions à examiner : l'une est, si cette nourriture est utile ; car c'est par là qu'on a séduit ceux qui se laissent dominer par les plaisirs. L'autre est, s'il est vrai qu'aucun sage ni aucune nation ne rejette l'usage de la chair des animaux. C'est à la faveur de cette assertion que les hommes se sont prêtés à l'injustice. Nous allons faire voir qu'elle est contraire à la vérité de l'histoire. Nous répondrons ensuite à la question de l'utilité de cette nourriture et à quelques autres.

II. Nous commencerons par parler de quelques peuples qui se sont abstenus de la nourriture des animaux. Les Grecs feront les premiers, parce que nous connaissons mieux ceux qui nous ont appris leurs usages. Dicéarque le Péripatéticien, qui est un de ceux qui a fait l'abrégé le plus exact des moeurs des Grecs, assure que les anciens qui étaient plus près des dieux que nous étaient aussi meilleurs que nous, qu'ils travaillaient à se rendre parfaits, de sorte qu'on les regarde comme faisant l'âge d'or, comparés aux hommes d'à présent, qui sont formés d'une matière corrompue. Ils ne tuaient rien d'animé. C'est pour cela que les poètes ont appelé ce siècle l'âge d'or. La terre d'elle-même leur produisait des fruits en abondance. Tranquilles et menant une vie pacifique, ils travaillaient avec leurs compagnons qui étaient tous gens de bien. Dicéarque raisonnant à ce sujet, prétend que c'est ainsi que l'on vivait du temps de Saturne, si l'on doit croire qu'il ait existé, et que ce qu'on dit de lui, ne soit pas fabuleux ni allégorique. La terre produisait sans être cultivée. Les hommes n'étaient point obligés d'user de précaution pour se procurer des vivres. Les arts étaient inconnus, et on ne savait encore ce que c'était que labourer la terre. Il arrivait de là que les hommes menaient une vie tranquille, sans travail, sans inquiétude, et même sans maladie, s'il faut s'en rapporter à ce que disent les plus habiles médecins. Car quelle meilleure recette pour la santé que d'éviter les plénitudes auxquelles il n'étaient nullement sujets, n'usant jamais que des aliments moins forts que leur nature, toujours avec modération malgré l'abondance, comme s'ils en avaient eu disette ? C'est pourquoi l'on ne voyait chez eux ni guerre, ni sédition. Il n'y avait aucune raison qui pût occasionner chez eux des différends ; de sorte que toute leur vie se passait dans le repos et dans la tranquillité. Ils se portaient bien, ils vivaient en paix et s'aimaient. Leurs descendants étant devenus ambitieux, éprouvèrent de grands malheurs et regrettèrent avec raison le genre de vie de leurs ancêtres. Le proverbe, assez de gland, qui fut en usage dans la suite, prouve la frugalité des premiers temps et la facilité de se procurer des vivres sur le champ car il y a apparence que c'est celui qui a donné l'origine à ce proverbe, qui a changé la première façon de vivre. Vint ensuite la vie pastorale, pendant laquelle on fit plus d'acquisition que l'on n'avait de besoins, et l'on toucha aux animaux. On remarqua qu'il y en avait qui ne faisaient point de mal, que d'autres étaient méchants et dangereux. On chercha à apprivoiser les premiers et à se défaire des autres. Ce fut pendant ce siècle que la guerre s'introduisit chez les hommes. Ce n'est pas moi qui avance ces faits : on peut les voir dans les historiens. Il y avait déjà des richesses, dont on faisait beaucoup d'estime; on chercha à se les enlever et pour y réussir on s'attroupait. Les uns attaquaient et les autres se défendaient, pour conserver ce qu'ils avaient. Peu de temps après les hommes faisant réflexion sur ce qu'ils croyaient être de leur utilité, en vinrent au troisième genre de vie, c'est-à-dire à l'agriculture. Voilà ce que nous apprend Dicéarque, lorsqu'il traite des moeurs des anciens Grecs, et qu'il fait l'histoire de l'heureuse vie des premiers temps, à laquelle contribuait beaucoup l'abstinence des viandes. Il n'y avait point de guerre, parce que l'injustice était bannie de dessus la terre. Ensuite parut la guerre avec l'avidité, et l'on commença à faire violence aux animaux. C'est pourquoi on ne peut être trop surpris de la hardiesse de ceux qui ont osé avancer, que l'abstinence des animaux est la mère de l'injustice, puisque l'histoire et l'expérience nous apprennent que dès qu'on eut commencé à les tuer, le luxe, la guerre et l'injustice s'introduisirent dans le monde.

III. Ce qui ayant été remarqué par Lycurgue le Lacédémonien, il fit des règlements tels que quoique l'usage de manger des animaux fût déjà reçu, on ne fut pas dans la nécessité de recourir à cette nourriture. Il assigna à chaque citoyen une part, non pas en troupeaux de boeufs, de brebis, de chèvres, de chevaux, ou en argent, mais en terre, qui rapportait à chaque homme soixante et dix mesures d'orge, douze à chaque femme, et d'autres fruits à proportion. Il était persuadé que ces aliments suffisaient pour se conserver en parfaite santé et que les hommes n'en avaient pas besoin d'autres. On dit que longtemps après parcourant la Laconie au retour d'un voyage qu'il avait fait, voyant les blés coupés depuis peu, et les aires égales il se mit à rire et dit à ceux qui étaient avec lui que la Laconie paraissait être un pays qui venait d'être partagé tout nouvellement entre plusieurs frères. Dès qu'il se proposait de bannir le luxe de Sparte, il fallait qu'il abolît la monnaie d'or et d'argent, et que celle de fer fût seule en usage. Le poids en était grand, et la valeur petite, de sorte que la matière qui faisait la valeur de dix mines tenait beaucoup de place, et qu'il fallait deux boeufs pour la traîner. Ce règlement supprima plusieurs espèces d'injustices à Lacédémone. Car qui aurait voulu ou dérober, ou se laisser corrompre, ou prendre de force ce que l'on ne pouvait pas cacher , ce que l'on possédait sans en être plus estimé, et dont l'on ne pouvait faire aucun usage en le mettant en pièces[16]? Les arts inutiles disparurent avec l'or et l'argent. Il n'y avait point de commerce entre les Lacédémoniens et les autres peuples de la Grèce. Il n'était pas facile de transporter la monnaie de fer, qui loin d'être estimée en Grèce, n'était qu'une occasion de raillerie. Les Lacédémoniens se trouvaient donc dans l'impossibilité d'acheter des marchandises étrangères qui entretiennent le luxe. Les vaisseaux marchands n'entraient point dans leurs ports et l'on ne voyait point aborder en Laconie ni sophiste, ni diseur de bonne aventure, ni marchand de filles, ni orfèvre, ni joaillier, parce qu'il n'y avait point d'argent. Le luxe s'anéantit ainsi peu à peu, n'étant plus soutenu par ce qui l'excite et l'entretient. Ceux qui étaient plus riches que les autres, ne pouvant faire aucun usage de leurs richesses qui demeuraient comme ensevelies : il arriva de là que les meubles d'usage et dont on ne peut pas se passer, comme les lits, les sièges, les tables étaient très bien faits chez eux ; et le gobelet de Lacédémone appelé cothon, était très estimé à l'armée, ainsi que dit Critias. La couleur empêchait que l'on pût s'apercevoir si l'eau qui était dedans était propre ; et les bords étaient faits de manière qu'ils retenaient tout ce qui était trouble dans le gobelet, en sorte que ce qui était de plus pur en sortait. C'était une invention de leur législateur, comme le rapporte Plutarque. Les ouvriers n'étant donc plus occupés à des ouvrages inutiles, employèrent toute leur adresse à perfectionner les nécessaires.

IV. Pour détruire encore davantage le luxe, et anéantir le dé sir des richesses, il fit un troisième règlement très beau. C'est celui par lequel il était ordonné de manger ensemble et de ne se nourrir que d'aliments ordonnés par la loi. Il était défendu de manger chez sois sur des lits somptueux, et d'avoir des tables magnifiques, apprêtées par des cuisiniers pour s'engraisser pendant les ténèbres, ainsi que des animaux gourmands, et pour corrompre par ce moyen les moeurs et les corps en se livrant à toute sorte de désirs, en dormant beaucoup, puis ayant recours aux bains chauds et passant ainsi la vie dans l'indolence, qui devient par ce régime comme une maladie habituelle. Ce qu'il fit donc de mieux c'est d'avoir détruit le désir des richesses par la communauté des repas et par leur frugalité ; car il n'y avait aucun moyen de faire usage ni ostentation de magnificence, le pauvre et le riche mangeant ensemble ; de sorte que Sparte était la seule ville du monde, où ce que l'on dit communément de Plutus, qu'il est aveugle, se trouvât vrai. Il y était sans fonction comme une statue sans âme et sans mouvement. Il n'était pas permis de manger chez soi, et d'aller au repas commun n'ayant plus faim. On examinait avec grand soin celui qui ne buvait ni ne mangeait ; on lui reprochait ou son intempérance ou sa délicatesse, qui lui faisait dédaigner les repas publics. Les tables étaient de quinze personnes chacune, ou un peu plus un peu moins. Chacun apportait par mois une mesure de farine, huit pots de vin, cinq mines de fromage, deux et demie de figues, et quelque peu d'argent pour l'apprêt.

V. Ces repas étant aussi sages et aussi sobres, c'était avec raison que les enfants y allaient comme à une école de tempérance. Ils entendaient parler des affaires publiques. Ils étaient témoins d'une gaieté digne de gens libres. Ils s'accoutumaient à se plaisanter sans aigreur et sans se fâcher ;car c'était le propre des Lacédémoniens de souffrir la raillerie ; si celui qui était raillé n'était pas content, il demandait grâce, et le railleur aussitôt cessait. Telles étaient les lois des Lacédémoniens au sujet des repas, quoiqu'elles fussent faites pour la multitude. Ceux qui avaient été élevés à Lacédémone, étaient beaucoup plus braves, plus tempérants, plus attachés à leur patrie que les autres peuples, dont les âmes et les corps étaient corrompus. On voit par là que cette république faisait profession d'une abstinence parfaite. Il n'y a que les peuples chez lesquels la corruption régnait, qui n'avaient aucune répugnance pour manger de la chair. Car si nous passons aux autres nations qui ont eu un grand respect pour les lois sages, pour l'humanité et pour la piété, nous verrons clairement que l'abstinence des viandes a été observée, sinon de tous au moins de plusieurs, pour la conservation et l'avantage des villes, afin que ceux qui servaient les dieux et leur sacrifiaient pour l'état, pussent les fléchir et effacer les péchés du peuple : c'est ce que fait l'enfant dans les cérémonies des mystères lorsqu'il cherche à apaiser les dieux pour les initiés, en pratiquant exactement ce qui est prescrit. C'est ce que font dans toutes les nations et dans toutes les villes les prêtres qui sacrifient pour tout le monde, et qui par leur piété déterminent les dieux à protéger l'état. L'usage de tous les animaux est interdit à certains prêtres. Il y en a qui ne sont obligés de s'abstenir de certaines espèces. Si donc ceux qui sont préposés pour présider au salut des villes, auxquels le culte des dieux est confié, s'abstiennent des animaux, qui osera dire que l'abstinence des viandes soit dangereuse pour les villes ?

VI. Chérémon le stoïcien traitant des prêtres égyptiens, dit qu'ils étaient regardés comme des philosophes en Égypte, et qu'ils choisissaient un endroit où ils pussent s'appliquer tout entiers aux choses sacrées. L'ardeur qu'ils avaient pour la contemplation, les engageait à habiter près des statues des dieux. Ils étaient dans une singulière vénération. Ils ne quittaient leur solitude que les jours de grandes fêtes. Dans les autres temps, il était presque impossible d'avoir aucun commerce avec eux. Ceux qui voulaient les aborder devaient d'abord se purifier et s'abstenir de plusieurs choses, conformément aux lois sacrées de l'Égypte. Ils renonçaient à tout travail et à toute sorte de commerce pour s'appliquer uniquement à la contemplation des choses divines ; par là ils acquéraient de l'honneur. Ils vivaient dans une considération qui leur procurait une pleine sûreté. Ils devenaient pieux et savants ; car cette application continuelle aux choses divines les mettait en état de réfréner leurs passions et de mener une vie spirituelle. Ils étaient grands partisans de la frugalité, de la modestie dans le vêtement, de la tempérance, de la patience, de la justice et du détachement des richesses. La difficulté que l'on avait de les aborder les rendait plus respectables. Dans le temps de leurs purifications, à peine voyaient-ils leurs plus proches. Ils n'avaient de commerce pour lors qu'avec ceux qui se purifiaient aussi. Ils habitaient dans des endroits inaccessibles à ceux qui n'étaient pas purifiés et qui n'étaient destinés qu'au service des dieux. Les autres temps ils voyaient leurs confrères mais ils n'avaient aucune liaison avec ceux qui n'étaient pas initiés dans leurs mystères. On les voyait toujours près des statues des dieux ; ou ils les portaient, ou ils allaient en procession. Ils agissaient en tout avec décence et dignité. La vanité n'y avait aucune part. On remarquait que la raison seule les dirigeait. Leur posture même prouvait leur gravité. Ils marchaient avec ordre. Leur regard était assuré. On ne voyait point remuer leurs yeux d'une façon égarée. Ils riaient rarement, et leur joie n'allait même jamais que jusqu'au sourire. Leurs mains étaient toujours cachées par leurs habits. Chacun d'eux avait la marque du rang qu'il tenait dans le sacrifice car il y avait chez eux différents ordres. Leur nourriture était frugale et simple. Les uns ne buvaient point de vin, les autres n'en buvaient que très peu. Ils disaient qu'il attaquait les nerfs, qu'il rendait la tête pesante, ce qui est un obstacle à la recherche de la vérité, enfin qu'il portait à l'amour. Ils s'abstenaient de plusieurs autres choses. Ils n'usaient pas même de pain dans le temps de leurs purifications et dans les autres temps où ils en mangeaient, ils le coupaient en petits morceaux, le mêlaient avec de l'hyssope, parce qu'ils prétendaient que par ce mélange il perdait beaucoup de sa force. Le plus souvent ils ne faisaient pas usage d'huile ; et si par hasard ils en mettaient dans leurs légumes, c'était toujours en petite quantité, et autant seulement qu'il en fallait pour en corriger le goût.

VII. Il ne leur était pas permis de manger, ni de boire de ce qui croissait hors de l'Égypte, ce qui fermait la porte à une partie considérable du luxe. Encore s'abstenaient-ils des poissons même d'Egypte, des bêtes à quatre pieds, soit qu'elles n'eussent qu'un ongle, soit qu'elles en eussent plusieurs. Ils ne mangeaient pas de celles qui n'avaient point de cornes, ni des oiseaux carnassiers. Il y en avait entr'eux plusieurs, qui s'abstenaient de tout ce qui était animé. Aucun d'eux ne mangeait rien pendant le temps de sa purification de ce qui avait été animé. Pour lors même ils ne faisaient point usage des oeufs. Ils ne touchaient point aux vaches, ni aux animaux mâles qui étaient jumeaux, ni à ceux qui avaient quelques défauts, ou qui étaient de diverses couleurs, ou qui avaient quelque difformité, ou qui étaient domptés, comme étant déjà destinés aux travaux. Ils ne mangeaient point aussi de ceux qui avaient quelque rapport de ressemblance avec ceux que l'on respectait en Egypte, ni ceux qui n'avaient qu'un oeil, ni ceux qui avaient du rapport avec l'homme. On avait fait plusieurs observations, qui appartenaient à l'art de ceux qui étaient préposés à marquer les veaux destinés aux sacrifices, ce qui a donné occasion à divers livres. Les oiseaux étaient un des principaux objets de leur attention. Ils ne voulaient pas que l'on mangeât des tourterelles. Ils prétendaient qu'il arrivait souvent que l'épervier après avoir pris une tourterelle, s'accouplait avec elle et lui rendait la liberté comme le prix de sa complaisance ; et afin de ne point s'exposer à manger de celles-là, ils n'en prenaient aucune. C'était là leur discipline générale. Il y avait des usages différents, suivant la différence des prêtres et des dieux, lorsqu'ils se purifiaient. Quand ils se préparaient à leurs cérémonies sacrées, ils étaient un certain nombre de jours, les uns de quarante-deux, les autres plus, les autres moins, mais au moins sept jours pendant lesquels ils s'abstenaient de tout ce qui était animé, même des légumes et du commerce des femmes. Quant aux garçons même dans les autres temps ,ils n'en faisaient aucun usage. Ils se lavaient trois fois le jour dans de l'eau froide, en se levant, avant le dîner et avant que de se coucher. S'il leur arrivait d'avoir quelque rêve voluptueux, ils se baignaient aussitôt après leur réveil. Dans les autres temps, ils n'usaient pas du bain si fréquemment. Leur lit était de branches de palmier ; leur oreiller était un demi cylindre de bois bien poli. Ils s'exerçaient pendant toute leur vie à supporter la soif et la faim, et à manger très peu.

VIII. Une grande preuve de leur tempérance est que ne faisant aucun exercice, ils n'étaient jamais malades et qu'ils avaient toute la vigueur dont ils avaient besoin. Ils satisfaisaient à toutes les fonctions de leur ministère, qui supposaient une force peu commune. Ils étaient occupés la nuit à observer les cieux, et quelquefois à se purifier. Le jour était employé au culte des dieux. Ils chantaient leurs louanges trois ou quatre fois, le matin et le soir, lorsque le soleil était au milieu de sa course, et lorsqu'il se couchait. Le reste du temps ils étudiaient l'arithmétique et la géométrie : toujours occupés à faire des découvertes et des expériences, ils passaient les nuits d'hiver à ces exercices, étudiant aussi la philologie, n'ayant aucune attention pour s'enrichir, et ayant secoué le joug du luxe qui est toujours un mauvais maître. Leur travail assidu était une preuve de leur patience, et de la modération avec laquelle ils réprimaient leurs désirs. Ils regardaient comme un des plus grands crimes de voyager hors de l'Egypte, parce qu'ils avaient en horreur les moeurs et le luxe des étrangers. Ils croyaient qu'il n'était permis de voyager qu'à ceux qui y étaient contraints pour les affaires du roi. Ils s'entretenaient continuellement de la nécessité d'observer les coutumes qu'ils avaient reçues de leurs pères ; et pour peu qu’ils fussent convaincus de s'en être éloignés, ils étaient dégradés : la vraie méthode de philosopher était chez leurs prophètes et chez leurs écrivains sacrés. Quant aux autres prêtres, les porte-cierges et les sacristains, ils menaient une vie pure, mais non pas tout à fait si austère. C'est ainsi que l'écrit un auteur très ami de la vérité, très exact et des plus célèbres parmi les stoïciens.

IX. Ceux qui étaient ainsi accoutumés à de pareils exercices, et à se rendre la divinité familière, étaient persuadés que l'homme n'était pas le seul des êtres qui fût rempli de la divinité : ils croyaient que l'âme n'habitait pas seulement dans l'homme, mais qu'il y en avait une dans presque toutes les espèces des animaux. C'est pourquoi ils représentaient Dieu sous la figure des bêtes, même des sauvages et des oiseaux, aussi bien que sous celle de l'homme. Vous voyez chez eux des dieux qui ressemblent à l'homme jusqu'au col, et qui ont le visage ou d'un oiseau, ou d'un lion, ou de quelque autre animal. Quelquefois Dieu est représenté chez eux ayant une tête humaine, et les autres parties d'autres animaux. Ils veulent nous faire voir par là que suivant l'intention des dieux, il y a société entre les hommes et les animaux, et que c'est en conséquence de la volonté de ces êtres suprêmes que les animaux sauvages s'apprivoisent et vivent avec mous. C'est pourquoi le lion est respecté chez eux comme un dieu ; et il y a une province de l'Égypte que l'on appelle Léontopolis du nom de cet animal, comme il y en a une autre appelée Busiris et une autre que l'on nomme Lucopolis, à cause du boeuf et du loup. Ils adoraient la puissance de Dieu sous la figure de différents animaux. Entre les éléments, ils respectaient surtout l'eau et le feu, comme ayant plus de part à notre conservation : on les voyait dans leurs temples ; et encore aujourd'hui à l'ouverture de la charpelle de Sérapis, on lui fait un sacrifice par le feu et par l'eau. Celui qui chante l'hymne, verse l'eau et montre le feu ; tandis que celui qui est à la porte, adresse la parole à Dieu en langue égyptienne. Ils avaient un respect particulier pour tout ce qu'ils croyaient avoir quelque rapport avec ce qui était sacré. Ils adorent un homme dans le canton d'Anubis. On lui sacrifie et on brûle des victimes sur son autel après quoi il mange ce qui lui a été apprêté. Il n'est pas plus permis de manger des animaux que des hommes. Ceux qui ont excellé par leur sagesse et qui ont eu le plus de communication avec la divinité, ont découvert que quelques animaux sont plus agréables à certains dieux que les hommes, comme l'épervier au Soleil. Cet oiseau est tout sang et tout esprit. Il prend l'homme en compassion : il pleure lorsqu'il rencontre un cadavre, il jette de la terre sur ses yeux, dans la persuasion où il est que la lumière du soleil y habite. Ces mêmes hommes ont aussi remarqué que l'épervier vivait très longtemps ;qu'après sa mort il avait la faculté de prédire l'avenir; que dès qu'il était dégagé de son corps, il devenait très raisonnable, connaissait ce qui devait arriver, animait les statues des dieux et mettait leurs temples en mouvement. Quelque ignorant peu instruit dans les choses divines aura horreur du scarabée: Les Égyptiens au contraire l'honoraient comme l'image vivante du Soleil. Tout scarabée est mâle, et jette sa semence dans un endroit humide en forme sphérique : il la remue de ses pieds de derrière, en tournant ainsi que fait le soleil dans le ciel ; et il est vingt-huit jours à faire ce même exercice, ce qui est le cours périodique de la lune. Les Egyptiens font d'autres raisonnements à peu près dans le même goût sur le bélier, sur le crocodile, sur le vautour, sur l'ibis, enfin sur les autres animaux ; et ce n'est qu'à force de réflexions et par une suite de leur profonde sagesse, qu'ils en sont venus à respecter les animaux. Un ignorant n'a pas la moindre idée des raisons qui ont engagé les Egyptiens à ne point suivre le torrent, et à honorer ce que le vulgaire méprisait.

X. Ce qui a autant contribué encore que ce que nous venons de dire, à leur donner du respect pour les animaux, c'est qu'ils ont découvert que lorsque l'âme des bêtes est délivrée de leur corps, elle est raisonnable et prévoit l'avenir, rend des oracles et est capable de faire tout ce que l'âme de l'homme peut faire lorsqu'elle est dégagée du corps. C'est par cette raison qu'ils respectaient les animaux et s'abstenaient d'en manger autant qu'il leur était possible. Il y avait beaucoup de raisons qui déterminaient les Égyptiens à respecter les dieux sous la forme des animaux. Nous serions trop longs si nous voulions les approfondir toutes. Nous nous contenterons de ce que nous en avons déjà dit. Il ne faut cependant point omettre que lorsqu'ils embaument les corps des gens de condition, ils en séparent les entrailles, les mettent dans une caisse. Entre plusieurs cérémonies qu'ils pratiquent en rendant les derniers devoirs aux morts, ils tournent cette caisse du côté du Soleil ; et un de ceux qui a embaumé les entrailles fait cette prière qu'Euphante a traduite de l'Egyptien : O Soleil notre Seigneur et tous les autres dieux qui donnez la vie aux hommes, recevez-moi, et livrez-moi aux dieux de l'enfer avec lesquels je vais habiter. J'ai toujours respecté les dieux de mes pères ; et tant que j'ai vécu dans le monde, j'ai honoré ceux qui ont engendré mon corps. Je n'ai tué aucun homme. Je n'ai point violé de dépôt, ni fait aucune faute irréparable ; et si j'ai commis quelque péché dans ma vie, soit en mangeant, soit en buvant ce qui n'était pas permis, ce n'est pas moi qui ai péché mais ceci. Il montrait en même temps la caisse dans laquelle étaient les entrailles ; et après avoir fini cette prière, il jetait la caisse dans la rivière et embaumait le reste du corps qui était regardé comme pur. Les Égyptiens croyaient donc être obligés de se justifier auprès de la divinité pour les fautes qu'ils avaient commises par le manger et par le boire.

XI. Parlons présentement des nations qui sont plus connues. Les juifs s'abstenaient de plusieurs animaux avant la persécution qu'ils souffrirent sous Antiochus qui viola leurs lois, et ensuite sous les Romains ; lorsque le temple fut pris et qu'il fut accessible à tous ceux qui voulaient y entrer. Jusqu'alors l'entrée en avait été interdite. La ville même fut détruite. Les juifs ne faisaient aucun usage du cochon ; et encore aujourd'hui ils s'en abstiennent. Il y avait chez eux trois sectes de philosophes. Les premiers étaient les Pharisiens, les seconds les Saducéens, les troisièmes les Esséniens, les plus respectables de tous. Joseph parle dans plusieurs endroits de la façon de vivre de ces derniers dans le second livre de son Histoire juive qui est en sept livres, dans le dix-huitième de ses Antiquités qui contiennent dix-huit livres et enfin dans son second livre contre les Grecs, lequel ouvrage n'en renferme que deux. Les Esséniens sont juifs d'origine : ils ont beaucoup d'amitié les uns pour les autres et ils s'aiment beaucoup plus qu'il n'aiment les autres hommes. Ils ont horreur des plaisirs, comme de quelque chose de mauvais et ils font consister la vertu dans la tempérance et dans la victoire sur les passions. Ils dédaignent de se marier : mais ils se chargent des enfants des autres, pour les élever dans leur façon de vivre ; et ils en usent avec eux comme s'ils étaient leurs parents. Ils ne condamnent cependant pas le mariage, ni la génération qui en est le fruit : mais ils blâment beaucoup l'amour immodéré des femmes. Ils méprisent les richesses. C'est une chose admirable que la façon dont ils vivent en commun. On ne trouve chez eux personne qui ait plus de bien qu'un autre. C'est une loi, que quiconque entre dans cette secte lui donne tous ses biens de sorte qu'il n'y a ni pauvre ni riche parmi eux. Tous leurs biens sont réunis. On prendrait les Esséniens pour des frères. L'usage des parfums est regardé chez eux comme quelque chose de honteux ; et si quelqu'un avait été parfumé, même malgré lui, il se lave bientôt. Ils croient qu'il est raisonnable de ne se piquer pas d'une propreté trop recherchée et d'être toujours habillé de blanc. Ils choisissent ceux qui doivent faire leurs affaires et on fournit à chacun ses besoins sans aucune distinction. Ils n'habitent pas une seule ville : il n'y en a point où il n'y ait plusieurs de cette secte ; et lorsqu'ils arrivent d'ailleurs dans une ville, ceux de leur parti les préviennent. On ne les laisse manquer de rien ; et dès qu'on les voit, ils sont traités comme s'il y avait longtemps qu'on les connût : c'est pourquoi lorsqu'ils voyagent, ils ne portent rien avec eux, n'étant obligés à aucune dépense. Ils ne changent jamais d'habits ni de souliers qu'ils ne soient déchirés ou usés par le temps. Ils n'achètent ni ne vendent rien ; mais chacun d'eux donne à son confrère ce qui lui manquer et reçoit de lui ce qui lui est utile. Il ne leur est néanmoins pas défendu de recevoir sans rien rendre.

XII. Ils ont un respect singulier pour la divinité. Avant que le soleil soit levé, ils ne disent rien de profane; ils lui adressent quelques prières, qu'ils ont apprises de leurs pères, comme pour supplier de se lever. Leurs directeurs ensuite les envoient travailler aux arts qu'ils savent. Ils sont occupés au travail avec beaucoup d'attention jusqu'à la cinquième heure, après laquelle ils s'assemblent dans un même endroit : ils vont ensuite se laver dans de l'eau froide, couverts d'un voile de lin. Après cette purification, chacun d'eux se retire dans sa cellule. Il n'est point permis à ceux qui ne sont pas de leur secte, d'y entrer. Ainsi purgés ils vont au réfectoire, qui ressemble à un lieu sacré ; ils s'assoient en gardant un grand silence: le boulanger leur donne à chacun leur pain par ordre, et le cuisinier leur donne un plat où il n'y a qu'un seul mets. Le prêtre fait la prière, et quoique les vivres dont ils font usage soient purs, il ne leur est pas permis d'y toucher avant que la prière soit faite. Lorsque le repas est fini, le prêtre fait une nouvelle prière : ainsi avant que de manger et après avoir mangé ils rendent grâces à Dieu. Ils quittent ensuite leurs vêtements qui sont comme sacrés, pour retourner à l'ouvrage jusqu'au soir :ils observent les mêmes cérémonies en soupant ; et s'ils ont quelques hôtes, ils les font souper avec eux. On n'entend jamais de clameurs dans leurs maisons ; jamais il n'y a de tumulte: ils parlent chacun avec ordre ; leur silence paraît aux étrangers un mystère redoutable. Ils n'ont pas de peine à l'observer, à cause de leur abstinence continuelle et de leur sobriété, qui fait qu'ils ne boivent et ne mangent précisément que ce qui est nécessaire pour vivre, Ceux qui veulent entrer dans cette société n'y sont pas reçus tout d'un coup : il faut que pendant un an entier ils pratiquent ce même genre de vie dans le dehors. On leur donne une pioche, une ceinture et un habit blanc. Si pendant ce temps là ils donnent des preuves de leur tempérance, on les initie davantage aux cérémonies de la secte. Ils sont admis aux bains : ils ne sont cependant pas encore reçus à manger en commun. On les éprouve encore pendant deux ans et après qu'ils ont laissé voir qu'ils sont dignes d'être reçus dans la société, ils y sont admis.

XIII. Avant que d'être reçus à la table commune, ils font un serment terrible par lequel ils s'engagent premièrement d'être pieux envers Dieu, ensuite justes à l'égard des hommes ; de ne faire jamais tort à personne, ni de propos délibéré, ni par l'ordre d'autrui ; de haïr les injustes, de prendre toujours le parti des gens de bien, d'être fidèles à tout le monde et surtout aux puissances, puisque c'est par la permission de Dieu que nous avons des supérieurs. Si celui qui doit être reçu est constitué en dignité, il jure de ne jamais abuser de son pouvoir, de n'être jamais mieux vêtu ni plus orné que ses inférieurs, d'aimer toujours la vérité, d'avoir de l'éloignement pour les menteurs, de conserver ses mains pures de tout larcin et son âme de tout gain injuste, de n'avoir rien de caché pour ceux de sa secte, de n'en découvrir aucun des secrets aux autres, quand même on emploierait la menace de mort. Ceux qui sont reçus, jurent encore de transmettre aux autres les dogmes de leur secte tels qu'ils les ont reçus, de s'abstenir du vol, de conserver les Livres de leur parti et les noms des anges : tels sont leurs serments. Ceux qui y manquent sont chassés de la société et périssent misérablement ; car liés par leurs engagements et par l'habitude, ils ne peuvent pas prendre de nourriture chez les autres, et réduits à manger de l'herbe, ils meurent bientôt de faim : c'est pourquoi on les a vus touchés de pitié à l'égard de ceux qui avaient été chassés, et qui étaient réduits à la dernière misère. Ils les ont reçus de nouveau, les croyant assez punis de leurs fautes, de s'être vus près de mourir. Ils donnent une pioche à ceux qui sont prêts d'entrer dans leur société parce que lorsqu'ils vont aux commodités, ils font une fosse d'un pied de profondeur, qu'ils couvrent de leur manteau par respect pour les rayons de la divinité. Ils vivent avec une si grande frugalité qu'ils n'ont besoin d'aller aux commodités que le septième jour et ils sont dans l'usage de passer cette journée à louer Dieu et à se reposer. Ils étaient parvenus par cette habitude de vie à une si grande fermeté, que la torture, les roues, le feu, enfin les plus grands tourments ne purent les contraindre à blasphémer leur législateur ou à manger ce que leur coutume leur défendait. Ils le firent bien voir dans la guerre contre les Romains. On ne les vit point chercher à fléchir leurs bourreaux, ni jeter aucune larme : au contraire ils riaient dans les plus grands tourments et raillaient ceux qui les tourmentaient. Ils rendaient l'âme avec tranquillité, bien persuadés qu'elle ne mourrait pas ; car c'est un dogme bien établi chez eux, que les corps sont mortels, que la matière est sujette au changement, que les âmes sont immortelles, qu'elles sont composées d'un air très léger et attirées vers les corps par un mouvement naturel ; et que lorsqu'elles sont dégagées des liens de la chair elles se regardent comme délivrées d'une longue servitude, qu'alors elles sont dans la joie et se transportent vers le ciel. Accoutumés à ce genre de vie et s'occupant ainsi de la vérité et de la piété, il est très vraisemblable de croire que plusieurs d'entr'eux ont connu l'avenir, ayant été élevés dès leur tendre jeunesse dans la lecture des livres sacrés, des écrits des Prophètes, et dans l'usage de différentes purifications. Rarement se trompent-ils dans leurs prédictions. Telle est la secte des Esséniens chez les Juifs.

XIV. Il leur est défendu à tous de manger du cochon, du poisson sans écailles que les Grecs appellent cartilagineux, et des animaux qui n'ont qu'un ongle. Il leur était défendu aussi de tuer ceux qui se réfugiaient dans leurs maisons comme suppliants, et à plus forte raison de les manger. Leur législateur n'a pas voulu qu'ils tuassent le père et la mère avec les petits. Il leur a ordonné d'épargner et de ne pas tuer même dans les terres ennemies les animaux dont l'homme se sert pour travailler. Il ne craignait pas que la race de ceux que l'on ne sacrifie pas, n'augmentât trop et ne causât la famine. Il savait que ceux qui peuplent beaucoup, vivent peu de temps, qu'il en meurt un grand nombre lorsque les hommes n'en ont point de soin et qu'enfin ceux qui multiplient beaucoup, ont parmi les animaux des ennemis qui les détruisent. La preuve en est, que nous nous abstenons de plusieurs, comme des lézards, des vers, des mouches, des serpents, des chiens, sans craindre qu'ils nous affament. D'ailleurs il y a de la différence entre tuer les animaux et les manger. Nous en tuons plusieurs dont nous ne mangeons aucuns.

XV. On rapporte que les Syriens s'abstenaient autrefois des animaux, et que par conséquent ils ne les offraient point aux dieux en sacrifice ; qu'ils les sacrifièrent dans la suite pour obtenir la fin de quelques maux ; qu'ils furent longtemps sans en manger. Ce ne fut que dans la suite des temps qu'ils en mangèrent , ainsi que le rapportent Néanthe de Cyzique et Asclépiade de Chypre; ce qui arriva dans le temps de Pygmalion de Phénicie roi de Chypre, à l'occasion de la prévarication suivante, de laquelle fait mention Asclépiade, dans l'ouvrage qu'il a écrit sur la Chypre et la Phénicie. Autrefois l'on ne sacrifiait rien d'animé aux dieux. Il n'y avait aucune loi à ce sujet parce que ces sacrifices étaient censés défendus par la loi naturelle. On prétend que la première victime qui fut sacrifiée, ce fut à l'occasion d'une âme, que l'on demandait pour une âme. L'hostie fut consumée entièrement. Il arriva dans la suite qu'un jour que la victime brûlait, un morceau de la chair tomba à terre : le prêtre le ramassa, et s'étant brûlé, il mit sans y penser ses doigts dans sa bouche pour apaiser la douleur ; le goût de la viande lui fit plaisir : il en mangea et en donna à sa femme; ce qui étant venu à la connaissance de Pygmalion il fit précipiter du haut d'un rocher le prêtre avec la prêtresse, et nomma un autre prêtre, qui peu de temps après en faisant le même sacrifice, mangea aussi de la chair et fut puni de même. Dans la suite ces sacrifices continuant d'être en usage, et les prêtres ne résistant point à la tentation de manger de la viande, on cessa de les punir. Quant à l'abstinence des poissons, elle subsista jusqu'au temps de Ménandre le Comique qui s'exprime ainsi: Prenez les Syriens pour modèle ;quand la gourmandise les engage à manger du poisson, aussitôt leurs pieds et leurs mains deviennent enflés : pour apaiser la divinité, ils se revêtent d'un sac, se mettent sur du fumier dans un grand chemin, croyant avoir trouvé le moyen de réparer leurs fautes par cet abaissement.

XVI. Chez les Perses on appelle Mages ceux qui s'appliquent aux choses divines et les ministres des dieux : c'est ce que signifie le terme mage dans la langue du pays. L'ordre des mages est tellement respecté en Perse, que Darius fils d'Hystaspe ordonna que l'on mit sur son tombeau entre autres titres, qu'il avait été docteur en magie. Il y avait de trois sortes de mages, ainsi que le rapporte Eubule qui a fait l'Histoire de Mithra en plusieurs livres. Les plus parfaits des mages, ceux qui sont dans la première classe, ne mangent rien d'animé et ne tuent rien de ce qui a vie. Ils persistent constamment à s'abstenir des animaux, suivant l'ancien usage. Ceux de la seconde classe usent de la viande à la vérité : mais ils ne tuent aucuns des animaux familiers. Les mages de la troisième classe en épargnent aussi quelques-uns. Le dogme de la métempsycose est reçu chez ceux de la première classe, comme l'indique assez ce qui se passe dans les mystères de Mithra ; car pour faire voir le rapport qu'il y a entre nous et les animaux, ils ont coutume de nous désigner par le nom des animaux. Ils appellent lions ceux qui participent à leurs mystères. Ils donnent le nom de lionnes aux femmes qui sont de leur secte. Ils appellent corbeaux les ministres de leurs mystères. Ils en agissent de même à l'égard de leurs pères : ils les appellent aigles et éperviers. Ceux qui entrent dans les mystères appelés des lions, prennent la figure de toute sorte d'animaux. Pallas en rend raison dans l'ouvrage qu'il a fait sur Mithra. Il y dit que le sentiment commun est que cela a rapport au cercle du zodiaque ; mais que la vérité est que les mages veulent par là désigner énigmatiquement et exactement les révolutions des âmes humaines, qui suivant leur sentiment, entrent successivement dans le corps de divers animaux. Les Latins donnaient à quelques divinités le nom des animaux. Ils appelaient Diane, louve ; le Soleil, taureau, lion, dragon, épervier ; Hécate, cheval, taureau, lionne, chienne : le nom de Phérébate a été donné suivant plusieurs théologiens à Proserpine parce qu'elle nourrit des tourterelles. Cet oiseau lui est consacré. Les prêtresses de Maïa lui en font une offrande. Maïa est la même que Proserpine ; elle a été ainsi appelée parce qu'elle est la nourrice du genre humain, ainsi que Cérès. On a consacré le coq à celle-ci : c'est pourquoi les prêtres de cette déesse s'abstiennent des oiseaux domestiques. Il est ordonné à ceux qui sont initiés dans les mystères d'Eleusine de s'en abstenir aussi, de même que des poissons, des fèves, des pêches et des pommes. Ils ont une égale répugnance à toucher le tronc de ces arbres qu'un cadavre[17]. Quiconque a étudié la matière des visions sait quel'on doit s'abstenir de toute sorte d'oiseaux si l'on veut être délivré du joug des choses terrestres et trouver une place parmi les dieux du ciel. Mais la méchanceté, comme nous l'avons déjà remarqué plusieurs fois est ingénieuse à faire son apologie surtout lorsqu'elle n'a affaire qu'à des ignorants: c'est pourquoi ceux qui ne sont que médiocrement vicieux regardent comme de vains discours ce que nous avons dit contre l'usage de la viande. Ils croient que ce sont des contes de vieilles et des propos superstitieux. Ceux qui ont fait plus de progrès en méchanceté sont non seulement dans la disposition de parler avec indignité de ceux qui sont dans notre système, mais aussi de traiter de superstition et de vanité la doctrine opposée à leur gourmandise : mais ils sont assez punis des dieux et des hommes par ces mêmes dispositions. Pour nous, après avoir encore parlé d'une nation étrangère célèbre par sa justice et par sa piété, nous passerons à d'autres choses.

XVII. II y a chez les Indiens diverses professions. On en voit qui s'appliquent uniquement aux choses divines. Les Grecs donnent le nom des gymnosophistes à ceux-ci. Il y en a de deux sortes : les Brahmanes sont les premiers ; ensuite sont les Samanéens. Les Brahmanes reçoivent de leurs pères par tradition leur doctrine et cette espèce de sacerdoce. Les Samanéens se choisissent parmi ceux qui se proposent de vaquer aux choses divines. Leur genre de vie a été traité par Bardesane de Babylone, qui vivait du temps de nos pères, et qui était avec Dendamis et les Indiens qui furent envoyés à l'Empereur. Les Brahmanes sont tous d'une même famille. Ils sortent d'un même père et d'une même mère. Les Samanéens sont de diverses familles, toutes ce pendant indiennes. Le Brahmane n'est point soumis à l'empire du Roi. Il ne paie aucun impôt. Quelques-uns de ces philosophes habitent sur les montagnes, d'autres près du Gange. Ceux des montagnes vivent des fruits d'automne, de lait de vache caillé avec des herbes ; ceux du Gange ne mangent que des fruits d'automne dont il y a une très grande quantité près de ce fleuve. La terre y produit continuellement des fruits nouveaux, et beaucoup de riz qui vient tout seul, dont ils font usage. S'il arrive que les fruits leur manquent, ils regardent comme la dernière intempérance, et même comme une impiété, d'user d'aucune autre nourriture, et surtout de manger des animaux. Les plus religieux et les plus pieux font les plus attachés à ce genre de vie. Ils sont occupés une partie du jour et la plus grande partie de la nuit à chanter les louanges des dieux et à les prier. Chacun d'eux a une petite cellule où il demeure seul, autant que cela est possible. Car les Brahmanes n'aiment pas à habiter en commun, ni à parler beaucoup; et si par hasard cela leur arrive, ils entrent en retraite, et sont plusieurs jours sans parler : ils jeûnent très souvent. Les Samanéens, comme nous l'avons déjà dit, se prennent au choix. Lorsque quelqu'un veut être reçu dans l'ordre, il se présente devant les magistrats de la ville : il abandonne sa patrie et tous ses biens ; on le rase ensuite pour le dépouiller de tout ce qui est superflu sur le corps. Il prend après cela l'habit et va chez les Samanéens sans retourner ni chez sa femme, ni chez ses enfants, s'il en a, et n'en étant pas plus occupé que s'ils ne lui appartenaient pas. Le roi prend soin de leurs enfants et leur procure ce qui leur est nécessaire. Les parents se chargent de la femme : c'est ainsi que vivent les Samanéens. Ils demeurent hors des villes. Ils passent tout le jour à s'occuper de la divinité. Ils ont des maisons et des temples bâtis aux frais du roi, dans lesquels il y a des économes qui reçoivent ce que le roi a réglé pour la nourriture de ceux qui y habitent. On leur apprête du riz, du pain, des fruits, des légumes. Ils entrent dans le réfectoire au son d'une trompette; alors ceux qui ne sont pas Samanéens se retirent. Les Samanéens se mettent en prière. Tandis qu'ils prient, on entend de nouveau la trompette, et leurs domestiques leur apportent à chacun un plat ; car ils ne mangent jamais deux d'un même plat. Dans ce plat il y a du riz ; et si quelqu'un d'eux demande quelqu'autre chose, on lui sert des légumes et quelques fruits. Après un repas qui dure fort peu de temps, ils retournent aux mêmes occupations qu'ils avaient interrompues. Ils sont tous sans femme et ils ne possèdent aucun bien. Eux et les Brahmanes sont en si grande vénération que le roi vient chez eux pour leur demander en grâce, de faire des prières pour lui, lorsque le pays est attaqué par les ennemis ; et il veut avoir leur avis sur ce qu'il doit faire.

XVIII. Ils sont disposés à l'égard de la mort de façon qu'ils regardent le temps de la vie comme une malheureuse nécessité à laquelle il faut se prêter malgré soi pour se conformer à l'intention de la nature. Ils souhaitent avec empressement que leurs âmes soient délivrées de leurs corps. Il arrive souvent, que lorsqu'ils paraissent se bien porter et n'avoir aucun sujet de chagrin, ils sortent de la vie : ils en avertissent les autres ; personne ne les en empêche. Au contraire on les regarde comme très heureux, et on leur donne quelque commission pour les amis qui sont morts: tant ils sont persuadés que les âmes subsistent, toujours et conservent entre elles un commerce continuel. Après qu'ils ont reçu les commissions qu'on leur a données, ils livrent leurs corps pour être brûlés, parce qu'ils croient que c'est la façon la plus pure de séparer l'âme du corps. Ils finissent en louant Dieu. Leurs amis ont moins de peine à les conduire à la mort, que les autres hommes n'en ont à voir partir leurs concitoyens pour de grands voyages. Ils pleurent d'être réduits à vivre encore et ils envient le sort de ceux qui ont préféré à cette vie-ci la demeure éternelle. Nul de ceux que l'on appelle sophistes, et dont il y a un si grand nombre chez les Grecs ne leur vient dire : que deviendrions-nous si tous les hommes nous imitaient ? On ne peut pas les accuser d'avoir introduit le désordre dans le monde par ce mépris de la mort ; car outre que tout le monde ne suit pas leur exemple, ceux qui les imitent ont plus donné de preuves de leur amour pour la justice, qu'ils n'ont introduit de confusion chez les hommes. La loi ne leur a imposé aucune nécessité : en permettant aux autres de manger de la viande, elle a laissé à ceux-ci la liberté de faire ce qu'ils voudraient. Elle les a respectés, comme étant plus parfaits. Les punitions ne sont pas faites pour eux, parce qu'ils ne connaissent pas l'injustice. Quant à ceux qui demandent : qu'arriverait-il si tous les hommes imitaient ces philosophes ? Il faut répondre ce que disait Pythagore: si tous les hommes devenaient rois, qu'en arriverait-il ? Ce n'est pas cependant une raison de fuir la royauté. Si tout le monde était vertueux, les magistrats et les lois seraient inutiles dans l'état. Personne n'est cependant venu encore à cet excès de folie, de soutenir que chaque particulier ne doit pas travailler à se rendre vertueux. La loi tolère plusieurs choses dans le vulgaire, qu'elle interdit au philosophe et au citoyen vertueux. Elle n'admet point dans la magistrature certains artisans, dont elle permet cependant la profession. Tels font les arts serviles, et ceux qui ne se concilient pas facilement avec la justice et les autres vertus. Elle ne défend pas au commun des hommes d'avoir commerce avec les courtisanes: mais en exigeant d'elles une amende, elle fait assez voir qu'elle regarde ce commerce honteux pour les honnêtes gens. Elle ne défend point de passer savie dans les cabarets ; cependant un homme qui aurait médiocrement soin de sa réputation, se le reprocherait. On doit raisonner de même à l'égard de l'abstinence de la chair. Ce qui est accordé par tolérance au vulgaire, n'est pas permis pour cela à celui qui aspire à la perfetion de la vertu. Le vrai philosophe doit se conformer aux lois que les dieux, et les hommes qui se sont proposés les dieux pour modèles, ont établies. Or les lois sacrées des nations et des villes ont recommandé la sainteté, et interdit l'usage de toutes les viandes aux prêtres et de quelques-unes au peuple, ou par piété, ou à cause des inconvénients qui résultaient de cette nourriture. On ne peut donc rien faire de mieux que d'imiter les prêtres, et d'obéir aux législateurs ; et si l'on veut aspirer à la plus grande perfection, on s'abstiendra de manger de tous les animaux.

XIX. Il s'en est peu fallu que je n'aie omis ce passage d'Euripide, qui assure que les prophètes de Jupiter en Crète s'abstiennent de manger de la chair des animaux. Voici comme il fait parler le choeur à Minos, fils d'une Tyrienne de Phénicie, descendant d'Europe et du grand Jupiter roi de Crète fameuse par cent villes. J'arrive en abandonnant les temples des dieux construits de chênes, de cyprès par le moyen du fer. Nous menons une vie pure. Depuis le temps que j'ai été fais prêtre de Jupiter Idéen, je ne prends plus de part aux repas nocturnes des fêtes de Bacchus. Je ne me repais plus de viandes crues, j'offre des flambeaux à la mère des dieux : je suis prêtre des Curètes, couvert d'habits blancs. Je m'éloigne des endroits où naissent les hommes. Je fuis aussi les lieux où on les enterre et je me garde bien de manger de ce qui a eu vie.

XX. Les prêtres faisaient consister la pureté à ne point mêler les choses contraires. Ce mélange-là était regardé chez eux comme quelque chose d'impur. Ils croyaient que la nourriture des fruits était conforme â la nature, ce qu'ils ne pensaient pas à l'égard des aliments que nous procurent les animaux morts. Ils étaient persuadés que ce qui était conforme à la nature, ne pouvait pas souiller, et que l'on ne pouvait pas tuer les animaux et séparer leurs âmes de leurs corps sans se souiller, ni priver de sentiment ce qui est sensible et en faire un cadavre. On ne saurait être pur qu'on ne renonce à bien des choses et il n'y a de pureté que dans ceux qui ont usage des choses conformes à la nature. Les plaisirs même de l'amour souillent l'âme,[18] ne les eût-on qu'en songe parce que par-là la plus noble partie de nous mêmes est emportée par le plaisir. Les passions souillent aussi parce que lorsque l'âme en est agitée, la partie déraisonnable qui est comme la femelle se confond avec la raison, qui en est comme le mâle. Le mélange des choses de différentes natures doit être regardé comme quelque chose d'impur ; d'où vient que dans les teintures qui se font par des mélanges, lorsqu'on mêle ensemble différentes espèces,,cela s'appelle souillure. C'est pour quoi le poète a dit : de même qu'une femme qui souille l'ivoire avec la pourpre. Les peintres donnent le nom de corruption aux mélanges et dans l'usage commun, ce qui n'est pas mélangé s'appelle pur, sans corruption et naturel. L'eau mêlée avec de la terre se gâte et n'est point pure. Lorsqu'elle coule, elle rejette tous les corps étrangers. Lorsqu'une eau descend d'une source qui coule toujours et qui n'est pas bourbeuse, comme parle Hésiode, la boisson en est très saine, parce qu'elle est claire et sans mélange. On appelle pure une femme qui n'a jamais eu commerce avec un homme. La corruption n'est autre chose que le mélange des contraires. Ainsi joindre ce qui est mort avec ce qui est vivant et se nourrir de ce qui a eu vie, communique nécessairement la corruption, de même que le mélange du corps avec l'âme. Dès qu'un homme naît, son âme est souillée par son union avec le corps. Lorsqu'il meurt l'âme est aussi souillée, parce qu'elle sort d'un cadavre. Elle l'est encore par la colère, par les désirs, par les passions qui sont excitées par la nature des aliments ;et de même que l'eau qui coule à travers les rochers est plus pure que celle qui passe à travers les terres fangeuses, puisqu'elle entraîne avec elle moins de limon : aussi l'âme qui exerce ses fonctions dans un corps décharné, qui n'est pas rempli des sucs des chairs étrangères, se gouverne beaucoup mieux, est plus parfaite, plus pure et plus intelligente, comme l'on dit que le thym le plus sec et le plus piquant, est celui qui fournit de meilleur miel aux abeilles. La pensée est souillée, ou plutôt celui qui pense, lorsque la fantaisie et l'imagination se mêlent avec la pensée, et que leurs opérations se confondent. La purification consiste à se séparer de toutes ces choses étrangères et à ne prendre que des aliments qui laissent toujours l'âme dans l'état naturel : comme le vrai aliment de la pierre, de la plante et du corps est ce qui les conserve et ce qui les fait augmenter. Autre chose est de se nourrir, autre chose est de s'engraisser ; autre chose est de se procurer les choses nécessaires, autre chose est de donner dans le luxe. Il y a différentes fortes de nourritures, et différentes espèces à nourrir. Il faut à la vérité tout nourrir : mais il ne faut chercher à engraisser que ce qu'il y a de principal en nous. La nourriture de l'âme raisonnable est ce qui conserve la raison et son entendement. C'est donc là ce qu'il faut chercher à nourrir et a engraisser, plutôt que le corps par l'usage de la chair. C'est l'entendement qui doit être heureux éternellement. Un corps trop gras rend l'âme moins heureuse parce qu'il augmente ce qui est mortel en nous, et qu'il est un obstacle pour arriver à la vie éternelle. Il souille l'âme, qu'il rend pour ainsi dire corporelle en l'attirant à des choses étrangères. La pierre d'aimant communique son âme au fer qui est près d'elle, de sorte que de très pesant il devient léger, et accourt à l'aimant, attiré par les esprits de cette pierre. Quelqu'un qui ne sera occupé que de Dieu, cherchera-t-il à ne se remplir que des aliments qui nuisent à la perfection de l'âme ? Ou plutôt en réduisant à très peu de choses son nécessaire, ne tâchera-t-il pas les unir à Dieu encore plus intimement que le fer ne t'attache l'aimant ? Plût à Dieu que nous puissions, sans périr, nous abstenir même des fruits de la terre ! Nous serions vraiment immortels, comme dit Homère, si nous n'avions besoin ni de manger ni de boire : ce poète nous avertit par là, que si la nourriture nous fait vivre, elle est en même temps une preuve de mortalité. Si nous n'avions pas besoin de nous nourrir, nous serions d'autant plus heureux que nous serions plus près de l'immortalité. Présentement que nous sommes mortels, nous nous rendons encore plus mortels, s'il est permis de parler ainsi par l'usage que nous faisons des choses mortelles. L'âme ainsi que dit Théophraste, ne se contente pas de payer au corps le loyer de son habitation : mais elle s'y livre toute entière. Il serait à souhaiter que nous puissions vivre sans boire ni sans manger, et sans que notre corps dépérît : pour lors nous approcherions très près de la divinité. Mais qui ne déplorera le sort malheureux des hommes, qui sont enveloppés dans des ténèbres si épaisses qu'ils aiment leurs maux, se haïssent eux-mêmes, et celui qui est véritablement leur père ; ensuite ceux qui les avertissent de sortir de cet état d'ivresse dans lequel ils sont plongés? Mais en voilà assez sur ce sujet ; passons présentement à quelques autres questions.

XXI. Ceux qui pour répondre aux exemples tirés de diverses nations que nous avons rapportés nous opposent les Nomades, les Troglodytes les Ichtyophages, ne savent pas que c'est par nécessité que ces peuples en sont venus à manger de la chair : leur pays ne produisait aucun fruit et était si stérile qu'on n'y voyait pas même de l'herbe, ce n'était que des fables. Une preuve sensible de la méchanceté de leur terrain, c'est qu'ils ne pouvaient pas faire de feu, faute de matière combustible. Ils mettaient leurs poissons sécher sur des pierres et sur le rivage. Ce fut donc par nécessité qu'ils mangèrent des animaux. Il y a outre cela des nations naturellement si féroces que ce n'est point par elles que les gens sensés doivent juger de la nature humaine. Autrement on mettrait en question non seulement si l'on peut manger des animaux, mais aussi si l'on peut manger des hommes, et faire plusieurs autres actes de cruauté. On rapporte que les Massagètes et les Derbices regardent comme très malheureux ceux de leurs parents qui meurent d'une mort naturelle ; et pour prévenir ce malheur, lorsque leurs meilleurs amis deviennent vieux, ils les tuent et les mangent. Les Tibaréniens précipitent ceux qui sont prêts d'entrer dans la vieillesse. Les Hyrcaniens et les Caspiens les exposent aux oiseaux et aux chiens. Les Hyrcaniens n'attendent pas même qu'ils soient morts : mais les Caspiens leur laissent rendre le dernier soupir. Les Scythes les enterrent vivants; et ils égorgent sur le bûcher ceux que les morts ont aimés davantage. Les Bactriens jettent aux chiens les vieillards vivants. Stasanor qu'Alexandre avait nommé gouverneur de cette province, fut sur le point de perdre son gouvernement, parce qu'il voulut abolir cette coutume. Comme ces mauvais exemples ne doivent pas nous faire renoncer aux devoirs de l'humanité, aussi ne devons-nous pas suivre les exemples des nations, que la nécessité a déterminées à manger de la chair. Nous ferions bien mieux d'imiter les peuples vertueux, qui n'ont cherché qu'à plaire aux dieux ; car de vivre sans suivre les principes de la prudence, de la sagesse et de la piété, c'est plutôt mourir pendant longtemps que mal vivre, ainsi que disait Démocharè.

XXII. Il nous reste à rapporter encore quelques témoignages d'hommes célèbres en faveur de l'abstinence. Car un des reproches que l'on nous fait, est que nous en manquons. Nous savons que Triptolème est le plus ancien législateur des Athéniens. Voici ce qu'en dit Hermippe dans le second livre des législateurs. On prétend que Triptolème fit des lois pour les Athéniens. Le philosophe Xénocrate assure qu'il y en a encore trois qui subsistent à Eleusine. Les voici : respectez vos parents, honorez les dieux par l'offrande des fruits, ne faites point de mal aux animaux. Les deux premières sont fondées en bonnes raisons. Il faut faire tout le bien dont nous sommes capables, à nos pères et mères. C'est leur rendre ce qui leur est dû : ils sont nos bienfaiteurs. C'est aussi un devoir de rendre aux dieux les prémices des biens qu'ils nous ont donnés. Quant au troisième, Xénocrate est en doute de ce que pensait Triptolème lorsqu'il ordonnait de s'abstenir des animaux. Est-ce, dit il, qu'il croyait que c'était une chose trop cruelle, de tuer ce qui est de même espèce que nous ? Ou voyant que les hommes faisaient mourir, pour servir à leur nourriture, les animaux les plus utiles, voulait-il adoucir leurs moeurs, en essayant de les engager à ne faire aucun mal aux animaux qui vivent avec eux et surtout à ceux qui sont d'un caractère doux ? Peut-être aussi qu'après avoir ordonné d'offrir aux dieux les fruits de la terre, il s'est imaginé que cette loi serait mieux observée, si l'on ne sacrifiait pas des animaux aux dieux. Xénocrate rapporte plusieurs autres raisons de cette loi, qui ne sont pas trop vraisemblables. Il nous suffit qu'il en résulte, que Triptolème a défendu de toucher aux animaux. Ceux qui dans la suite violèrent cette loi, ne le firent que par une grande nécessité et ne commirent ce péché que comme malgré eux, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. Parmi les lois de Dracon, il y en a une conçue en ces termes. Règlement qui doit être éternellement observé par ceux qui habiteront à jamais l'Attique : on respectera les dieux et les héros du pays suivant les lois reçues, chacun selon son pouvoir ; on publiera leurs louanges ; on leur offrira les prémices des fruits et des gâteaux de toutes les saisons.

 

Fin du Traité de Porphyre.

 


 

[1] Porphyre adresse cet ouvrage à Firmus Castricius, ce grand ami de Plotin, dont il est parlé avec beaucoup d'éloge dans la vie de ce philosophe.

[2] Platon, Théetète.

[3] Porphyre parle ici de Rogatien , dont il fait mention dans la Vie de Plotin c, 7.

[4] Eusèbe, Prép. Evan. I, I, p. 29.

[5] Fabricius Bib. Graec. l. II. c, 16. n. 9. T. I. p: 615. Il faut lire Tinnichus et non Phrinicus : comme on le voit dans les éditions ordinaires de Porphyre.

[6] On sent assez combien ces principes sont faux. Nos vœux sont un hommage que la nature pure nous apprend à rendre à Dieu

[7] Eusèbe Prep. Ev. l. 4, p. 173.

[8] Il répond au mois de Juillet.

[9] Il Eusèbe, Prep. Evang. l. 4. p. 155.

[10] On omet ici quelques étymologies grecques, qui outre qu'elles ne sont pas susceptibles de traduction, ne font rien à ce que l'auteur veut prouver

[11] Vers d'un Ancien.

[12]κυνάγχη

[13] Lyncée était un Argonaute, qui avait la vue si excellente qu'elle pénétrait les choses les plus solides. Ce Lyncée a quelquefois été confondu par les traducteurs avec le Lynx. Dalechamp s'y est trompé dans sa version d'Athénée, et Fougerolles dans celle de Porphyre : voyez les observations de Ménage sur le second livre de Malherbe, p. 128.

[14] On a passé ici quelques raisonnements fort obscurs et peu concluants , copiés d'après Plutarque dans son traité : Quels sont les animaux qui ont le plus d'esprit ?

[15] C'est-à-dire les Stoïciens. Voyez le traité de Plutarque.

[16] Pour comprendre ceci, il faut ajouter ce qu'on lit dans Plutarque, que les ouvriers avaient ordre de tremper le fer tout rouge dans le vinaigre, pour en émousser la pointe et le rendre inutile à tout autre emploi, ce fer ainsi trempé devenant si aigre, qu'on ne pouvoir plus ni le battre, ni le forger. Vie de Licurgue.

[17] Thomas Gale dans sa note sur le chap, II de la sec. 4. des mystères d'Iamblique, donne un autre sens à cette phrase par ce qu'au lieu de στέλεχος il lit τολέχος ; et il fait dire à Porphyre que ceux qui étaient initiés aux mystères d'Eleusine avaient autant de répugnance à toucher une femme en couche qu'un cadavre : mais cette leçon ne paraît pas se concilier si bien avec ce qui précède, que cette que nous avons suivie.

[18] On omet ici quelques raisonnements que l'on ne pourrait décemment traduire en français et qui d'ailleurs sont très absurdes.