Que les bêtes brutes usent de raison
Traduction Amyot, 1678,
adaptée par Baudoin-Matuszek, 1992
Il me semble, Circé, que j'ai
bien compris cela et l'ai bien imprimé en ma mémoire. Mais j'aimerais volontiers
savoir s'il n'y a point quelques Grecs entre eux que tu as transformés
d'hommes, en loups et en lions.
Circé : Oui, certes, et plusieurs, mon
cher Ulysse. Mais pour quelle occasion me demandes-tu cela?
Ulysse :
Parce qu'il me semble que ce serait une entremise honorable envers les Grecs
si, par ta grâce, je pouvais obtenir que tu me les rendes, une autre fois,
hommes et que je ne les laisse pas envieillir contre nature dans des corps de
bêtes, menant une vie si misérable, si infâme et si ignominieuse.
Circé : Voilà un homme qui veut, tant
il est simple, que son ambition porte dommage non seulement à lui et à ses
amis, mais aussi à ceux qui ne lui appartiennent en rien.
Ulysse : Voici que tu me brouilles et mixtes un autre breuvage de paroles, car,
certainement, tu m'aurais bien fait devenir bête, si je me laissais persuader que
ce serait perte et dommage que de bête, devenir homme.
Circé : Et comment n'as-tu pas fait à
l'encontre de toi-même une chose encore plus étrange! Vu que, laissant une vie
immortelle, non sujette à vieillir, que tu pourrais avoir, demeurant avec moi,
tu veux à toute force aller à une femme mortelle et (comme je m'assure) déjà
toute vieillotte, à travers dix mille maux qu'il te faudra encore endurer, te
promettant que tu en seras par la suite plus célébré, plus regardé et plus
renommé que tu l'es maintenant. Cependant, tu ne t'aperçois même pas que tu
poursuis une vaine image du bien au lieu d'une véritable!
Ulysse : je suis content qu'il en soit ainsi que tu dis, Circé. Car quel besoin est-il
que nous discutions si souvent de la même chose? Je t'en prie, délie, pour
l'amour de moi, ces pauvres gens et rends-les-moi.
Circé : Je n'en ferai certes pas si
légèrement, car ce ne sont pas des hommes du commun. Mais interroge les
d'abord, s'ils veulent bien; et, s'ils te répondent que non, efforce-toi de les
persuader, à force de vives raisons. Et si tu ne peux venir à bout de les
persuader, si, au contraire, ils te convainquent par des raisons, qu'il te
suffise de savoir que tu as suivi un mauvais conseil pour toi et pour tes amis.
Ulysse :
Déesse, pourquoi te moques-tu de moi, belle dame ? Comment pourraient-ils
recevoir, rendre raison ou conférer, alors qu'ils sont des ânes, des pourceaux
ou des lions ?
Circé : Ne te soucie point quant à
cela, homme le plus ambitieux qui vive : je vais te les rendre entendant tout
ce que tu leur voudras alléguer, et capables de discourir; ou bien plutôt, il
suffira qu'un seul entende tes allégations et y réponde pour tous ses
compagnons. Tiens, interroge celui-là.
Ulysse : Et
comment le nommerons-nous, Circé? Et qui était-il quand il était homme?
Circé : Qu'est-ce que cela fait quant à
votre dispute ? Appelle-le, si tu veux, Gryllus. Mais afin que tu ne penses
pas que, pour me faire plaisir, il ne discourt plus loin que sa pensée, je me
retirerai à l'écart de vous.
Gryllus : Dieu te garde, Ulysse.
Ulysse : Et toi aussi, vraiment.
Gryllus : De quoi veux-tu t'enquérir auprès de nous ?
Ulysse : je sais que vous avez été hommes.
Et j'ai pitié de vous voir, tous tant que vous êtes, en cet état, et encore
plus, comme il est vraisemblable, ceux d'entre vous qui ont été Grecs et sont
tombés en une telle calamité. je suis désireux que ceux qui le voudront,
reviennent à leur ancienne forme et j'ai supplié Circé de leur donner congé
pour revenir parmi nous.
Gryllus : Tais-toi, Ulysse, ne dis rien davantage! Car nous aussi, nous t'avons en
grand mépris, voyant qu'à fausse enseigne, tu as été tenu jusqu'à présent pour
habile homme, plus avisé et plus sage que les autres! Tu as eu peur de changer
de pis en meilleur! Tu n'as pas tout bien pesé d'abord, ni plus ni moins que les
enfants qui craignent les drogues qu'ordonnent les médecins et fuient devant
la science qui de malades et fiévreux', les rendra sains et sages! Tu as rejeté
en arrière l'être transmué d'une forme en une autre, et maintenant, tu trembles
de peur devant Circé, tu redoutes de coucher avec elle par crainte qu'elle ne
fasse de toi, sans que tu en prennes garde, un pourceau ou un loup! Et voilà
que tu veux nous persuader qu'au lieu de vivre maintenant dans l'abondance et
la jouissance de tous biens, nous les quittions et les abandonnions ainsi que
celle qui nous les a procurés, pour venir à toi et redevenir des hommes, c'est-à-dire
l'animal le plus misérable et le plus
calamiteux qui soit au monde!
Ulysse : Il semble, Gryllus, que le breuvage que t'a donné Circé ne t'a pas seulement
corrompu la forme du corps, mais aussi le discours de l'entendement et qu'il
t'a rempli la cervelle d'opinions étranges et dépravées. Ou bien, que le
plaisir que tu prends à ce corps, depuis le temps où tu l'habites, t'a
ensorcelé.
Gryllus : Ni l'un, ni l'autre, ô Roi des
Céphaléniens. Si tu aimes discourir par la raison plutôt que par injures, nous
t'aurons bientôt ôté de cette opinion, en te prouvant par vives raisons, grâce
à notre expérience de l'une et l'autre vie, que nous aimons mieux celle-ci que
celle-là, et pour de bonnes causes.
Ulysse : Je suis prêt à t'entendre.
Gryllus : Et moi, de le dire. Pour
commencer, il me faut parler de vertus dans lesquelles vous vous complaisez
merveilleusement, comme de dire que vous êtes, pour la justice, la prudence, la
magnanimité et autres vertus, beaucoup plus parfaits et même meilleurs que les
animaux. Aussi je te prie, homme très sage, réponds-moi : car j'ai entendu
raconter dernièrement à Circé sur le pays des Cyclopes que la terre y est si
bonne et si fertile qu'elle porte d'elle-même toutes sortes de fruits sans
avoir été labourée ni ensemencée. Je te demande donc : laquelle estimes-tu le
plus, de celle-ci ou de la terre d'Ithaque, montueuse et âpre, qui; ne vaut que
pour nourrir des chèvres et qui rend, à; force de peine et de travail, à ceux
qui la cultivent, bien,peu de maigres fruits qui ne valent pas la peine qu'on y
prend ? Et ne sois pas marri si tu es contraint de répondre à l'encontre de
l'estime et de l'amour portes à ton pays.
Ulysse : Il ne faut pas mentir : j'aime et je
pour singulièrement cher mon pays, lieu de naissance, mais je loue et j'estime
encore plus ce pays-là.
Gryllus : Alors, nous dirons que le plus
sage des hommes est d'avis qu'il y a des choses qu'il faut louer et priser, et
d'autres, qu'il faut choisir et aimer. D'où je crois que tu confesseras qu'il
faut en dire autant de l'âme que de la terre : la meilleure est celle qui rend
un fruit croissant de lui-même, sans labeur.
Ulysse : Supposons-le.
Gryllus : Tu conviens donc déjà que l'âme
des animaux est plus disposée à la vertu et plus parfaite à la produire,
attendu que, sans y être poussée, sans ordre et sans enseignement, c'est-à-dire
sans être labourée ni ensemencée, elle produit et nourrit la vertu qui convient
à chacun selon la nature.
Ulysse : Et
quelle est la vertu, mon cher Gryllus, dont sont capables les animaux ?
Gryllus : Que ne me demandes-tu pas
plutôt de quelle vertu ils ne sont pas capables, au-dessus du plus sage des
hommes, et davantage! Considérons d'abord, si tu veux bien, la vaillance. Tu
t'en glorifies, tu t'y plais merveilleusement; tu ne te caches pas de honte,
quand on te surnomme le vaillant, le preneur de villes. Malheureux! Tu as
toujours usé de belles paroles, de ruses et de tromperies, rendu finauds des
hommes qui ne savaient faire la guerre que rondement et généreusement,
ignorant la fraude et les mensonges. Tu donnes à la finasserie le nom de
vertu, elle qui est le contraire de la fraude et de la tromperie.
Tu vois les combats des animaux
contre les hommes et les uns contre les autres : ils sont sans ruse, sans
artifice; ils usent ouvertement et franchement de hardiesse; ils se défendent
et se revengent contre leurs ennemis avec une magnanimité naïve sans qu'une loi
ne les y appelle, sans avoir peur d'être répréhendés par jugement pour lâcheté
ou pour couardise. Bien plus, par instinct naturel, ils fuient l'état de
vaincus, ils endurent et résistent jusqu'à toute extrémité pour se maintenir
invincibles. Même faibles de corps, ils ne cèdent pas pour autant, ne se
rendent point de coeur, mais aiment mieux mourir en combattant. Il y en a même
chez qui, en mourant, la générosité et le courage se retire dans quelque partie
du corps, s'y recueille pour résister à celui qui le tue, saute et se courrouce
encore, pour s'éteindre comme un feu et s'anéantir.
Il n'y a pas nouvelle qu'ils prient leur ennemi, lui
demandent pardon ni ne se confessent vaincus : on n'a jamais vu un lion
s'asservir à un autre lion ni un cheval à un autre cheval, faute de coeur,
comme le fait un homme à un autre homme, se contentant facilement de: vivre
dans la servitude, proche parente de la couardise.
Quant aux animaux que les hommes surprennent par des
pièges et des engins inventés et subtils, ils rejettent, s'ils ont atteint
l'âge parfait, toute nourriture et endurent la soif jusqu'à cette extrémité,
d'aimer mieux se donner la mort plutôt que de vivre en servitude. A leurs
petits, par contre, pris dans le bas âge, encore tendres et faciles à plier et
mener comme on veut, les hommes donnent des friandises trompeuses qui les
ensorcellent quand ils ont goûté de ces voluptés-là ainsi que de la vie
facile et contre nature, et avec le temps, ces animaux s'amollissent et deviennent
imbéciles. Cet abâtardissement que les hommes appellent apprivoisement n'est
autre chose qu'un efféminement de leur courage et de leur générosité naturelle.
On voit par là que la nature des animaux est d'être
vaillants et hardis; qu'au contraire, la hardiesse et i franchise de parler
sont contre nature chez les homme Tu pourras le connaître et le comprendre,
Ulysse, par cet argument : chez les animaux, la nature pèse autant d'un côté
que de l'autre, pour ce qui est du courage et de la hardiesse; la femelle ne le
cède pas au mâle pour ce qui est de recouvrer des vivres, ou de combattre pour
la défense de ses petits. Tu as certainement entendu parler de la truie de
Cromnyon, qui donna tant de souci à Thésée, et de la sphinge qui tenait en
sujétion tout le pays aux alentours de la roche de Phicius. Son astuce et sa
finesse à bien savoir ourdir des questions ambiguës et des demandes obscures ne
lui auraient pas été de grande ressource, si elle n'avait eu plus de force et
plus de hardiesse que tous les Cadméens. Aux environs de ce pays-là, il y avait
la renarde de Telmesse, bête d'une grande subtilité, et pas bien loin non plus,
la dragonne qui combattit en tête à tête contre Apollon pour la suprématie de
l'oracle de Delphes.
Votre roi Agamemnon ne prit-il
pas la jument Ethé, appartenant à un habitant Sicyonien, pour le dispenser
d'aller à la guerre ? Préférer une jument courageuse à un homme couard fut, à
mon avis, un acte fort sage. N'as-tu pas vu toi-même, plusieurs fois, des
lionnes et des léopards femelles qui ne le cèdent en rien en force et en
courage aux mâles, non comme ta femme Pénélope, qui demeure auprès du feu
pendant que tu es hors de chez toi, à la guerre, sans avoir le coeur de faire
au moins autant de défense que les hirondelles qui se défendent, elles et leur
maison. Et pourtant, Pénélope est Laconienne : que dirait-on alors des
Cariennes et des Méronniennes ? Ne peut-on déduire de là que la prouesse n'est
point par nature dans l'homme ? Si elle lui était naturelle, les femmes
auraient aussi quelque part de hardiesse. J'en conclus que vous exercez une
vaillance qui n'est ni volontaire ni naïve, ni naturelle, mais qui n'a lieu que
sous la contrainte des lois, se farde et s'accoutre de belles paroles,
s'assujettit à je ne sais quelles opinions, à je ne sais quelles moeurs et'
répréhensions et ne part pas du coeur, mais vient de dehors; et vous affrontez
des périls et des travaux, none parce que vous les méprisez ou que vous ayez en
vote, assurance ni hardiesse, mais par crainte d'autres, que, vous estimez plus
grands.
Ni plus ni moins qu'entre tes serviteurs, le premier qui
se lève et va à la besogne saisit la plus légère rates à voguer, non parce
qu'il la méprise, mais parce qu'il fuit la plus pesante, de même, celui qui
endure un coup; de bâton de peur de recevoir un coup d'épée, ou se met en
défense contre un ennemi, de peur d'être attaqué plus violemment ou d'être tué
: on ne peut dire qu'il est hardi, mais couard. Ainsi, en vous, la vaillante
est une couardise sage, la hardiesse une crainte accompagnée de la science d'éviter
un danger par un autre.
Bref, si vous vous estimez plus hardis et plus vaillants
que les animaux, pourquoi vos poètes appellent-ils ceux qui combattent
vaillamment contre leurs ennemis, coeurs de lion, loups acharnés, ou disent
qu'ils ressemblent à des sangliers en furie ? Et pourtant pense-y, ce n'est
qu'une façon de parler par comparaison excessive, comme d'appeler ceux qui
sont rapides pieds de vent, ou les hommes beaux, faces d'ange. comparent par
excès les bons combattants à ceux qui sont plus excellents que les hommes et la
raison en est que la colère est comme la trempe et le fil de vaillance, et que
les animaux l'emploient toute pure et simple au combat, là où, chez vous, elle
est toujours comme l'eau au vin, quelque peu mêlée du discours la raison, elle
s'évanouit au plus fort du danger et fait défaut à l'occasion. Certains parmi
vous sont d'opinion qu'on ne doit jamais user de courroux dans le combat mais
repousser la colère et se servir d'une raison sobre et rassise, quand il est
question d'assurer son salut mais s'il est besoin de forcer l'ennemi et de le
défaire, ils parlent avec lâcheté.
Car à quoi bon reprendre la
nature, parce qu'elle ne vous a point attaché d'aiguillon au corps ni donné de
dents propres à vous venger, ni d'ongles et de serres crochues, si vous lui ôtez
jusqu'à l'âme et lui regainez son arme naturelle, que la nature lui a donnée ?
Ulysse : Comme tu as été un grand
orateur, je le vois à présent, Gryllus ! Voilà que tu l'es encore maintenant,
avec ton groin de pourceau, argumentant et disputant si vaillamment du sujet
proposé : mais que n'as-tu aussi poursuivi sur la tempérance ?
Gryllus : Parce que j'estimais que tu
voulais d'abord réfuter ce que j'avais dit. Mais je vois que tu désires
m'entendre parler sur la tempérance, d'autant que tu es malcontent d'avoir une
femme très chaste, et que tu penses avoir montré une grande preuve de chasteté
et de continence en méprisant l'amour de Circé. Mais tu n'as rien de plus
parfait sur ce point de la continence qu'un seul des animaux, car ils n'ont pas
l'appétit de se joindre à une espèce plus excellente que la leur, mais prennent
leur plaisir et font leurs amours avec ceux de leur propre espèce. Et pourtant,
n'est-il pas merveilleux de voir le bouc de Mendès en Egypte, enfermé avec
plusieurs belles femmes, n'avoir pas le désir de s'unir à elles, mais devenir
fou de chaleur pour les chèvres. Toi, tu prends plaisir à ton amour ordinaire
et ne veux, étant un homme, coucher avec une déesse.
Quant à la chasteté et à la
continence de Pénélope, mille corneilles pourraient se moquer d'elle avec leurs
croassements et montrer qu'il n'y a pas lieu d'en faire conte : quand leur mâle
vieillit et meurt, chacune d'elles demeure seule sans s'apparier, non pour quelque
temps mais pour neuf âges d'hommes. Si bien qu'il s'en faut de neuf fois que ta
belle Pénélope ne mérite autant d'honneur pour sa continence que la moindre
corneille au monde.
Tu me dis grand orateur ? Je veux
observer un ordre scientifique dans mon discours. Je suppose d'abord la
définition de la tempérance et diviserai les désirs par espèces.
La tempérance est donc un
retranchement et un règlement des désirs, soit, un retranchement des étrangers
et des superflus, c'est-à-dire non nécessaires, et un règlement qui, par choix
du temps et des moyens, régit ceux qui sont naturels et nécessaires. Car on
voit beaucoup de différences entre les désirs : le boire est naturel et
nécessaire; quant à celui de l'amour, où la nature met un commencement, on peut
bien vivre en s'en passant, aussi doit-on l'appeler naturel, mais non nécessaire.
D'autres genres de désirs ne sont
ni naturels ni nécessaires, mais nous sont coulés de dehors par ignorance du
bien et par des opinions vaines. Ils sont en si grand nombre qu'ils chassent
presque tous ceux qui sont naturels, ni plus ni moins que des étrangers qui en
grand nombre en une cité en pourraient chasser les habitants naturels. Les
animaux ne donnent pas ainsi entrée ni communication en leur âme aux affections
étrangères. Leur vie et leurs actions sont aussi éloignées de toute vanité, de
toute gloire et de toute opinion que de la mer. Il est vrai qu'ils ne se
tiennent pas si proprement ni si curieusement que les hommes; mais ils
observent beaucoup plus rigoureusement la tempérance et sont mieux réglés dans
leurs désirs, plus restreints, moins vagabonds et nomades.
Il fut jadis un
temps où je n'étais pas moins épris et étourdi par le désir de posséder de l'or
que toi maintenant; j'estimais qu'il n'y avait pas possession au monde qui lui
fût comparable. J'étais épris de l'argent et de l'ivoire, et tout possesseur me
semblait être le plus heureux et le mieux placé dans la grâce des dieux, qu'il
fût Phrygien ou Carien, plus vil que Dolon ou plus infortuné que Priam. J'étais
attaché, suspendu à ces désirs, et ne recevais plaisir ni contentement de nul
autre bien, dont j'étais assez suffisamment pourvu. Tout était comme si j'étais
nécessiteux et indigent vis-à-vis des autres, qui sont les plus grands : je me
souviens t'avoir une fois vu en Crète vêtu magnifiquement d'une belle robe :
mais je ne souhaitais ni ta prudence, ni ta vertu, mais ta robe pour sa beauté,
la finesse de son tissu et la délicatesse de sa broderie. Ton manteau
d'écarlate était si proprement plissé que j'étais ébloui et ravi par sa beauté.
Sa boucle d'or avait je ne sais quoi de singulier. Elle était, je crois, le
travail d'un excellent sculpteur qui avait pris plaisir à la graver.
J'allais alors vers toi pour le
voir, aussi enchanté qu'une femme amoureuse. Maintenant, je suis délivré de
toutes ces vaines opinions, mon cerveau en est purgé, et je passe par-dessus
l'or et l'argent sans en faire plus de cas que d'autres pierres. Vos draps
brodés, vos tapisseries ? Je les estime si peu que j'aimerais mieux une fange
profonde et molle où me vautrer à mon aise, pour dormir quand je suis saoul. Il
n'y a pas place en nos âmes pour un seul de ces désirs, de ces fausses voluptés
et appétits extraordinaires venus du dehors et la majeure partie de notre vie
est comblée par les désirs et voluptés nécessaires. Quant à ceux qui sont
naturels et non nécessaires, nous n'en usons ni désordonnément ni insatiablement. (135)
|
Que les bêtes ont l'usage de la raison
(tr. Ricard, 1844)
[1] Ulysse:
Oui, Circé, il me semble maintenant que je comprends bien ce que vous venez de
m'apprendre et que je ne l'oublierai point. Mais je voudrais savoir de vous, si
parmi ceux que d'hommes vous avez changés en loups et en lions vous avez
quelques Grecs.
Circé: J'en
ai un grand nombre, ô mon Ulysse adoré. Mais pourquoi cette question?
Ulysse:
Parce que je crois, à ne vous rien cacher, que j'acquerrais des titres bien
honorables à l'admiration de la Grèce, titres que je recevrai de vos mains, si,
grâce à votre bienveillance, je rendais à mes compagnons la forme humaine, et si
je ne les laissais pas avec indifférence vieillir contre nature dans des corps
d'animaux, condition si déplorable et si humiliante.
Circé: Voilà
un homme qui dans sa folie veut rendre non seulement ses compagnons, mais ceux
qui lui sont étrangers, victimes de son désir de la gloire !
Ulysse:
C'est une autre sorte de breuvage destiné à troubler ma raison, que vous me
préparez en parlant ainsi. Oui, Circé, de moi vous ferez complètement une bête,
si vous parvenez à me persuader que ce soit un malheur de redevenir homme, de
bête qu'on était.
Circé: Eh
quoi! Ne vous êtes vous pas montré cent fois plus absurde en ce qui vous regarde
vous-même? Vous renoncez à passer avec moi une vie qui pourrait être immortelle
et exempte de vieillesse, pour aller retrouver une femme mortelle, et,
permettez-moi de le dire, une créature maintenant décrépite. Vous avez hâte
d'affronter derechef des maux sans nombre, espérant que cette constance vous
rendra plus célèbre et plus renommé encore que vous ne l'êtes aujourd'hui. Au
lieu de la réalité vous courez après un bonheur imaginaire, vous poursuivez un
fantôme.
Ulysse:
Admettons, Circé, qu'il en soit comme vous dites. A quoi bon nous quereller sans
cesse sur le même sujet? Accordez-moi plutôt la délivrance de ces malheureux :
ce sera pour moi une véritable faveur.
Circé: La
chose n'est pas si simple, par Hécate : attendu que ce sont des personnages de
condition. Mais demandez leur d'abord s'ils y consentent. En cas de refus vous
aurez recours, mon cher, à la dialectique pour les persuader. Si vous n'y
parvenez pas, et qu'ils soient les plus forts dans la discussion, ce sera bien
assez d'avoir rendu et vous-même et vos amis victimes de votre imprudente
détermination.
Ulysse:
Pourquoi vous moquer de moi, bienheureuse déesse? Comment pourront-ils me
répondre ou me comprendre, tant qu'ils resteront ânes, pourceaux et lions?
Circé:
Tranquillisez-vous, ô le plus ambitieux des hommes. Je vous les présenterai
capables de vous comprendre et de discourir avec vous. Ou plutôt, il suffira
qu'un seul vous entende et vous réponde au nom de tous ses camarades. Tenez,
discutez avec celui-ci.
Ulysse: Et
de quel nom, Circé, l'appellerons-nous? Quel était-il parmi les hommes?
Circé:
Qu'importe cela pour votre discussion? Du reste, appelez-le, si cela vous plaît,
Gryllus. Quant à moi, je vous céderai la place, afin qu'il ne se croie pas
obligé de parler contre ses opinions pour me faire la cour.
[2]Gryllus:
Bonjour, Ulysse.
Ulysse: Par
Jupiter, bonjour aussi, Gryllus.
Gryllus:
Quelles questions veux-tu m'adresser?
Ulysse: Vous
êtes nés hommes, je le sais. Je vous plains tous de la condition où vous voilà
réduits; mais il est bien naturel que ma compassion s'augmente, quand ce sont
des Grecs que frappe une telle affliction. Aussi viens-je d'adresser mes
supplications à Circé, afin qu'elle délivre celui de vous qui le désirera, et
que, le rétablissant dans sa forme première, elle le renvoie au milieu de nous.
Gryllus:
Halte-là, Ulysse ! N'ajoute pas un mot de plus. Apprends que tu nous inspires à
tous un profond mépris. C'est bien la peine, en vérité, d'avoir le renom
d'habile homme, et de passer pour doué d'une prudence à nulle autre pareille!
Quoi! Tu as eu peur d'échanger une condition pire contre une meilleure! Tu n'y
as pas réfléchi. Comme les enfants redoutent les potions médicinales, et
reculent devant le malaise passager qui, de malades et d'irréfléchis qu'ils
sont, les rendra mieux portants et plus sensés; de même tu as repoussé
l'occasion qui t'était offerte de devenir autre. A l'heure qu'il est tu trembles
et redoutes en secret que Circé, avec qui tu vis, ne fasse de toi, sans que tu
t'en doutes, un sanglier ou un loup. Tu voudrais, quand nous vivons au sein de
l'abondance et de la félicité, nous déterminer à quitter et de tels biens et
celle qui nous les procure, pour nous embarquer avec toi, pour redevenir hommes,
c'est-à-dire, créatures misérables entre toutes !
Ulysse: Je
vois, Gryllus, que ce n'est pas ton corps seulement, mais encore ton
intelligence qui a été dénaturée par ce fatal breuvage, et qu'il t'a rempli
d'idées tout à fait déraisonnables et dépravées. Ou bien, il faut qu'un certain
charme d'habitude t'ait ensorcelé en faveur du corps qui est aujourd'hui le
tien.
Gryllus: Ni
l'un, ni l'autre, ô roi des Céphalléniens. Et si tu aimes mieux procéder par des
raisonnements que par des injures, nous t'aurons prouvé bientôt, forts de notre
expérience des deux conditions, que nous sommes sages en préférant celle-ci à
l'autre.
Ulysse: En vérité, je suis impatient de t'entendre.
[3]Gryllus:
Autant que moi je le suis de m'expliquer. Je dois commencer d'abord par les
vertus dont je vois que vous êtes si fiers. Vous croyez l'emporter de beaucoup
sur les animaux par la justice, par la prudence, par la bravoure et par les
autres vertus. Or, réponds-moi, le plus éclairé des humains. J'ai entendu ce que
tu contais à Circé de la terre habitée par les Cyclopes : terre, où sans qu'on
la cultive le moins du monde, sans que personne y plante rien, la nature est
d'une bonté et d'une générosité incroyable, produisant d'elle-même toutes sortes
de fruits. Eh bien, dis: préfères-tu cette terre-là à ton Ithaque, vrai pays de
chèvres, sol montueux, qui à grand'peine, au prix de travaux nombreux et de
fatigues excessives, ne rend à ceux qui le cultivent que des productions
insignifiantes, chétives et sans valeur? Et ne va pas, te formalisant de mes
paroles, me répondre contrairement à ta pensée, par amour de ta patrie.
Ulysse: Je
n'ai pas besoin de mentir. J'aime, je chéris ma patrie et mon sol natal
par-dessus tout, en même temps que je loue et que j'admire cette autre contrée.
Gryllus:
Ainsi donc, nous constaterons ce premier point : à savoir que l'homme le plus
sensé de tous croit devoir accorder ses louanges et son admiration à certaines
choses, et sa préférence, son affection à d'autres. Je suppose que tu répondras
dans un sens analogue, si je te parle de l'âme. Car il en est de même pour elle
que pour un sol : la meilleure est celle qui sans travail produit la vertu comme
un fruit naturel.
Ulysse: C'est un point que je t'accorde aussi.
Gryllus: Te
voilà donc amené à convenir que l'âme des bêtes est mieux organisée
naturellement pour que la vertu y naisse et s'y perfectionne. Sans nulle
prescription, sans nul enseignement, comme une terre qu'on n'a ni semée ni
labourée, leur âme porte et développe naturellement la vertu qui leur convient.
Ulysse: Et quelle vertu, seigneur Gryllus, accordez-vous donc aux bêtes?
[4]Gryllus:
Dis plutôt, quelle vertu ne leur accordé-je pas, à un degré bien autrement plus
remarquable qu'au plus sage d'entre les hommes. Examine d'abord, si tu le veux,
la question du courage. Tu es particulièrement fier du tien, et tu n'as garde de
laisser ignorer qu'on t'appelle le hardi, le ravageur de villes. Misérable que
tu es ! Employant la ruse et tous les artifices possibles contre des hommes qui
ne connaissent qu'une manière franche et généreuse de faire la guerre, contre
des hommes étrangers à la tromperie et aux mensonges, tu déguises ta fourberie
sous le nom de la vertu la plus incompatible avec la fourberie.
Vois les combats
des animaux entre eux et leurs combats contre vous. Comme tout s'y passe sans
ruse et sans artifice! C'est au grand jour, c'est à nu, qu'ils déploient leur
audace, et c'est bien leur force véritable qu'ils mettent au service de leur
vengeance. Ils n'ont pas besoin qu'une loi les appelle sous les drapeaux, qu'on
leur fasse craindre l'appellation injurieuse de déserteurs. Une fierté naturelle
leur inspire l'horreur de la domination. Jusqu'à la dernière extrémité ils
résistent pour conserver leur indépendance. Ils ne cèdent pas pour avoir été
vaincus ; ils ne perdent jamais courage, et ils meurent au milieu des combats.
Chez plusieurs, au moment où ils vont expirer, la force avec la fierté se retire
et se concentre dans une petite partie de leur corps, et lutte contre l'ennemi
qui va leur donner le trépas. C'est cette partie d'eux-mêmes qui bondit, qui
s'indigne : jusqu'à ce que, comme du feu, elle soit complétement éteinte et
anéantie. Jamais ils n'ont recours aux prières, à des supplications, avec le
dessein d'apitoyer leur adversaire. Jamais ils n'avouent leur défaite. Un lion
ne se résigne pas à devenir, par un effet de sa lâcheté, l'esclave d'un lion, ni
un cheval, d'un cheval. Un homme, au contraire, se reconnaît esclave d'un autre,
et accepte de gaieté de coeur avec l'esclavage le titre de lâche dont ce nom est
synonyme. Tous les animaux qu'à force de piéges et d'artifices l'homme tient
sous sa puissance n'ont pas plus tôt acquis la plénitude de leurs forces que,
repoussant la nourriture qu'il leur offre, et résistant à la soif, ils se
donnent eux-mêmes la mort parce qu'ils la préfèrent à la servitude. Pour ce qui
est de leurs petits, soit oiseaux, soit quadrupèdes, que leur âge rend aisés à
conduire et débonnaires, c'est en leur prodiguant mille séductions trompeuses,
mille douceurs perfides que l'homme les ensorcelle, jusqu'à ce qu'à force de
leur faire goûter des plaisirs et un régime contraire à leur nature, il leur
enlève à la longue toute leur énergie. Alors seulement ils consentent et se
résignent à devenir ce qu'on appelle apprivoisés, autrement dit, dépouillés de
toute leur fierté native. Est-il une preuve plus évidente, que les bêtes sont
très heureusement douées sous le rapport du courage?
Au contraire, les hommes
n'ont de l'assurance qu'en forçant leur nature. Je vais l'établir, mon très cher
Ulysse, par un argument qui te convaincra. Chez les animaux, il y a équilibre
parfait dans la vigueur des deux sexes. La femelle ne le cède en rien au mâle,
soit pour supporter les fatigues indispensables, soit pour défendre sa progéniture. A coup sûr tu as entendu parler d'une certaine laie de Cromnyon,
qui, toute laie qu'elle était, donna beaucoup de mal à Thésée. Le sphinx, ce
fameux monstre femelle qui s'était installé sur le mont Phicius, n'aurait tiré
aucun parti de son habileté à compliquer des énigmes et des questions
embarrassantes, si sa force et son courage n'avaient pas déjà fait trembler
devant lui les habitants de la cité de Cadmus. C'est encore dans ce même pays,
que parurent, dit-on, la renarde de Telmesse , qui exerça tant de dégâts, et,
dans son voisinage, la dragonne qui à Delphes se mesura en combat singulier avec
Apollon, au sujet de l'oracle. Ne sait-on pas que la jument Étha fut acceptée
par votre roi d'un Sicyonien qui achetait ainsi le droit de ne pas partir à la
guerre. C'était un excellent calcul, que de préférer à un homme lâche une noble
et généreuse bête. Toi-même, qui souvent as vu des panthères et des lionnes, tu
as été à même de reconnaître que ces femelles ne cèdent en rien à leurs mâles
sous le rapport du courage et de la vigueur. Compare leur ta femme qui, pendant
que tu fais la guerre, reste tranquillement assise chez elle à son foyer, sans
oser même, ce qùe font les hirondelles, résister à ceux qui veulent s'emparer de
sa personne et de son logis. Pourtant c'est une Lacédémonienne. Te citerai-je
encore les Cariennes ou les Méoniennes? Ce que j'ai dit prouve à l'évidence que
la bravoure n'est pas une qualité naturelle de l'espèce humaine; car les femmes
auraient aussi leur part de vigueur. Si bien que c'est par la contrainte des
lois, sans spontanéité, sans initiative, que vous pratiquez la bravoure. Vous
vous rendez esclaves, en cela, des usages, du blâme, de l'opinion des étrangers,
et cette vaillance est toute de convention. Si vous affrontez les fatigues et
les dangers, ce n'est pas le courage qui vous y excite, c'est la crainte
d'autres fatigues, d'autres dangers plus considérables. Ainsi donc, de même que
parmi tes compagnons celui qui a su gagner de vitesse sur les autres, prend la
rame la plus légère à manoeuvrer, non parce qu'il en fait peu de cas, mais parce
qu'il en redoute et en fuit une plus lourde; de même, l'homme qui endure des
coups afin de ne pas recevoir de blessures, et qui se défend contre un ennemi
plutôt que de subir des mauvais traitements ou la mort, est moins brave contre
le danger qu'il n'est timide en face de cette autre perspective. C'est ainsi que
j'ai reconnu dans votre courage à tous une lâcheté prudente, et dans votre
hardiesse une frayeur habile à éviter un mal par un autre.
Du reste, pour parler
d'une manière générale, si vous croyez en fait de bravoure valoir mieux que les
bêtes, pourquoi vos poètes, quand ils parlent des hommes qui combattent le plus
vigoureusement contre les ennemis, les appellent-ils « des mortels au coeur de
lion », des « mortels comparables au sanglier pour leur vigueur »? Pas un d'eux,
ne s'avise de dire d'un lion, qu'il a le coeur d'un homme, d'un sanglier, qu'il
vaut un homme pour la vigueur. Mais, si je raisonne bien, de même que pour
qualifier ceux qui sont légers, les poètes donnent aux pieds des coureurs la
rapidité du vent, que par une hyperbole d'image ils appellent « semblables aux
dieux » ceux qui sont beaux; de même, ils font des rapprochements entre les
mortels les plus vaillants au combat et les créatures les plus valeureuses par
leur nature. Quelle est la raison de cette supériorité? C'est que le courage est
en quelque sorte ce qui donne la fermeté et la trempe aux âmes. Or c'est avec
leur âme, simplement et purement, que les bêtes affrontent les combats, tandis
que vous autres vous y mêlez le raisonnement, comme on mêle de l'eau avec du
vin. Voilà pourquoi votre âme fléchit en face du danger et vient à défaillir
dans un moment critique. Quelques-uns d'entre vous vont jusqu'à dire qu'il ne
faut en aucune façon déployer de l'ardeur dans les combats, qu'il faut supprimer
ces transports généreux pour faire usage d'une raison bien calme. Voilà qui est
le mieux du monde au point de vue de la conservation et de la santé personnelle,
mais au point de vue de l'énergie et de la vigueur c'est une théorie honteuse.
N'y a-t-il pas inconséquence flagrante ! Vous accusez la nature de ce qu'elle
n'a point armé vos corps d'aiguillons, de ce qu'elle ne vous a pas donné des
dents en forme de défenses, des serres recourbées, et, d'autre part, votre
armure naturelle qui est votre âme, vous l'annulez, vous en arrêtez l'essor.
[5] Ulysse:
Oh ! oh ! maître Gryllus ! te voilà, ce semble, devenu un rhéteur consommé! Ta
bauge est une chaire d'où tu pérores avec toute l'ardeur imaginable pour
soutenir cette nouvelle thèse. Et pourquoi n'as-tu pas, sans t'interrompre,
discouru sur la tempérance?
Gryllus:
C'est que je croyais que tu allais réfuter d'abord ce que je viens de dire. Mais
non : tu es pressé de de m'entendre parler de la tempérance, attendu que tu
possèdes une femme qui est un modèle de chasteté, et parce que tu penses avoir
donné, pour ce qui te regarde, une preuve de tempérance en refusant les faveurs
amoureuses de Circé. Mais rien de tout cela n'établit que tu l'emportes sur les
animaux en matière de continence. Eux, non plus, ne désirent pas s'unir à des
êtres d'une nature supérieure à eux. Ils s'en tiennent aux plaisirs et aux
amours qu'ils peuvent goûter avec ceux de leur espèce. Il n'y a donc pas lieu
d'être frappé d'admiration si, comme en Égypte ce bouc de Mendès qui, renfermé
avec un grand nombre de femmes des plus belles, n'éprouve aucun désir et se sent
bien plus d'ardeur pour ses chèvres, si, dis-je, toi aussi, tu préfères les
jouissances amoureuses que tu connais, et si tu te soucies peu, étant homme, de
coucher avec une déesse. Quant à la chasteté de Pénélope, mille corneilles s'en
vont protester par leurs croassements et prouver que c'est une dérision. Oui,
les corneilles ont droit de la mépriser. Toutes les corneilles, sans en excepter
une seule, se condamnent au veuvage aussitôt qu'elles perdent leur mâle, et
cela, non pas pour quelques mois, mais durant neuf générations d'hommes. Ta
belle Pénélope est donc dépassée neuf fois en sagesse par la première corneille
que tu voudras.
[6] Mais
puisque mon talent de rhéteur ne t'a pas échappé, permets que je fasse usage des
divisions oratoires, et qu'après avoir donné la définition de la tempérance, je
passe en revue les différentes espèces de désirs. La tempérance consiste à
borner ses désirs, à les régler, en supprimant ceux qui sont étrangers et
superflus pour ne garder que les nécessaires et y mettre de l'opportunité et de
la modération. Or, dans les désirs même tu remarques sans doute des différences
innombrables. Ainsi, par exemple, le désir du manger, celui du boire, outre
qu'ils offrent une jouissance naturelle, sont encore des besoins. Au contraire,
les désirs amoureux, bien qu'ils aient leur principe dans la nature, sont tels
que l'on peut fort bien vivre en se les interdisant; aussi les appelle-t-on
naturels, mais non pas nécessaires. Il en est d'autres qui ne sont ni
nécessaires, ni naturels, et que vous imposent du dehors des opinions fausses,
résultat d'un jugement erroné. Ces désirs de convention deviennent tellement
nombreux qu'ils étouffent presque entièrement les naturels. C'est comme une
faction étrangère qui, au sein d'une cité, veut faire la loi aux vrais citoyens.
Les animaux n'ont pas une âme qui se laisse dominer et envahir par ces passions
étrangères. Leur manière de vivre les tient éloignés de toute fausse opinion,
comme d'une mer dangereuse, et ils ne songent pas le moins du monde à la
sensualité et au superflu. Aussi observent-ils constamment les lois de la
tempérance et la modération dans leurs désirs, aussi restreints que naturels.
Moi qui te parle, j'étais jadis, comme tu l'es aujourd'hui, dominé par la soif
de l'or. Il n'y avait pas de possession qui me semblât digne d'être mise en
parallèle avec l'or. L'argent et l'ivoire m'exaltaient aussi. Celui qui
accumulait ces objets en plus grande quantité était à mes yeux un être
privilégié et chéri du ciel, eût-il été Phrygien ou Carien, eût-il été plus
lâche que Delon, plus éprouvé par l'infortune que Priam. Dans cet état, mes
désirs me tenaient toujours en haleine. Je ne recueillais aucun charme, aucune
joie de mes autres biens, quoiqu'ils fussent nombreux et suffisants. Je
maudissais mon existence. Je me regardais comme privé et déshérité des avantages
les plus grands, comme abandonné des dieux. Je me rappelle, à ce propos, qu'un
jour en Crète je te vis revêtu, pour je ne sais quelle solennité, d'un superbe
manteau. Ce n'était ni ta prudence que j'enviais, ni ta valeur, mais bien cette
étoffe si merveilleusement travaillée et d'un tissu si délicat, ce manteau du
pourpre si moelleux et si éclatant. Voilà ce qui excitait ma convoitise, ce qui
me mettait hors de moi. Il y avait aussi certaine agrafe en or, espèce de joujou
ciselé avec une perfection merveilleuse. Je m'attachais à tes pas; j'étais sous
le charme, comme le sont les femmes. Maintenant je suis débarrassé, je suis
purgé de ces fausses admirations. L'or et l'argent sont pour moi comme les
autres pierres. Je passe à côté sans y prendre garde. Tes tuniques et tes tapis
ne me seraient pas, je te le jure, plus agréables pour dormir, quand j'ai la
panse pleine, qu'un bourbier bien profond et bien moelleux. C'est ainsi
qu'aucune de toutes ces convoitises factices n'élit domicile au sein de nos
âmes. Mais les désirs et les voluptés nécessaires abondent dans notre existence.
Ce ne sont même plus des nécessités : ce sont des jouissances naturelles, que
nous goûtons sans avidité et sans désordre.
[7] Et
d'abord, passons en revue ces sensualités physiques. Le plaisir particulier que
cause à notre odorat l'émanation des bonnes odeurs n'est pas seulement une
satisfaction simple et peu coûteuse; il contribue encore de la façon la plus
utile à guider notre discernement pour notre nourriture. On dit, et rien n'est
plus vrai, que la langue fait reconnaître les saveurs douces, les fortes et les
amères, quand les différents sucs, mêlés et confondus ensemble, sont appréciés
par le sens du goût. Mais, avant même que le palais fasse son office, notre
odorat juge de la valeur des différents sucs; et il n'y a pas de dégustateurs
royaux qui sachent prononcer avec une exactitude égale à la nôtre. Notre odorat
nous indique ce qui nous est bon, ce que nous pouvons manger; il repousse ce qui
nous est contraire; il ne permet pas que nous y touchions, que nous en blessions
notre palais. Il nous en signale, il nous en dénonce le danger avant que ce
danger nous soit préjudiciable. Pour le reste, ce sens ne nous cause pas, comme
à vous, des préoccupations fatigantes : nous n'avons pas besoin de parfums tels
que ceux que vous composez avec le cinnamome et le nard, avec certaines
feuilles, avec certains roseaux de l'Arabie. C'est là pour vous une occasion de
faire des teintures, de préparer des drogues, et vous appelez cela faire de la
parfumerie. Vous êtes obligés de combiner ainsi une foule de substances que vous
vous incorporez : ce qui est une sensualité indigne d'hommes et faite pour de
petites maîtresses seulement. Vous y dépensez beaucoup d'argent, pour n'en
retirer aucun profit. Et pourtant, tel qu'il est, ce besoin factice a si fort
corrompu, non seulement toutes les femmes, mais encore la majorité des hommes,
que vous ne consentez pas à coucher avec vos moitiés si elles ne se rapprochent
de vous exhalant les parfums et saupoudrées d'aromates. Au contraire le sanglier
n'est attiré vers la laie, le bouc, vers la chèvre, chaque autre mâle, vers sa
femelle, que par la fraîche odeur de rosée et d'herbe des champs qu'exhale cette
moitié de lui-même. C'est une tendresse commune qui préside à leur
rapprochement, sans que les femelles, par une coquetterie raffinée, provoquent
les désirs à force de ruses, de séductions et de refus, sans que les mâles, dans
leurs transports impudiques, poursuivent à prix d'argent et par de fatigantes
assiduités le droit de se reproduire. Parmi nous l'amour est sans artifices. Il
est opportun; il ne se vend point; il se produit à une saison fixe de l'année,
comme le mouvement de la végétation. Allumé à la fois dans les veines de tous
les animaux, c'est un désir qui ne tarde pas à s'éteindre. Dès que la femelle a
conçu elle n'accepte plus les recherches du mâle, et celui-ci n'essaye pas de
les continuer. Tant il est vrai que chez nous la volupté est peu de chose et
qu'à nos yeux elle est à peu près sans force et sans valeur! Tout est pour la
nature. Aussi l'amour des mâles avec les mâles, des femelles avec les femelles,
est-il un goût qui ne s'est pas, jusqu'ici du moins, produit parmi les animaux.
Chez vous cette odieuse passion égare les personnages les plus graves et les
plus courageux. Sans parler des hommes de rien, Agamemnon parcourut la Béotie en
poursuivant comme un chasseur Argynnus qui le fuyait. Il accusait faussement et
la mer et les aquilons, puis enfin il se plongeait bravement, le bel amoureux,
dans les eaux du lac Copaïs pour y éteindre l'ardeur de son désir et s'y
débarrasser de sa flamme. Hercule, pareillement, occupé à courir après un de ses
compagnons encore imberbe, abandonna les plus braves de son équipage et fit
manquer le but de l'expédition. Sur le frontispice du temple d'Apollon Ptoüs,
quelqu'un de vous traça furtivement cette inscription : « ô bel Achille! » bien
qu'Achille eût déjà un fils; et j'ai entendu dire que cette inscription subsiste
encore. Si un coq n'ayant pas de poules auprès de lui vient à saillir un autre
coq, il est brûlé tout vif, et un devin, un interprète des prodiges ne manque
pas de déclarer que c'est un fait grave, un présage terrible. Tant il est vrai
que les hommes eux-mêmes s'accordent à reconnaître que la modération convient
mieux aux bêtes, et que celles-ci dans leurs désirs ne font pas violence à la
nature ! Chez vous l'intempérance n'est pas réprimée par le secours des lois, et
la nature est impuissante à la contenir dans de justes limites. C'est un torrent
qui se précipite. La consommation de vos désirs amoureux donne bien souvent
naissance à des monstruosités qui déshonorent la nature, qui bouleversent et
confondent ses lois. Des hommes ont cherché à s'accoupler avec des chèvres, avec
des truies, avec des juments, des femmes se sont passionnées pour des animaux
mâles; et de ces mariages naissent parmi vous les Minotaures, les Egypans, et
aussi, je pense, les Sphinx et les Centaures. Sans doute, pressé par la faim un
chien a quelquefois mangé de l'homme, un oiseau en a aussi goûté quelquefois;
mais jamais une bête n'a tenté de s'accoupler à une créature humaine, tandis que
pour satisfaire cette sensualité et bien d'autres les hommes abusent des bêtes
par la violence et au mépris de toutes les lois.
[8] Que si
les hommes montrent tant de bassesse et d'intempérance dans les plaisirs dont je
viens de parler, on reconnaît encore bien davantage, quand il s'agit des
besoins, comme ils sont loin des bêtes pour la modération. Je parle ici des
besoins du manger et du boire. Nous autres nous n'y goûtons quelque plaisir
qu'en y trouvant de l'utilité. Mais vous, c'est la sensualité que vous
poursuivez, plutôt qu'une réfection naturelle; (et, du reste, de nombreuses et
longues maladies vous en punissent. Ces maladies nées d'une même source, qui est
la réplétion, vous remplissent de flatuosités de toute espèce dont vous avez
grand'peine à vous débarrasser). En premier lieu, à chaque espèce d'animaux est
attribué un aliment spécial : aux uns l'herbe des champs ; aux autres une
certaine racine, un certain fruit. Ceux qui sont carnivores ne se tournent vers
aucune autre espèce de nourriture, et n'enlèvent pas aux plus faibles celle qui
leur est réservée. Le lion laisse la biche, le loup laisse la brebis vivre de ce
que naturellement elles doivent manger. Mais l'homme, dans sa gourmandise, porte
ses désirs sur tout domaine : il essaye, il goûte de tout. Comme s'il n'avait
pas encore reconnu quel aliment lui est propre et particulier, il est, de tous
les êtres, le seul omnivore. D'abord il se nourrit de chair, sans qu'aucune
disette, aucune insuffisance l'y oblige, puisque toujours chaque saison lui
prodigue successivement des plantes et des graines qu'il vendange, qu'il
récolte, qu'il cueille, et puisque jamais le nombre ne lui en fait défaut. Mais,
par sensualité et par dégoût des aliments nécessaires, il en va chercher
d'autres, qui ne lui conviennent point, qui sont impurs, et qu'il se procure en
égorgeant des animaux. L'homme n'est-il pas cent fois plus cruel que les bêtes
]es plus sauvages? Le sang, le carnage, la chair sont pour le milan, pour le
loup ou le dragon, une nourriture appropriée à leurs besoins ; pour l'homme,
c'est un régal. Ensuite, comme il consomme toute espèce de choses, il ne
s'abstient pas, ce que font les bêtes, d'un grand nombre d'aliments. Il ne se
borne pas, comme elles, à déclarer la guerre à une petite quantité d'animaux
pour se procurer ce dont il a besoin. Il n'y a ni volatile, ni poisson, pour
ainsi dire, ni animal de terre, qui échappe au tribut que vous levez pour vos
tables, appelées par vous « tables douces et hospitalières ».
[9] Je veux
bien que ce soient là seulement des accessoires pour relever la fadeur du
manger. Mais pourquoi mettre la barbarie au service de votre sensualité ?
L'intelligence des bêtes n'ouvre carrière à aucun des arts qui sont inutiles et
vains. Ceux qu'elles pratiquent sont le produit de la nécessité, et non d'une
importation étrangère ou d'une science achetée à grands frais. Les animaux ne
s'étudient pas péniblement à ajuster et à coller, d'une façon assez peu solide,
des propositions les unes au bout des autres. C'est en eux-mêmes et suivant les
indications de leur nature, qu'ils obéissent aux raisonnements les plus
réguliers. Nous entendons dire qu'en Égypte tout le monde est médecin. Mais il
n'y a pas un seul animal qui ne possède un fonds naturel de science médicale,
non seulement pour se guérir, mais encore pour régler sa nourriture, pour
mesurer l'emploi de sa force, pour chasser, pour se garantir; enfin, chacun
d'eux a une teinture naturelle des arts libéraux dans la proportion qui lui
convient. De qui, nous autres pourceaux, avons-nous appris à aller, quand nous
sommes malades, chercher des écrevisses à la rivière ? Qui a enseigné aux
tortues à prendre de l'origan quand elles ont mangé de la vipère ? aux chèvres
de Crète, blessées par le chasseur, à courir après le dictame, qui aussitôt
qu'elles en ont goûté fait tomber le trait attaché à leur flanc? Diras-tu, ce
qui est vrai, que leur maître en cela est la nature? Ce sera au principe le plus
excellent et le plus sage que tu feras alors remonter la prudence des bêtes. Que
si vous répugnez à leur appliquer ces mots de raison, de prudence, c'est le cas
d'en chercher un qui soit plus beau et plus honorable, puisque par leurs actes
les bêtes révèlent un pouvoir réellement plus précieux et plus admirable. Elles
ne sont dépourvues ni d'instruction, ni d'éducation ; elles tirent d'elles-mêmes
toutes leurs lumières et n'ont rien à demander à d'autres créatures. Ce n'est
pas faiblesse chez elles : c'est vigueur et perfection d'une nature bien dotée.
Elles envoient promener ces maîtres étrangers, qui ne vendent leurs
connaissances aux autres qu'à beaux deniers comptants Aussi toutes les sciences,
toutes les études auxquelles l'homme se livre pour son luxe ou son amusement,
les bêtes, grâce à leur intelligence, à leur merveilleuse sagacité, et en dépit
de leur conformation physique, les bêtes, dis-je, s'en pénètrent le plus
facilement du monde. Je ne parle pas des petits quadrupèdes qui savent suivre à
la piste, des jeunes poulains qu'on dresse à marcher en cadence, des chiens qui
sautent à travers des cercles tournants. On voit sur nos théâtres des chevaux et
des boeufs qui se couchent, qui dansent, qui s'arrêtent avec une ponctualité
surprenante. Ils exécutent, en faisant preuve d'une merveilleuse exactitude, des
mouvements assez peu faciles pour l'homme, et l'on reconnaît en eux une docilité
singulière à apprendre et à retenir par coeur une foule de choses qui ne sont
pourtant d'aucune utilité. Voudrais-tu mettre en doute que nous soyons de bons
écoliers? Apprends que nous sommes aussi des maîtres. Les perdrix, quand elles
prennent la fuite en avant de leurs petits, les habituent à se cacher derrière
une motte de terre qu'ils dressent devant eux avec leurs pattes et à se
renverser sur le dos. Vois les jeunes cigognes, sur les toits: en présence des
personnages expérimentés de la bande et sous leur direction, elles essayent à
prendre leur vol. Les rossignols donnent à leurs petits des leçons de chant ; et
ceux qui, ayant été pris de trop bonne heure, sont élevés entre les mains des
hommes, gazouillent beaucoup moins bien : on dirait des élèves privés trop tôt
de leur maître. C'est depuis que je suis entré dans cette enveloppe-ci, que je
m'étonne des raisonnements par lesquels les sophistes m'avaient fait croire que
tous les animaux, l'homme excepté, sont dépourvus de sens et de raison.
[10] Ulysse:
Ainsi donc maintenant, Gryllus, tu as changé d'opinion , et tu déclares que la
brebis, que l'âne sont des êtres raisonnables !
Gryllus: Ce
sont précisément ces derniers animaux, mon très cher Ulysse, qui doivent nous
faire conjecturer que la nature des bêtes n'est rien moins qu'étrangère à la
raison et à la sagacité. Car de même qu'un arbre n'est ni plus ni moins animé
qu'un autre, mais que tous sont frappés également d'insensibilité, attendu que
nul d'entre eux ne possède une âme ; de même on ne trouverait pas qu'un animal
eût l'intelligence plus paresseuse et plus indocile qu'un autre, si tous les
animaux n'étaient pas doués de raison et de sagacité, et si les uns en avaient
plus ou moins que les autres. Et fais attention que la stupidité et la torpeur
de certains d'entre eux n'en fait que mieux éclater l'habileté et la finesse de
certains autres: comme quand avec le renard, avec le loup, avec l'abeille, tu
compareras l'âne et la brebis; comme, encore, quand tu établiras un parallèle
entre toi et Polyphème, entre ton aïeul Autolycus et Homère le Corinthien. Car
je ne crois pas qu'il y ait autant de distance entre une bête et une autre que
la raison, l'intelligence et la mémoire en mettent entre deux hommes.
Ulysse:
Fais-y attention, Gryllus : tu vas dire quelque chose de bien étrange et de bien
forcé, si tu laisses la raison à des êtres qui n'ont aucune notion de Dieu.
Gryllus:
Comment, après cela, nier, ô Ulysse, qu'avec toute ta finesse et ton habileté,
tu sois fils de Sisyphe?
|