Platon

 

 

 

Platon,

République, 372a-373e,

tr. Pierre Pachet, Folio essais, 1993.

La cité "saine" est végétarienne

« Examinons donc en premier lieu de quelle façon vivront les hommes qu'on aura ainsi équipés. Est-ce autrement qu'en faisant du pain, du vin, des manteaux, et des chaussures ? Ils se construiront des maisons, l’été ils travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, et l'hiver habillés et chaussés de façon suffisante. Ils se nourriront en préparant de la farine à partir de l’orge, et de la farine fine à partir du blé, cuisant l'une, pétrissant l'autre, disposant de braves galettes et du pain sur du roseau ou sur des feuilles propres ; s'allongeant sur des couches jonchées de smilax et de myrte, ils feront de bons repas, eux-mêmes et leurs enfants, buvant ensuite du vin, la tête couronnée et chantant des hymnes aux dieux ; ils s'uniront agréablement les uns avec les autres, ne faisant pas d'enfants au-delà de ce que permettent leurs ressources, pour se préserver de la pénurie et de la guerre.

Alors Glaucon se saisissant de la parole : - C'est apparemment sans aucun plat cuisiné, dit-il, que tu fais festoyer ces hommes.

- Tu dis vrai, répondis-je. J'avais oublié qu'ils auraient aussi des plats cuisinés ; il est évident qu'ils auront du sel, des olives et du fromage, et qu'ils se feront cuire des oignons et des verdures, le genre de potées qu'on fait a la campagne. Nous trouverons même le moyen de leur servir des friandises faites avec des figues, des pois chiches et des fèves, et ils se feront griller au feu des fruits du myrte et du chêne, tout en buvant modérément. Passant ainsi leur vie en paix et en bonne santé, et décédant sans doute a un grand âge, ils transmettront a leurs descendants une vie semblable a la leur.

Et lui - O Socrate, si c'était une cité de pores que tu constituais, dit-il, les engraisserais-tu d'autre chose ?

- Mais comment faut-il faire, Glaucon ? dis-je.

- Il faut précisément faire ce qui est admis, dit-il. Je crois que des hommes qu'on ne veut pas mettre dans la misère s'assoient sur des lits, dînent à des tables, et ont exactement les mêmes plats cuisinés et friandises qu'ont les hommes d'aujourd'hui.

- Bien, dis-je. Je comprends. Ce n'est pas seulement une cité, apparemment, que nous examinons, pour voir comment elle naît, mais encore une cité dans le luxe. Eh peut-être cela n'est-il pas mauvais : car en examinant une telle cité nous pourrons peut-être distinguer, en ce qui concerne tant la justice que l'injustice, d’où elles naissent un jour dans les cités. Certes, la cité véritable me semble être celle que nous avons décrite, en tant qu'elle est une cité en bonne santé ; mais si vous le voulez, nous considérerons aussi une cité atteinte de fièvre. Rien ne l’empêche. Car bien sûr à certains, à ce qu’il semble, cela ne suffira pas, ni ne suffira non plus ce régime, mais ils auront en plus des lits, des tables, et les autres meubles, et des plats cuisinés, c'est sûr, des baumes, des parfums a brûler, des hétaires et des gâteaux, et chacune de ces choses sous toutes sortes de formes. Et en particulier il ne faudra plus déterminer le nécessaire pour ce dont nous parlions en premier lieu, les maisons, les manteaux, et les chaussures, mais il faudra mobiliser la peinture et la broderie, et il faudra acquérir or, ivoire, et toutes les matières semblables. N'est-ce pas ?

- Oui, dit-il.

- C'est donc qu'il faut agrandir encore la cité. Car celle de tout a l'heure, la cité saine, n'est plus suffisante. Désormais il faut la remplir d'une multitude, du nombre de ces titres qui ne sont plus dans les cités pour pourvoir au nécessaire : ainsi tous les chasseurs, les imitateurs, tous ceux d'entre eux qui s'occupent de figures et de couleur, et la masse de ceux qui s'occupent de musique, des poètes et leurs serviteurs, rhapsodes, acteurs, choreutes, entrepreneurs de travaux, artisans qui fabriquent toutes sortes d'objets, particulièrement ceux qui touchent à la cosmétique des femmes. En particulier nous aurons besoin d'un plus grand nombre de gens pourvus d'une charge : ne semble-t-il pas qu'on aura besoin de pédagogues, de nourrices, de bonnes d'enfants, d'esthéticiennes, de coiffeurs, et encore de fournisseurs de plats cuisines et de bouchers ? Et nous aurons aussi besoin, en plus, de porchers. Tout cela nous ne l'avions pas dans la cité précédente - car il n’en était nul besoin - mais dans celle-ci on aura besoin de cela en plus. Et on aura aussi besoin de toutes sortes d'autres bestiaux, pour ceux qui en mangent. N'est-ce pas ?

- Oui, bien sûr.

- Donc nous aurons aussi beaucoup plus besoin de médecins, en suivant ce régime, qu'avec le régime précèdent?

- Oui, beaucoup plus.

- Et le pays, lui, qui suffisait alors à nourrir les hommes d'alors, sera sans doute trop petit, au lieu d'être suffisant. N'est-ce pas ce que nous dirons ?

- Si, c'est cela, dit-il.

- II nous faudra donc nous tailler une part du pays des voisins, si nous voulons avoir un territoire suffisant pour y faire paître et pour le labourer ; et eux, il leur faudra a leur tour tailler dans le nôtre, si eux aussi se laissent aller à une acquisition illimitée de richesses, en transgressant la borne de ce qui est nécessaire ?

- Tout a fait nécessairement, Socrate.

- Nous ferons la guerre alors, c'est ce qui en découle, Glaucon ? Ou bien en sera-t-il autrement ?

- II en sera bien ainsi, dit-il.

- Ne disons encore rien, repris-je, de la question de savoir si c'est du mal ou du bien que cause la guerre, mais seulement ceci : nous avons découvert l'origine de la guerre dans ce qui, lorsqu'il y naît, est la source principale des maux des cités, maux privés aussi bien que publics.