Ovide,
Les métamorphoses, Tome III, Livre XV, lignes 60-479,
texte établi et traduit par Georges Lafaye,
Les Belles lettres, CUF, 1962, p.123-136.
Il y avait là un homme qui était né à Samos, mais qui avait fui en même temps Samos et les maîtres de cette île et qui, par haine de la tyrannie, s'était exilé volontairement ; si éloignés de nous que soient les dieux dans les espaces célestes, il s'éleva jusqu'à eux par la pensée ce que la nature refusait aux regards des hommes, il le découvrit avec les yeux de l'intelligence. Après avoir par la puissance de son génie et par un travail infatigable pénétré tous les secrets de l'univers, il les communiquait aux autres ; entouré de disciples silencieux, que ses discours remplissaient d'admiration, il disait les origines du vaste monde, les principes des choses, ce que c'est que la nature, la divinité, comment se forme la neige, ce qui cause la foudre, si c'est Jupiter ou bien le vent qui déchaîne le tonnerre en crevant les nuages, ce qui produit les tremblements de terre, quelle loi préside aux révolutions des astres, enfin toutes sortes de vérités cachées ; le premier, il fit grief aux hommes de servir sur les tables la chair des animaux; le premier, il tint ce langage plein de sagesse, qui pourtant ne fut pas écouté:
« Abstenez vous, mortels, de souiller vos corps de mets abominables. Vous avez les céréales, vous avez les fruits, dont le poids fait courber les branches, et, sur les vignes, les raisins gonflés de jus ; vous avez des plantes savoureuses et d'autres que la flamme peut rendre douces et tendres ; ni le lait, ni le miel, qu'a parfumé la fleur du thym, ne vous sont interdits ; la terre, prodigue de ses trésors, vous fournit des aliments délicieux ; elle vous offre des mets qui ne sont pas payés par le meurtre et le sang. Ce sont les bêtes qui assouvissent leur faim avec de la chair, et encore pas toutes ; car les chevaux, les moutons et les boeufs se nourrissent d'herbe. Il n'y a que les animaux d'une nature cruelle et féroce, les tigres d'Arménie, les lions toujours en fureur, les loups, les ours, qui aiment une nourriture ensanglantée. Hélas! quel crime n'est ce pas d'engloutir des entrailles dans ses entrailles, d'engraisser son corps avide avec un corps dont on s'est gorgé et d'entretenir en soi la vie par la mort d'un autre être vivant! Quoi donc ? au milieu de tant de richesses que produit la terre, la meilleure des mères, tu ne trouves de plaisir qu'à broyer d'une dent cruelle les affreux débris de tes victimes, dont tu as rempli ta bouche, à la façon des Cyclopes ? Tu ne peux, sans détruire un autre être, apaiser les appétits déréglés de ton estomac vorace ? Mais, dans cet âge antique que nous avons appelé l'âge d'or, l'homme n'avait besoin pour être heureux que des fruits des arbres et des plantes que produit la terre ; le sang ne souillait point sa bouche. Alors l'oiseau battait l'air de ses ailes en toute sécurité ; le lièvre errait, sans avoir rien à craindre, au milieu des champs ; il n'y avait point d'hameçon pour accrocher le poisson trop crédule ; le monde ignorait la trahison ; nul n'avait de piège à redouter ; partout régnait la paix. Le premier, quel qu'il soit, qui, donnant un exemple funeste, convoita la nourriture des lions et engloutit de la chair dans son ventre avide, celui là ouvrit le chemin au crime ; ce fut peut être à l'origine le meurtre des bêtes sauvages qui souilla le fer d'un sang tiède ; c'était assez ; on pouvait, je l'avoue, faire périr, sans manquer à aucun devoir, des animaux qui cherchent notre mort ; mais s'il fallait les faire périr, il ne fallait pas s'en repaître. Par la suite on poussa plus loin l'attentat; la première victime qui, paraît il, mérita de mourir fut le porc, parce qu'il avait de son groin recourbé déterré les semences et anéanti l'espoir de l'année. Le bouc, pour avoir mordu la vigne, dit on, fut immolé devant l'autel de Bacchus, qui voulait un châtiment ; ces deux animaux se sont perdus par leur faute. Mais quelle fut la vôtre, brebis, paisible bétail, né pour entretenir la vie des hommes, vous qui portez. un nectar dans vos mamelles pleines, vous dont la laine nous fournit de moelleux vêtements, vous qui nous êtes plus utiles vivantes que mortes ? Quel mal a fait le boeuf, cet animal sans ruse et sans malice, inoffensif, ingénu, né pour supporter les fatigues? Oui, vraiment, c'est un ingrat, indigne des présents de la terre, celui qui peut égorger son laboureur à peine délivré du poids de la charrue recourbée, et frapper de la hache ce cou usé par le travail, après s'en être servi tant de fois pour retourner le dur terrain de son champ et pour préparer ses moissons. Et ce n'est pas encore assez de commettre un tel crime ; on l'a imputé aux dieux mêmes ; on se figure que le sang d'un taureau laborieux est agréable aux puissances célestes. Une victime sans tache, que distingue sa beauté (car avoir plu est pour elle un malheur), parée d'or et, de bandelettes est amenée devant les autels ; sans se douter de ce qui s'apprête, elle entend réciter des prières ; elle voit poser sur son front, entre ses cornes, les fruits de la terre, dont la culture est son ouvrage et, quand elle a reçu le coup fatal, elle teint de sen sang le couteau qu'elle avait peut être aperçu dans une eau limpide. Aussitôt on arrache ses viscères de son sein encore palpitant, on les examine, on y cherche la volonté des dieux. Et après (tel est l'appétit de l'homme pour les aliments défendus !) vous osez, ô mortels, en faire votre nourriture ! Arrêtez, je vous en supplie, écoutez mes avis; quand vous donnerez en pâture à votre palais les membres des bœufs égorgés, sachez bien, comprenez, que vous mangez vos cultivateurs. (…)
Mais ne laissons pas nos coursiers, oubliant la borne qu'ils doivent atteindre, s'écarter loin de la carrière ; le ciel et tout ce qu'il y a dessous changent de formes, aussi bien que la terre et tout ce qu'elle contient, nous aussi, qui faisons partie du monde, puisque nous ne sommes pas seulement des corps, mais aussi des âmes légères, nous pouvons aller habiter des formes de bêtes sauvages, être cachés dans des corps d'animaux domestiques : ces corps, qui peuvent avoir reçu en partage les âmes de nos parents, de nos frères ou d'êtres qui nous sont unis par les liens du sang, en tout cas des âmes humaines, laissons les vivre tranquilles et respectés ; ne chargeons point nos tables de leurs chairs dans des repas dignes de Thyeste. Quelle habitude funeste il contracte, comme il se prépare bien à verser le sang humain l'impie qui, armé d'un couteau, déchire le cou d'un jeune taureau, et entend d'une oreille indifférente ses mugissements, l'homme capable d'égorger un chevreau qui pousse des vagissements semblables à ceux d'un enfant ou de manger un oiseau qu'il a nourri de sa main! Quelle distance y a t il de pareils actes à un crime complet ? à quoi ouvrent ils la voie ? Laissez le boeuf labourer ou imputer sa mort à la seule vieillesse, la brebis nous fournir une armure contre le souffle glacial de Borée, les chèvres repues présenter leurs mamelles aux mains qui vont les presser. Plus de filets ni de pièges, ni de lacets, ni d'engins perfides ; cessez d'abuser l'oiseau avec des baguettes enduites de glu, de duper les cerfs avec des épouvantails de plumes, de cacher des hameçons recourbés sous des appâts trompeurs. Tuez les animaux nuisibles, mais ceux là mêmes, contentez vous de les tuer ; que votre bouche s'abstienne de pareils mets, qu'elle ne touche qu'à des aliments obtenus sans violence.