Nozick

 

 

 

Robert Nozic,

Anarchie, Etat et utopie,
tr. fr. Evelyne d'Auzac de Lamartine,
Paris, Puf, 1988, p.55-63.

Les contraintes et les animaux

Nous pouvons éclairer le statut et les implications des contraintes morales secondaires en étudiant les êtres vivants pour lesquels on juge habituellement inappropriées des contraintes secondaires d'une telle rigueur (ou quelque contrainte que ce soit) : à savoir les animaux non humains. Y a-t-il des limites à ce que nous sommes en droit de faire aux animaux? Les animaux ont-ils le statut moral de simples objets? Certaines fins nous frustrent-elles du droit d'imposer de grands sacrifices aux animaux? Qu'est-ce qui nous permet de les utiliser le moins du monde?

Les animaux comptent pour quelque chose. Certains animaux supérieurs, tout du moins, devraient recevoir quelque considération dans les délibérations humaines sur ce qu'il convient de faire. Il est difficile de prouver cela. (C'est aussi difficile de prouver que les gens comptent pour quelque chose 1) Nous présenterons d'abord quelques exemples, puis des discussions. Si vous aviez envie de claquer des doigts, peut-être pour marquer le rythme d'une certaine musique, et que vous saviez que, par quelque étrange relation de cause à effet, le fait de faire claquer vos doigts serait à l'origine, pour 10 000 vaches heureuses et qui ne vous appartiennent pas, d'une mort douloureuse, voire même sans souffrances et instantanée, cela ne soulèverait-il pas quelque problème? Y aurait-il quelque raison pour que ce soit moralement répréhensible d'agir ainsi?

D'aucuns disent que l'on ne devrait pas agir ainsi parce que de tels actes rendent les hommes brutaux et rendent susceptible de coûter la vie de personnes humaines, uniquement pour le plaisir. Ces actions qui sont moralement irréprochables en elles-mêmes, disent-ils, ont des prolongements éventuels moraux indésirables. (Les choses alors seraient différentes s'il n'y avait pas de possibilité de débordements éventuels. Par exemple, pour la personne qui se sait être la dernière survivante sur terre.) Mais pourquoi devrait-il y avoir un tel prolongement éventuel? Si, en soi, faire tout ce qu'on veut aux animaux, quelle qu'en soit la raison, ne pose alors aucun problème pourvu qu'une personne se rende compte de la frontière nette qui sépare les hommes et les animaux et la garde à l'esprit pendant qu'elle agit, pourquoi le fait de tuer les animaux aurait-il tendance à en faire une brute et la rendrait plus susceptible de faire du mal ou de tuer des personnes humaines? Les bouchers commettent-ils plus de meurtres que d'autres personnes qui ont des couteaux autour d'elles? Si j'aime bien frapper une balle en plein avec une batte, cela augmente-t-il de façon significative le danger que j'en fasse autant avec la tête de quelqu'un ? Ne suis-je pas en mesure de comprendre que les gens diffèrent des balles de base-baIl, et cette compréhension n'arrête-t-elle pas les débordements éventuels? Pourquoi les choses devraient-elles être différentes dans le cas des animaux? La question de savoir si les débordements éventuels ont lieu ou non est, à coup sûr, empirique; mais elle constitue certainement une énigme pour ceux qui veulent en expliquer les raisons, ceux des lecteurs de cet essai du moins, au raisonnement élaboré, capables d'établir des distinctions, et d'agir en conséquence de façon différenciée.

Si certains animaux comptent pour quelque chose, quels sont les animaux qui comptent, jusqu'à quel point comptent-ils, et comment ceci peut-il être déterminé? Supposons (comme, je le pense, la réalité le confirme) que manger des animaux ne soit pas nécessaire pour la santé et ne soit pas meilleur marché que d'autres régimes aussi sains que possible aux Etats-Unis. Ce que l'on gagne alors à manger des animaux, ce sont les plaisirs du palais, les délices de la dégustation, la diversité des saveurs. Je ne prétendrai pas qu'ils ne sont pas réellement agréables, délicieux et intéressants. La question qui se pose est la suivante: ces plaisirs, ou plus exactement leur accroissement marginal lié à la consommation de chair animale plutôt que d'aliments non animaux l'emportent-ils sur le poids moral que l'on donne à la vie et à la douleur des animaux? Si l'on considère que les animaux comptent pour quelque chose, le bénéfice supplémentaire que l'on gagne à les manger plutôt qu'à consommer des produits non animaux est-il plus grand que le coût moral? Comment trancher ces questions?

Nous pourrions essayer de regarder des cas comparables, en extrapolant des jugements que nous portons sur ces cas et en les appliquant à celui qui nous occupe. Par exemple, nous pourrions étudier le cas de la chasse, pour lequel je présume qu'il ne convient pas de chasser et de tuer des animaux simplement pour le plaisir que cela procure. La chasse représente-t-elle un cas spécial, parce que son objet et ce qui en fait le plaisir est la poursuite, la mutilation et la mort d'animaux ? Supposons alors que j'éprouve du plaisir à balancer une batte de basebaIl. Il se trouve qu'au seul endroit où je puisse la balancer se trouve une vache. Balancer la batte impliquerait malheureusement que je frappe violemment la tête de la vache. Pourtant, je n'en retirerais aucun plaisir; le plaisir provient de l'exercice de mes muscles, de mon bon mouvement de batte, etc. Il est malheureux que l'un des effets secondaires (et non pas un moyen) de mon action provoque l'écrasement du crâne de l'animal. A coup sûr, je pourrais m'abstenir de balancer cette batte, et, à la place, me baisser et toucher mes orteils, ou me livrer à un quelconque exercice. Mais ceci ne serait pas aussi agréable que de manier la batte; je n'en retirai pas autant d'amusement, de plaisir ou de délice. La question se pose donc ainsi: serait-ce bien pour moi de balancer la batte en vue d'obtenir un plaisir supplémentaire en comparaison de la meilleure activité possible qui s'offre en échange et qui ne fait aucun mal à l'animal? Supposons qu'il ne s'agisse pas simplement de s'abstenir des plaisirs spéciaux de ce jour qui consistent à balancer une batte; supposons que chaque jour la même situation survienne avec un animal différent. Existe-t-il un principe qui permettrait de tuer et de manger des animaux pour le plaisir supplémentaire que cela apporte, et pourtant qui ne permettrait pas de balancer une batte pour le plaisir supplémentaire que cela apporte? A quoi ce principe ressemblerait-il? (Est-ce un meilleur parallèle au fait de manger de la viande? On tue l'animal pour avoir un os à partir duquel on fabrique la meilleure sorte de batte - les battes fabriquées à partir d'autre matière ne donnant pas tout à fait le même plaisir. Est-ce bien de tuer un animal pour obtenir le plaisir supplémentaire qu'apporterait une batte faite de ses os? Serait-il moralement plus acceptable de demander à quelqu'un de tuer à votre place ?)

De tels exemples et de telles questions pourraient aider quelqu'un à voir quelle sorte de limite il veut se fixer, quelle sorte de position il désire prendre. Ils se heurtent toutefois aux habituelles limites de cohérence des raisonnements; ils ne disent pas, une fois que le conflit est révélé, quelle analyse doit être changée. N'ayant pas réussi à définir un principe qui permettrait de faire la part des choses entre balancer la batte et tuer puis manger un animal, vous pourriez décider que, dans le fond, c'est très bien de balancer la batte. De plus, faire appel à des cas semblables ne nous est pas d'un grand secours pour assigner un poids moral précis à différentes sortes d'animaux. (Nous rediscuterons des difficultés que soulève l'imposition d'une conclusion morale en faisant appel à des exemples dans le chapitre 9.)

Mon but ici, en présentant ces exemples, est d'approfondir la notion de contraintes morales secondaires, non pas le problème que pose le fait de manger des animaux. Cependant, je devrais dire que, à mon avis, les bénéfices supplémentaires que les Américains d'aujourd'hui peuvent retirer de cette pratique alimentaire ne justifient pas cette dernière. Aussi devrions-nous nous en abstenir. Un argument omniprésent, qui n'a pas de relation avec les contraintes secondaires, mérite d'être mentionné: parce que les gens mangent des animaux, ils en élèvent plus qu'il n'en existerait sans cette pratique. Exister pendant un temps vaut mieux que de n'exister jamais. Aussi (conclut cet argument) les animaux se portent mieux de ce que nous les mangeons. Bien que ce ne soit pas notre objet, il se trouve heureusement que, en définitive, nous leur apportons quelque bénéfice! (Si les goûts changeaient et que les gens ne trouvaient plus agréable de manger des animaux, ceux qui s'intéressent au bien-être des animaux s'attelleraient-ils à un devoir désagréable et continueraient-ils à en manger ?) J'ose espérer ne pas être mal compris lorsque je dis qu'on doit donner aux animaux le même poids moral qu'aux humains si je fais remarquer que l'argument parallèle à propos des gens n'aurait pas l'air très convaincant. Nous pouvons imaginer que les problèmes de population conduisent tous les couples ou les groupes à restreindre le nombre de leurs enfants suivant une limite fixée d'avance. Un couple donné, ayant atteint le nombre voulu, propose d'avoir un enfant supplémentaire et de s'en défaire à l'âge de trois ans (ou de vingt-trois ans) en le sacrifiant ou en l'utilisant à des fins gastronomiques. Pour se justifier, les parents font remarquer que l'enfant n'existera pas du tout si une telle action n'est pas permise; et il est sûr qu'il est mieux pour l'enfant d'exister pendant un certain nombre d'années. Toutefois, une fois qu'une personne existe, même ceux qui l'ont créée ne peuvent pas faire tout ce qui est compatible avec le fait que son existence tout entière est un avantage net. Une personne existante a des droits, même à l'encontre de ceux dont le but en la créant était de violer ces droits. Il vaudrait la peine de rechercher des objections morales à un système qui permet aux parents de faire tout ce dont le caractère permissible est nécessaire dans leur choix d'avoir un enfant, qui laisse également l'enfant dans une meilleure condition que s'il n'était pas né[1]. (Certains penseront que les seules objections proviennent des difficultés de donner de façon précise la permission.) Une fois qu'ils existent, les animaux peuvent également prétendre à un certain traitement. Ces droits peuvent bien avoir moins de poids que ceux des humains. Mais le fait que certains animaux ont été amenés à la vie pour la simple raison que quelqu'un voulait faire quelque chose qui violerait l'un de ces droits ne démontre pas que le droit n'a aucune existence.

Considérons la position suivante (trop minimale) concernant le traitement des animaux. Pour être en mesure de nous y référer aisément, appelons cette position « utilitarisme pour les animaux, kantisme pour les humains ». En voici la teneur: 1 / maximisez le bonheur total de tous les êtres vivants; 2 / mettez des contraintes secondaires rigoureuses à ce que l'on peut faire à des êtres humains. Il n'est pas permis d'utiliser ou de sacrifier des êtres humains pour le bénéfice des autres; les animaux peuvent être utilisés ou sacrifiés au bénéfice d'autres gens ou d'autres animaux seulement si ces bénéfices sont plus grands que la perte infligée. (Cette formulation inexacte de la position utilitariste n'en est pas moins assez proche pour servir nos desseins, et on peut, peut-être, la manier plus facilement dans la discussion.) On ne peut poursuivre que si le bénéfice utilitaire total est plus grand que la perte utilitaire infligée aux animaux. Cette analyse utilitaire prend autant les animaux en compte que l'utilitarisme normal le fait pour les personnes. Suivant Orwell, nous pourrions résumer cette analyse comme suit: « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres. » (Aucun ne peut être sacrifié si ce n'est pour un bénéfice global plus grand; tandis qu'on n'a pas la permission de sacrifier la moindre personne, ou alors seulement à des conditions beaucoup plus rigoureuses, et jamais au bénéfice d'animaux non humains. Dans mon esprit, la proposition 1 ci-dessus vise simplement à exclure les sacrifices qui ne se conforment pas à la règle utilitaire, non pas à sanctionner un but utilitaire. Nous appellerons ceci utilitarisme négatif.)

Pour ceux qui défendent un point de vue différent, nous pouvons maintenant présenter des arguments à l'appui de l'idée que les animaux comptent pour quelque chose. Au philosophe moral « kantien»qui impose des contraintes secondaires rigoureuses à ce qui peut être fait à Une personne, nous pouvons dire:

 

Vous jugez l'utilitarisme inadéquat parce qu'il permet à un individu d'être sacrifié à et pour un autre, et ainsi de suite, passant ainsi outre aux limites rigoureuses définissant la façon dont on peut légitimement se comporter envers des personnes. Mais pourrait-il exister le moindre intermédiaire moral entre des personnes et des pierres, quelque chose dont le traitement échappe à des limites aussi draconiennes, et pourtant que l'on ne traitera pas simplement comme un objet? On pourrait s'attendre à ce que, par soustraction ou diminution de quelque caractéristique des personnes, on obtienne cette sorte d'être intermédiaire. (Ou peut-être des êtres d'un statut moral intermédiaire sont-ils obtenus en soustrayant certaines de nos caractéristiques et en y ajoutant d'autres très différentes des nôtres.)

Il est plausible que les animaux soient ces êtres intermédiaires et que l'utilitarisme soit la position intermédiaire. On peut analyser la question d'un point de vue légèrement différent. L'utilitarisme suppose à la fois que le bonheur représente tout ce qui importe moralement et que tous les êtres sont interchangeables. Il n'en va pas de même lorsqu'on applique cette proposition aux personnes. Mais l'utilitarisme (négatif) n'est-il pas vrai quels que soient les êtres auxquels s'applique la proposition, et n'est-il pas vrai pour les animaux?

 

A l'utilitariste nous pouvons dire :

 

Si les expériences de plaisir, de douleur, de bonheur et ainsi de suite (ainsi que l'aptitude à ces expériences) leur sont moralement applicables, alors les animaux doivent être pris en compte dans les calculs moraux pour autant qu'ils connaissent bel et bien ces expériences et possèdent ces aptitudes. Formez une matrice dans laquelle les rangées représentent des règles ou des actions, les colonnes représentent divers organismes individuels, et chaque entrée représente l'utilité (le plaisir net, le bonheur) à laquelle la règle mènera l'organisme. La théorie utilitariste évalue chaque règle par la somme des entrées dans sa rangée et nous invite à accomplir une action ou à adopter une règle dont la somme est maximale. Chaque colonne est pondérée également et comptée une fois, que ce soit celle d'une personne ou d'un animal non humain. Bien que la structure de l'analyse les traite également, les animaux pourraient avoir moins d'importance dans les décisions prises en raison de faits les concernant. Si les animaux ont moins d'aptitude au plaisir, à la douleur, au bonheur que les humains, les entrées matricielles dans les colonnes réservées aux animaux seront généralement plus faibles que celles figurant dans les colonnes réservées aux hommes. Dans ce cas, ils représenteront des facteurs moins importants dans les décisions ultimes à prendre.

 

Un utilitariste trouverait difficile de nier aux animaux cette forme de considération égale. Sur quelle base pourrait-il logiquement distinguer le bonheur des hommes de celui des animaux, pour ne prendre en considération que le premier? Même si les expériences ne trouvent pas place dans la matrice d'utilité, à moins qu'elles ne se situent au-dessus d'un certain seuil, il est certain qu'il existe des expériences animales d'une amplitude plus grande que celles de certaines personnes, expériences que l'utilitariste désire prendre en considération. (Comparer le fait qu'un animal soit brûlé vivant sans anesthésie et le léger agacement d'une personne.) Nous pouvons noter que Bentham prend en considération le bonheur animal exactement comme nous l'avons expliqué[2].

Sous la devise « utilitarisme pour les animaux, kantisme pour les humains », les animaux seront utilisés pour le bénéfice d'autres animaux et personnes, mais les personnes ne seront jamais utilisées (blessées ou sacrifiées) contre leur volonté, pour le bénéfice d'animaux. Rien ne peut être infligé à des personnes pour le bien des animaux (y compris les pénalisations pour infraction aux lois punissant la cruauté envers les animaux ?). Est-ce une conséquence acceptable? Peut-on sauver 10 000 animaux de souffrances abominables en infligeant une légère gêne à une personne qui n'est pas à l'origine de la souffrance animale? On peut avoir le sentiment que la contrainte secondaire n'est pas absolue lorsque ce sont des gens à qui on peut éviter des souffrances abominables. Aussi la contrainte secondaire se relâche-t-elle quelque peu, mais pas beaucoup, lorsque ce sont des souffrances animales qui sont en jeu. L'utilitariste convaincu (envers les animaux et les humains, confondus en un seul groupe) va plus loin, et déclare que, ceteris paribus, on est en droit d'infliger de la souffrance à une personne, en vue d'éviter une souffrance (légèrement) plus grande à un animal. Ce principe permissif me semble revêtir une force inacceptable, même lorsque le but est d'éviter une souffrance plus grande à une personne.

La théorie utilitariste est gênée par la possibilité de monstres d'utilité qui, dans le domaine de l'utilité, retirent du sacrifice des autres des bénéfices beaucoup plus importants que les pertes de ces derniers. Car, de façon inacceptable, la théorie semble exiger que nous soyons tous sacrifiés dans la gueule du monstre, afin d'accroître l'utilité totale. De même, si les gens sont dévoreurs d'utilité à l'égard des animaux, tirant toujours une utilité considérable de chaque sacrifice d'animal, on peut avoir le sentiment que « l'utilitarisme pour les animaux, le kantisme pour les hommes », en exigeant (ou permettant) que ce soit presque toujours les animaux qui soient sacrifiés, subordonne trop les animaux aux personnes.

Puisqu'elle ne prend en considération que le bonheur et la souffrance des animaux, l'analyse utilitariste considèrerait-elle comme acceptable de tuer les animaux de façon indolore? Serait-il acceptable, selon l'analyse utilitariste, de tuer les gens sans douleur, de nuit, pourvu qu'on ne l'annonce pas auparavant? Il est reconnu que l'utilitarisme confine à l'absurde lorsqu'il s'agit de décisions dans lesquelles le nombre de personnes est en cause. (Il faut bien convenir que, dans ce domaine, il est difficile de rester sensé.) Maximiser le bonheur total exige de continuer à ajouter des personnes jusqu'à ce que leur utilité nette soit positive et suffisante pour contrebalancer la perte en utilité que leur présence dans le monde cause aux autres. Maximiser l'utilité moyenne permet à une personne de tuer toutes les autres si cela lui apporte l'extase, et ainsi un bonheur plus grand que la moyenne. (Ne dites pas qu'il ne devrait pas parce qu'après sa mort la moyenne tomberait plus bas que si elle ne tuait pas tous les autres.)

Est-ce bien acceptable de tuer quelqu'un du moment que vous le remplacez immédiatement par un autre (en mettant un enfant au monde, ou, à la façon des histoires de science-fiction, vous créez une personne adulte) qui sera aussi heureux que ne l'aurait été la personne que vous avez tuée, le restant de sa vie? Après tout, il n'y aurait pas de diminution nette de l'utilité totale, ni même de changement dans son profil de distribution. N'interdisons-nous le meurtre que pour empêcher des sentiments de tracas de la part des victimes potentielles? (Et comment un utilitariste explique-t-il ce qui tracasse ces victimes, et fonderait-il une politique sur ce qu'il doit appeler une crainte irrationnelle?) De toute évidence, un utilitariste a besoin de compléter son analyse pour traiter de telles questions; peut-être découvrira-t-il que la théorie supplémentaire devient la théorie principale, reléguant les considérations utilitaristes dans un coin.

L'utilitarisme n'est-il pas cependant adéquat au moins pour les animaux? Je ne le pense pas. Mais alors si les expériences vécues par les animaux ne sont pas seules intéressantes, qu'y a-t-il d'autre? Là se pose toute une série de questions. Jusqu'où doit-on respecter la vie d'un animal une fois qu'il vit, et comment en décider? Doit-on également introduire la notion d'une existence non dégradée? Serait-il acceptable d'utiliser des techniques de manipulation génétique pour élever des esclaves naturels qui se contenteraient de leur destin? Des esclaves animaux naturels? Etait-ce cela la domestication des animaux ?

Même pour les animaux, l'utilitarisme n'expliquera pas tout, pourtant la densité des questions est décourageante.

 

 


 

 

[1] Rappelez-vous la plaisanterie yiddish :

— « La vie est si terrible; il vaudrait mieux n'avoir jamais été conçu. »

— « Oui, mais qui a eu une telle chance ? Pas un sur mille. »

[2] « Y a-t-il quelque raison pour que nous leur infligions de tels tourments ? Pas le moins du monde, à ce que je peux voir. Y en a-t-il pour que nous ne leur infligions point de tels tourments ? Oui, maintes... Il se peut que l'on prenne conscience un jour que le nombre de pattes, la villosité de la peau ou la terminaison du sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner au même destin un être sensible. Comment définir autrement la limite infianchissable ? Par la faculté de raisonner ou, peut-être, par la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est sans commune mesure plus rationnel, mais aussi plus apte à la conver­sation, qu'un petit enfant d'un jour, d'une semaine ou même d'un mois. Mais à supposer qu'il en soit autrement, que devrait-on en conclure ? La question n'est point : Savent-ils raisonner? ni : Savent-ils parler? mais : Peuvent-ils souffrir? » (Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morais and Legislation, chap. 17, sect. 4, n. 1). Avant ce passage, Bentham pose le problème du droit de manger des animaux et prétend que telle habitude alimentaire est chose acceptable parce que les animaux n'ont pas d'anticipations durables et persistantes de leur misère future — ne sachant pas qu'ils vont mourir —, et parce que la mort que les hommes leur infligent est moins douloureuse que les souffrances que leur infligerait la nature.