Arthur Schopenhauer

 

 

 

Michel de Montaigne,

Essais, Livre II, Chapitre XI, "De la cruauté",

Edition Villey-Saulnier, Puf, 2004, p. 432-435.

 Intégral des Essais de Montaigne






[A] édition de 1750 ou 1582

[B] édition de 1588

[C] édition postérieure

Devoir de grace et de benignité envers les autres creatures

[A] De moy, je n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence. Et, comme il advient communement que le cerf, se sentant hors d'alaine et de force, n'ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes,

 

[B] quaestuque, cruentus

Atque imploranti similis,

 

[ Et, par ses plaintes, couvert de sang,

il semble implorer la grâce]

 

[A] ce m'a tousjours semblé un spectacle tres-desplaisant.

[B] Je ne prens guiere beste en vie à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs pour en faire autant :

 

[A] primoque à caede ferarum

Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

 

[C'est, je crois, du sang des bêtes sauvages

que le fer a été taché pour la première fois]

[cf Ovide, Métamorphoses, XV, v 106-107)]

 

Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté.

[B] Apres qu'on se fut apprivoisé à Romme aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature, à ce creins-je, elle mesme attache à l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à voir des bestes s'entrejouer et caresser, et nul ne faut de le prendre à les voir s'entredeschirer et desmambrer.

[A] Et, afin qu'on ne se moque de cette sympathie que j'ay avecques elles, la Theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroit ; et, considerant que un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service et qu'elles sont, comme nous, de sa famille, elle a raison de nous enjoindre quelque respects et affection envers elles. Pythagoras emprunta la Metempsichose des Ægyptiens ; mais depuis elle a esté receuë par plusieurs nations, et notamment par nos Druides :

 

Morte carent animae ; sempérque, priore relicta

Sede, novis domibus vivunt, habitántque receptæ.

 

[Les âmes ne meurent point ; mais toujours après avoir quitté leur ancien domicile,

elles vont vivre dans de nouvelles demeures où elles font leur cohabitation]

 

La Religion de nos anciens Gaulois portoit] que les ames, estant eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'un corps à un autre ; meslant en outre à cette fantasie aquelque consideration de la justice divine : car, selon les déportemens de l'ame, pendant qu'elle avoit esté chez Alexandre, ils disoyent que Dieu luy ordonnoit un autre corps à habiter, plus ou moins penible, et raportant à sa condition :

 

[B] muta ferarum

Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis,

Praedonésque lupis, fallaces vulpibus addit ;

Atque ubi per varios annos, per mille figuras

Egit, lethæo purgatos flumine, tandem

Rursus ad humanæ revocat primordia formæ.

 

[Il enferme les âmes dans la prison silencieuse des animaux ;

il emprisonne les cruels dans des ours,

les voleurs dans des loups,

il met les fourbes dans des renards, et après, pendant de longues années,

les avoir promenées à travers mille figures,

il les purifie enfin dans le fleuve de l'oubli et les rend à leur forme humaine.]

 

[A] Si elle avoit esté vaillante, la logeoient au corps d'un Lyon ; si voit, tueuse, en celuy d'un pourceau ; si lâche en celuy d'un cerf ou d'un lièvre ; si malitieuse, en celuy d'un renard : ainsi du reste, jusques à ce que, purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps de quelque autre homme.

 

Ipse ego, nam memini, Trojani tempore belli

Panthoides Euphorbus eram.

 

[Moi-même (il m'en souvient encore), au temps de la guerre de Troie,

j'étais Euphorbe, fils de Panthée.]

 

Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, je n'en fay pas grand recepte; ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur societé et compaignie, mais leur ont donné un rang bien loing au dessus d'eux, les estimant tantost familieres et favories de leurs dieux, et les ayant en respect et reverence plus qu'humaine ; et d'autres ne reconnoissant autre Dieu ny autre divinité qu'elles : [C] « belluae a barbaris drop. ter beneficium consecratæ »

 

[B] Crocodilon adorat

Pars hæc, illa pavet saturam serpentibus Ibin ;

Effigies hic nitet aurea cercopitheci ;

hic piscem fluminis, illic

Oppida tota canem venerantur.

 

[Les uns adorent le crocodile ;

d'autrent regardent avec une sainte terreur l'ibis engraissé de serpents ;

ici brille sur l'autel la statue d'or d'un singe à grande queue ;

là on vénèrent un poisson de fleuve ;

ailleurs c'est un chien qui est l'objet de l'adoration de villes entières.]

 

[A] Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est tresbien prise, leur est encores honorable. Car il dit que ce n'estoit le chat, ou le boeuf (pour exemple) que les Egyptiens adoroient, mais qu'ils adoroient en ces bestes là quelque image des facultez divines : en cette-cy la patience et l'utilité, en cette-là la vivacité : [C] ou comme nos voisins les Bourguignons avec toute l'Allemaigne l'impatience de se voir enfermée, par où ils se representoyent la liberté, la quelle ils aymoient et adoroyent au delà de toute autre faculté divine ; et ainsi des autres. [A] Mais, je rencontre, parmy les opinions les plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos plus grands privileges, et avec combien de vraysemblance on nous les apparie, certes, j'en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous donne sur les autres creatures.

Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect qui nous attache, et un general devoir d'humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. [C] Je ne creins point à dire la tendresse de ma nature si puerile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la feste qu'il m'offre hors de saison ou qu'il ,ne demande. Les Turcs [B] ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes. [A] Les Romains avoient un soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé ; les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets qui avoyent servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement.

[C] Les Agrigentins avoyent en usage commun d'enterrer serieusement les bestes qu'ils avoient eu cheres, comme les chevaux de quelque rare merite, les chiens et les oiseaux utiles, ou mesme qui avoyent servy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit aussi singulierement à la sumptoisité et nombre des monuments élevés à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs siecles depuis.

Les Ægyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats en lieux sacrez, enbasmoyent leurs corps et portoyent le deuil à leur trepas.

[A] Cimon fit une sepulture honorable aux juments avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le pris de la course aux jeux Olympiques. L'ancien Xantippus fit enterrer son chien sur un chef, en la coste de la mer qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il, conscience de vendre et envoier à la boucherie, pour un legier profit, un boeuf qui l'avoit long temps servy.