Arthur Schopenhauer

 

 

 

Michel de Montaigne,

Essais,

Livre II, Chapitre XII, "Apologie de Raymond Sebond".

(Edition Villey-Saulnier, Puf, 2004, pp.452-459).

 Intégral des Essais de Montaigne






[A] édition de 1750 ou 1582

[B] édition de 1588

[C] édition postérieure

Le langage des animaux

[C] Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d'elle. Platon, en sa peinture de l'aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l'homme de lors la communication qu'il avoit avec les bestes, desquelles s'enquerant et s'instruisant il sçavoit les vrayes qualitez et differences de chacune d'icelles, par où il acqueroit une tres-parfaicte intelligence et prudence, et en conduisoit de bien loing plus hureusement sa vie que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l'impudence humaine sur le faict des bestes ? Ce grand autheur a opiné qu'en la plus part de la forme corporelle que nature leur a donné, elle a reregardé seulement l'usage des prognostications qu'on en tiroit en son temps.

[A] Ce defaut qui empesche la communication d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous qu'à elles ? C'est à deviner, à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu'elles nous. Par cette mesme raison, elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les en estimons. Ce n'est pas grand'merveille si nous ne les entendons pas ; aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodites. Toutesfois aucuns ne sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, [B] Melampus, Tyresias, Thales [A] et autres. [B] Et puis qu'il est ainsi, comme disent les cosmographes, qu'il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roy, il faut bien qu'ils donnent certaine interpretation à sa voix et mouvements. [A] Il nous faut remarquer la parité qui est entre nous. Nous avons quelque moyenne intelligence de leur sens ; aussi ont les bestes du nostre, environ à mesme mesure. Elles nous flatent, nous menassent et nous requierent ; et nous, elles.

Au demeurant, nous decouvrons bien evidemment que entre elles il y a une pleine et entiere communication et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d'especes diverses.

 

[B] Et mutæ pecudes et denique secla ferarum

Dissimiles suerunt voces variásque cluere,

Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.

 

[Et les animaux privés de la parole et même les bêtes sauvages font entendre des cris différents et variés, selon que la crainte, la douleur ou la joie les agite (Lucrèce, V, 1058)]

 

[A] En certain abbayer du chien le cheval cognoist qu'il y a de la colere ; de certaine autre sienne voix il ne s'effraye point. Aux bestes mesmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : [C] leurs mouvemens discourent et traictent :

 

[B] Non alia longè ratione atque ipsa videtur

Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.

 

[C'est à peu près de la même manière que l'on voit les enfants conduits au langage des gestes par l'impuissance de leur langue (Lucrèce, V, 1029)]

 

[A] Pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes ? J'en ay veu de si soupples et formez à cela, qu'à la verité il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre ; les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s'assignent et disent enfin toutes choses des yeux :

 

E'l silentio ancor suole

Haver prieghi e parole.

 

[Le silence même sait prier et se faire entendre.

(Torquato Tasso, Aminte, acte II, chœur 34 ; addition de 1582)]

 

[C] Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appelions congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despitons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouissons, comptai. gnons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons ; et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste : nous convions, nous renvoyons, advoüons, desadvoüons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, desdaignons, demandons, esconduisons, égayons, lamentons, caressons, tansons, soubmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? quoy des espaules ? Il n'est mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans discipline et un langage publique : qui faict, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy cy doibt plus tost estre jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing et les alphabets des doigts et grammaires en gestes, et les sciences qui ne s'exercent et expriment que par iceux, et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue.

[B] Un Ambassadeur de la ville d'Abdere, apres avoir longuement parlé au Roy Agis de Sparte, luy demanda : Et bien, Sire, quelle responce veux-tu que je rapporte à nos citoyens ? – Que je t'ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot. Voilà pas un taire parlier et bien intelligible ?

[A] Au reste, quelle sorte de nostre suffisance ne reconnoissons nous aux operations des animaux ? Est-il police reglée avec plus d'ordre, diversifiée à plus de charges et d'offices, et plus constamment entretenuë que celle des mouches à miel ? Cette disposition d'actions et de vacations si ordonnée, la pouvons nous imaginer se conduire sans discours et sans providence ?

 

His quidam signis atque hæc exempla sequuti,

Esse apibus partem divinæ mentis et haustus

Æthereos dixere.

 

[A ces signes et d'après de tels exemples, certains ont dit que les abeilles avaient reçu une parcelle de l'âme divine et des émanations de l'éther (Virgile, Géorgiques, IV, 219)]

 

Les arondelles, que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement et choisissent elles sans discretion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost d'une figure quarrée que de la ronde, d'un angle obtus que d'un angle droit, sans en sçavoir les conditions et les effects ? Prennent-ils tantost de l'eau, tantost de l'argile, sans juger que la dureté s'amollit en l'humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prevoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l'aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l'Orient, sans connoistre les conditions differentes de ces vents et considerer que l'un leur est plus salutaire que l'autre ? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en un endroit et relasche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de neud, tantost de celle-là, si elle n'a et deliberation, et pensement, et conclusion ? Nous reconnoissons assez, en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d'excellence au dessus de nous et combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois aux nostres, plus grossiers, les facultez que nous y employons, et que nostre ame s'y sert de toutes ses forces ; pourquoy n'en estimons nous autant d'eux ? pourquoy attribuons nous à je ne sçay quelle inclination naturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ? En quoy, sans y penser, nous leur donnons un tres-grand avantage sur nous, de faire que nature, par une douceur maternelle, les accompaigne et guide, comme par la main, à toutes les actions et commoditez de leur vie ; et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à quester, par art, les choses nécessaires à nostre conservation ; et nous refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver, par aucune institution et contention d'esprit, à l'industrie naturelle des bestes : de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes commoditez tout ce que peut nostre divine intelligence.

Vrayement, à ce compte, nous aurions bien raison de l'appeller une tres-injuste maratre. Mais il n'en est rien ; nostre police n'est pas si difforme et desreglée. Nature a embrassé universellement toutes ses creatures ; et n'en est aucune qu'ellen'ait bien plainement fourny de tous moyens necessaires à la conservation de son estre : car ces plaintes vulgaire que j'oy faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les esleve tantost au dessus des nuës, et puis les ravale aux antipodes), que nous sommes le seul animal abandonné nud sur la terre nuë, lié, garotté, n'ayant dequoy s'armer et couvrir que de la despouille d'autruy ; là où toutes les autres creatures, nature les a revestuës de coquilles, gousses, d'escorse, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre de plume, d'escaille, de toison et de soye, selon le besoin de leur estre ; les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre ; et les a elle mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir à voler, à chanter, là où l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler, ny manger, ny rien que pleurer, sans apprentissage :

 

[B] Tum porro puer, ut sævis projectus ab undis

Navita, nudus humi jacet, infans, indigus omni

Vitali auxilio, cum primum in luminis oras

Nexibus ex alvo matris natura profudit ;

Vagitúque locum lugubri complet, ut æquum est

Cui tantum in vita restet transire malorum.

At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,

Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est

Almæ nutricis blanda atque infracta loquela ;

Nec varias quærunt vestes pro tempore cæli ;

Denique non armis opus est, non moenibus altis,

Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè

Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum ;

 

[Et puis, semblable au pilote que la fureur des ondes a jeté sur le rivage, l'enfant est étendu à terre, nu, sans langage, dénué de tout ce qu'il faut pour vivre, au moment où la nature vient de l'arracher avec effort au sein maternelle pour le produire à la lumière ; il remplit de ses cris plaintifs le lieu de sa naissance ; et il a raison de pleurer, puisqu'il lui reste tant de maux à souffrir dans le cours de sa vie. Au contraire, les animaux de toutes les espèces, menu et gros bétail, bêtes sauvages, croissent sans peine, ils n'ont pas besoin de hochets bruyants, ni du langage mignard et caressant d'une tendre nourrisse ; et ils ne sont pas en quête de vêtements variants selon les saisons ; il ne leur faut enfin ni armes ni hautes murailles pour mettre leurs biens à couvert, puisque la terre et la nature industrieuse fournissent à tous en abondance tout ce dont ils ont besoin (Lucrèce, V, 223)]

 

[A] ces plaintes là sont fauces, il y a en la police du monde une esgalité plus grande et une relation plus uniforme. Nostre peau est pourveue, aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps: tesmoing tant de nations qui n'ont encores gousté aucun usage de vestemens.

[B] Nos anciens Gaulois n'estoient guieres vestus ; ne sont pas les Irlandois, nos voisins, soubs un ciel si froid. [A] Mais nous le jugeons mieux par nous mésmes, car tous les endroits de la personne qu'il nous plaist descouvrir au vent et à l'air, se trouvent propres à le souffrir : le visage, les pieds, les mains, les jambes, les espaules, la teste, selon que l'usage nous y convie. Car, s'il y a partie en nous foible et qui semble devoir craindre la froidure, ce devroit estre l'estomac, où se fait la digestion ; nos peres le portoient descouvert ; et nos Dames, ainsi molles et delicates qu'elles sont, elles s'en vont tantost entr'ouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillotemens des enfans ne sont non plus necessaires ; et les meres Lacedemoniennes eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun à la plus part des autres animaux ; et n'en est guiere qu'on ne voye se plaindre et gemir long temps apres leur naissance : d'autant que c'est une contenance bien sortable à la foiblesse enquoy ils se sentent. Quant à l'usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction,

 

[B] Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

 

[Car tout être sent ce qu'il est capable de faire (Lucrèce, V, 1032)]

 

[A] Qui fait doute qu'un enfant, arrivé à la force de se nourrir, ne sçeust quester sa nourriture ? Et la terre en produit et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice ; et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les provisions que nous voyons faire aux fourmis et autres pour les saisons steriles de l'année. Ces nations que nous venons de descouvrir si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon', nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas nostre seule nourriture, et que, sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu'il nous falloit ; voire, comme il est vraysemblable, plus plainement et plus richement qu'elle ne fait à present que nous y avons meslé nostre artifice,

 

Et tellus nitidas fruges vinetáque læta

Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit,

Ipsa dedit dulces foetus et pabula læta,

Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,

Conterimúsque boves et vires agricolarum.

 

[Et la terre d'elle-même, au début, produisit d'abondantes moissons et des vignes fécondes pour les mortels ; d'elle-même elle leur offrit des fruits sucrés et de gras pâturages ; et tout cela maintenant, c'est à peine si nous pouvons le produire par notre travail, et nous y épuisons nous boeufs et les forces des laboureurs (Lucrèce, II, 1157)]

 

le débordement et desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions que nous cherchons de l'assouvir.

Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, et en tirons plus de service, naturellement et sans leçon : ceux qui sont duicts à combatre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Si quelques bestes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres. Et l'industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l'avons par un instinct et precepte naturel. Qu'il soit ainsi, l'elephant esguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, qu'il espargne, et ne les employe aucunement à ses autres services). Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et jettent la poussiere à l'entour d'eux ; les sangliers affinent leurs deffences ; et l'ichneaumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l'enduit et le crouste tout à l'entour de limon bien serré et bien pestry, comme d'une cuirasse Pourquoy ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois

de fer ?

Quant au parler, il est certain que, s'il n'est pas naturel, il n'est pas necessaire. Toutefois, je croy qu'un enfant qu'on auroit nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay mal aisé à faire), auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions ; et n'est pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux : car qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se resjouyr, de s'entr'appeller au secours, se convier à l'amour, comme ils font par l'usage de leur voix ? [B] Comment ne parleroient elles entr'elles ? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens ? et ils nous respondent. D'autre langage, d'autres appellations divisons nous avec eux qu'avec les oyseaux, avec les pourceaux, les beufs, les chevaux, et changeons d'idiome selon l'espece

 

[A] Cosi per entro loro schiera bruna

S'ammusa l'una con l'altra formica,

Forse à spiar lor via, et lor fortuna.

 

[Ainsi, au milieu de leur noir bataillon, s'abordent entre elles des fourmis, s'enquérant peut-être de leur route et de leur butin (Dante, Purgatoire, XXVI, 34)]

 

Il me semble que Lactante attribuë aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la difference de langage qui se voit entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuve aussi aux animaux de mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant divers des perdris, selon la situation des lieux,

 

[B] variæque volucres

Longè alias alio jaciunt in tempore voces,

Et partim mutant cum tempestatibus una

Raucisonos cantus.

 

[Divers oiseaux ont des acents très différents selon les divers temps et il en est qui avec les variations de l'atmosphère modifient leurs ramages aux sons rauques (Lucrèce, V, 1077, 1080, 1082, 1083)]