Jean Meslier

 

 

 

Jean Meslier,
Œuvres de Jean Meslier,
Tome III, mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier,
notes de Deprun et Desné,

éditions Anthopos, Paris,1972, 8e preuve, chap. 91, p.65-106.


 

Contre l'odieuse et detestable opinion des cartésiens

Venons à ce qu'ils disent de la nature et de la condition des bestes[1].Ils ne veulent pas, ces messrs, reconnoitre que les bestes aient aucune connoissance, ni aucun sentiment de douleur, ni de plaisir, ni qu'elles aiment ou qu'elles haissent aucune chose. Dans les animaux, il n'y a, disent ils, ni intelligence ni âme comme on l'entend ordinairement ; ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le sçavoir, ils ne desirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connoissent rien... etc. Et la seule raison qu'ils en donnent, c'est parce qu'ils ne peuvent concevoir que de la matiere extremement subtilisée et agitée de bas en haut ou de haut en bas, en ligne circulaire, spirale, parabolique, ou elliptique soit un amour, une haine, une joye, une tristesse... etc. Si on conçoit, disent ils, que de la matiere figurée d'une telle maniere comme en carré, en rond, en ovale, soit de la douleur, du plaisir, de la chaleur, de la couleur, de l'odeur, du son... etc., on peut assurer que l'âme des bestes, toute materielle qu'elle soit, est capable de sentir. Si on ne le conçoit point, il ne le faut pas dire, car il ne faut assurer que ce que l'on conçoit. De même, adjoutent ils, si l'on conçoit, que de la matiere extremement agitée de bas en haut, ou de haut en bas, en ligne circulaire, oblique ou spirale, soit un amour, une haine, une joye, une tristesse... etc., on peut dire que les bestes ont les mêmes passions que nous ; si on ne le conçoit pas, il ne le faut pas dire à moins que l'on ne veuille parler sans sçavoir ce que l'on dit[2].Et ainsi, la seule raison pourquoi ils ne veulent pas reconnoitre que les bestes aient de la connoissance et du sentiment est parce qu'ils ne conçoivent pas qu'aucune modification de matiere puis [se] faire ou former aucune connoissance ni aucun sentiment.

Mais connoissent ils, ces messrs, conçoivent ils bien eux mêmes qu'aucune modification de matiere puisse causer, former ou exciter dans un esprit, ou dans une substance spirituelle aucune pensée ? aucune connoissance ou aucun sentiment de douleur ou de plaisir ? Car ils disent en eux-mêmes que les diverses modifications et changement du corp excitent dans l'âme diverses pensées et diverses sensations. Les moindres choses, disent ils, peuvent / produire de grands mouvemens dans les fibres delicates du cerveau, et elles excitent par une suitte necessaire des sentimens violens dans l'âme. C'est, disent ils, dans un certain temperament de la grosseur, et de l'agitation des esprits animaux, avec les fibres du cerveau que consiste la force de l'esprit. Le mouvement par exemple, disent ils (Recher. de la Verité, t. 1, p. 210), qui cause la douleur, ne differe assés souvent que très peu de celui qui cause le chatouillement, il n'est pas necessaire qu'il y ait de difference essentielle entre ces deux mouvemens, mais il est necessaire qu'il y ait une difference essentielle entre le chatouillement et la douleur que ces deux mouvements causent dans l'âme, parce que l'ébranlement des fibres qui accompagne le chatouillement temoigne à l'âme la bonne disposition de son corp, mais le mouvement qui accompagne la douleur, étant plus violent, et étant capable de nuire au corp, l'âme, disent ils, en doit être avertie par quelques sensations desagreables, affin qu'elle y prenne garde. Les traces du cerveau, disent ils, sont liées les unes avec les autres. Elles sont suivies du mouvement des esprits animaux, et les traces reveillées dans le cerveau reveillent des idées dans l'esprit, et des mouvements excités dans les esprits animaux excitent des passions dans la volonté (ib., p. 86)[3].

Toute l'alliance* du corp et de l'esprit, continüent-ils, consiste dans une correspondance** mutuelle et naturelle des pensées de l'âme, et des traces du cerveau, comme aussi des émotions de l'âme et du mouvement des esprits animaux. Dès que l'âme, adjoutent ils, reçoit quelques nouvelles idées, il s'y imprime dans le cerveau des nouvelles traces, et dès que les objets produisent de nouvelles traces, l'âme reçoit des nouvelles idées ; non qu'elle considere ces traces, puisqu'elle n'en a aucune connoissance, non que ces traces renferment ces idées, puisqu'elles n'y ont aucun raport, non enfin qu'elle reçoive ses idées de ces traces puisqu'il n'est pas concevable que l'esprit reçoive quelque chose du corp, et qu'il devienne plus éclairé qu'il n'est en se tournant vers lui... De même, continuent ils, dès que l'âme veut que le bras soit mûs, quoiqu'elle ne sache pas seulement ce qu'il faut faire, affin qu'il soit mû, le bras est mû ; et dès que les esprits animaux sont agités, l'âme se trouve émue, quoy qu'elle ne sache pas seulement s'il y a dans son corp des esprits animaux, parce qu'il y a une li- /324/aison entre les traces du cerveau, et le mouvement des esprits, et une liaison entre les idées et les émotions de l'âme, et que toutes les passions en dépendent[4].

Si mon esprit, dit l'auteur de la Recherche, a été frappé de l'idée de Dieu, en même tems que mon cerveau a été frappé de la vüe de ces trois caracteres IAH ou du son de ce mot, il suffira, dit il, que les traces, que ces caracteres, ou leur son, auront prose reveillent, affin que je pense à Dieu, et je ne pourrai, dit il, penser à Dieu qu'il ne se produise dans mon cerveau quelques traces confuses des caracteres, du son, ou de quelques choses lesquelles auront accompagnées les pensées que j'aurai eû de Dieu. Car le cerveau, dit il, n'étant jamais sans traces, il a tousjours celles qui ont raport à ce que nous pensons (ib., p. 125) [5].Ensuitte il dit, qu'il y a une liaison*** naturelle et qui ne depend point de notre volonté, entre les traces que produisent un arbre, ou une montagne que nous voions, et les idées d'arbre, et de montagne ; entre les traces que produisent dans notre cerveau le cris d'un homme ou d'un animal qui souffre, et que nous entendons se plaindre, l'air du visage d'un homme qui nous menace, ou qui nous craint, et les idées de douleur, de force, de foiblesse et même entre les sentimens de compassion, de crainte et de courage qui se produisent en nous. Les liaisons naturelles, adjoute t'il, sont les plus fortes de toutes, elles sont semblables dans tous les hommes, et elles sont absolument necessaires à la conservation de la vie. Ainsi elles ne dependent point de la volonté des hommes [6].

Il est donc constant et indubitable par tous ces temoignages que je viens de raporter que les cartesiens reconnoissent eux mêmes que les diverses modifications et changemens du corp, excitent et reveillent naturellement dans l'âme diverses pensées et diverses sensations, et ils reconnoissent même suivant leur propre dire que ces diverses modifications, et changemens du corp, excitent et reveillent naturellement dans l'âme diverses pensées et diverses sensations, et qu'il y a une liaison naturelle entre ces diverses modifications et changemens du corp, et les pensées, et les sensations qu'ils excitent, et qu'ils reveillent dans l'âme.

Or je leur demanderois volontiers maintenant s'ils conçoivent bien qu'aucune modification de matiere puisse naturel / lement causer, et former dans un esprit, c'est à dire dans une substance spirituelle (qui n'est pourtant qu'un être imaginaire) aucune pensée ? ou aucune sensation ? Quel raport ? ou quelle liaison necessaire ? y a t'il entre une modification de matiere et un être imaginaire ? ou, si vous voulez, un être spirituel qui n'a ni corp, ni parties, ni étendüe aucune ? Je leur demanderois volontiers s'ils conçoivent bien que diverses modifications de matiere doivent naturellement produire dans une substance spirituelle, c'est à dire dans un être qui n'a point d'étendüe, et qui n'est rien diverses pensées, et diverses sensations ? Quel raport, et quelle liaison y a t'il de l'un à l'autre, ou des uns aux autres ? Car dans le fond il n'y a point de difference entre un esprit comme ils l'entendent, et un être qui n'est qu'imaginaire, et qui n'est rien, comme je l'ai suffisamment demontré ci dessus[7].

Mais quand on supposeroit même que l'esprit seroit quelque chose de reel, comme ils le pretendent, conçoivent ils bien que des modifications de matiere puissent naturellement produire ou exciter des pensées et des sensations dans un tel être ? c'est à dire dans un être qui n'auroit ni corp, ni parties, ni étendüe aucune et qui n'auroit aucune forme ni aucune figure ? Quel raport et quelle liaison peut il y avoir entre des modifications de matiere, et des êtres d'une telle nature ? Il ne peut y en avoir aucune. Conçoivent ils bien que les moindres choses qui produiroient des grands mouvemens dans les fibres delicates du cerveau exciteroient par une suitte necessaire, comme ils disent, des sentimens violens dans l'âme ? Conçoivent ils bien qu'un certain temperament de la grosseur, ou de la delicatesse des esprits animaux ! et qu'un certain temperament de leur agitation avec les fibres du cerveau, font naturellement la force ou la foiblesse de l'esprit ? Conçoivent ils bien que certains mouvemens de la matiere peuvent naturellement causer du plaisir, et de la joye ? ou de la douleur et de la tristesse ? dans un être qui n'a ni corp ni parties, et qui n'a ni forme ni figure, ni étendüe aucune ? Conçoivent ils bien que des traces reveillées dans le cerveau, reveillent des idées dans l'esprit ? et que des mouvemens excités dans les esprits animaux, excitent des passions dans la volonté ? Et même dans la volonté d'un être qui n'a, comme je viens de dire, ni forme ni figure, ni corp, ni parties, ni étendüe aucune ? Conçoivent ils bien qu'un juste temperament d'hu- /325/ meurs qui fait, comme ils disent, la vie et la santé du corp, soit quelque chose de rond ou de carré, ou de quelque autre figure ? Et enfin pour finir, conçoivent ils bien, que l'alliance de l'esprit, avec le corp, consiste dans une correspondance mutuelle et naturelle des pensées de l'âme, et des traces du cerveau ? comme aussi dans une correspondance naturelle et mutuelle des émotions de l'âme, et du mouvement des esprits animaux ? quoique l'âme n'ait aucune connoissance de ces traces, ni aucune connoissance des esprits animaux ? Conçoivent ils bien tout cela, messrs les cartesiens ? S'ils le conçoivent, qu'ils nous apprennent un peu cette merveille ! Et s'ils ne conçoivent pas, ils ne doivent certainement pas le dire, suivant leurs principes, à moins qu'ils ne veuillent parler eux mêmes sans sçavoir ce qu'ils disent.

Mais comment concevroient ils des choses qui sont en même tems si impossibles, si ridicules et si absurdes ; ils ne sçauroient même dire qu'ils le conçoivent puisqu'ils reconnoissent, et qu'ils avoüent eux mêmes d'un côté que l'âme est si aveugle qu'elle semeconnoit elle même et qu'elle ne voit pas que sespropres sensations lui appartiennent, et qu'ils disent qu'elle ne se distingue presque plus d'avec le corp,auquel elle attribue ses propres pensées et ses propressensations (Recher., t. 1, p. 90), et qu'ils disent encore que l'esprit qui voit tous les objets qui l'environnent s'ignore profondement lui même, qu'il ne marche qu'àtatons dans un abime de tenebres, qu'il ne sçait cequ'il est, ni comment il est attaché à un corp, ni comment il a tant d'empire sur tous les ressorts de ce corp qu'il ne connoit point, et qu'il ignore ses proprespensées et ses propres volontés (Exista d. Dieu,p. 179) [9].Ils ne peuvent donc pas dire qu'ils conçoivent ce qu'ils disent eux mêmes quand ils parlent, comme ils font, de la nature de l'âme, de sa liaison avec le corp, et de la correspondance naturelle et mutuelle qu'il y a entre les diverses operations de l'âme, et les divers mouvemens, et les diverses modifications de la matiere, et s'ils ne conçoivent pas ce qu'ils disent en cela, ils ne doivent pas le dire, à moins qu'ils ne veuillent, comme j'ai desjà remarqué[10], et comme ils disent eux mêmes, parler eux-mêmes sans sçavoir ce qu'ils disent.

Mais pourquoi encore veulent ils plutot parler ainsi sans sçavoir ce qu'ils disent, que de reconnoitre que la matiere seule soit capable de connoissance et de sentiment dans les hommes ? et dans les bestes ? ou plutost soit capable de donner, de former, ou / de causer, et produire de la connoissance et du sentiment dans les bestes ! sous pretexte qu'ils ne conçoivent pas comment cela se puisse faire ! C'est sans aucun fondement, et sans aucune bonne raison qu'ils le veulent ainsi. Car dans le sentiment de ceux qui disent que le seul mouvement de la matiere avec ses diverses modifications suffit pour donner de la connoissance et du sentiment aux hommes, et aux bestes, il n'y a, comme j'ai dis, qu'une difficulté qui arreste, qui est de sçavoir ou de concevoir comment des seuls mouvemens, et des seules modifications des parties de la matiere, peuvent donner ou exciter de la connoissance et du sentiment dans les hommes, et dans les bestes ; laquelle difficulté vient sans doute, comme j'ai desjà remarqué aussi[11],de ce que ces sortes de mouvemens et de modifications sont en nous le premier principe de toutes nos connoissances et de toutes nos sensations, et que pour cette raison nous ne pouvons et ne devons pas même voir, ni concevoir, comment ils produisent en nous, nos connoissances et nos sentimens, d'autant, comme j'ai dis, que de même que nous voions tous les jours, que le principe de la vüe ne tombe point, et ne peut tomber sous la vüe, de même aussi nous devons bien nous persuader que le principe de la connoissance et du sentiment ne peut, et ne doit point tomber sous la connoissance, ni sous le sentiment, et par consequent que nous devons ignorer comment les mouvemens et les modifications internes de la matiere dont nous sommes composés produisent en nous nos connoissances et nos sentimens, et nous ne devons pas même nous étonner davantage de notre ignorance, et de notre impuissance en cela, puisqu'elle doit naturellement être telle ; car ce seroit en quelque façon comme si on s'étonnoit de ce qu'un homme fort et robuste qui porteroit facilement de gros et pesants fardeaux sur ses épaules, et sur son dos, ne pourroit, de même se porter lui même sur ses épaules, ni sur son dos. Ou comme si on s'étonnoit de ce qu'un homme de bon appetit qui avaleroit facilement des bons et friands morceaux, ne pourroit lui même avaller sa langue. Comme si on s'étonnoit de ce que l'oeil qui voit facilement tout, ne sçauroit neantmoins se voir lui même ; ou enfin, comme si on s'étonnoit de ce qu'une main qui sçait empoigner facilement toutes sortes de choses, ne sçauroit neantmoins s'empoigner elle même.

Il est visible que ces sortes d'étonnemens là seroient ridicules et on se moqueroit infailliblement de ceux qui s'étonneroient /326/ de telle impuissance, il en seroit infailliblement aussi de même de l'étonnement où nous sommes au sujet des modifications internes de notre corp, et de nos sensations, ou perceptions, si c'étoient des choses exterieures et sensibles comme sont celles dont je viens de parler. Il seroit ridicule de s'étonner de notre ignorance là dessus, et il seroit peut être même ridicule de vouloir comprendre et concevoir ce que nous ignorons là dessus, parce que l'on verroit clairement qu'il ne faudroit pas s'étonner de telle ignorance, et qu'il seroit aussi impossible de concevoir ce que nous en ignorons, comme il est impossible à nos yeux de se voir eux mêmes sans miroir[12].

Mais quoy que nous ignorions comment cela se fait, nous sommes neantmoins certains et assurés que c'est immediatement par le moien de ces mouvemens, et de ces modifications là que nous pensons, que nous sentons, et que nous appercevons toutes choses, et que sans ces mouvemens et ces modifications là, nous ne serions nullement capables d'avoir aucune pensée, ni aucun sentiment. D'aillieurs nous sentons interieurement, et très certainement que c'est par notre cerveau que nous pensons, que c'est par notre chair que nous sentons, comme c'est par nos yeux que nous voions, et que c'est par nos mains que nous touchons ; et ainsi nous devons necessairement dire que c'est precisement dans ces sortes de mouvemens, et de modifications internes de notre chair et de notre cerveau que consistent toutes nos pensées, toutes nos connoissances, et toutes nos sensations[13].

Et ce qui confirme d'autant plus cette verité, est que nos connoissances, et nos sensations suivent la constitution naturelle de notre corp, et qu'elles sont d'autant plus ou moins libres qu'elles procedent d'une plus ou moins bonne, et parfaite disposition, et constitution interne ou externe de notre corp. Et si c'est precisement dans ces sortes de mouvemens et de modifications internes de la matiere qui est en nous, et qui agit en nous, que consistent nos connoissances, et nos sensations, il s'ensuit évidament que tous les animaux sont capables de connoissance, et de sentiment aussi bien que nous, puisque nous voions manifestement qu'ils sont comme nous, composés de chairs et d'os, de sang, et de veines, de nerfs et de fibres, semblables aux notres, qu'ils ont comme nous tous les organes de la vie et du sentiment, et même un cerveau qui est l'organe de la pensée et de la connoissance, et qu'ils montrent évidament par toutes leurs actions, et par toutes leurs manieres d'agir, qu'ils ont de la connoissance et du sentiment[14]. Ainsi c'est en vain que nos cartesiens disent qu'ils ne sont point capables de connoissance ni de sentiment, sous pretexte qu'ils ne conçoivent pas que de la matiere figurée / ou modifiée d'une telle ou telle maniere, comme en carré, en rond, en ovale... etc., soit de la douleur, du plaisir, de la chaleur, de l'odeur, du son... etc., et sous pretexte qu'ils ne conçoivent pas que de la matiere agitée de bas en haut, ou de haut en bas, en ligne circulaire, spirale, oblique, parabolique, ou elliptique soit un amour, une haine, une joye, une tristesse, ...etc., puisqu'il est constant et indubitable suivant même leurs principes que c'est par les divers mouvemens, et par les diverses modifications de la matiere que se forment en nous toutes nos connoissances, et toutes nos sensations, et qu'il y a même dans nous une liaison, et une correspondance naturelle et mutuelle, comme disent nos cartesiens, entre les susdits mouvemens, et les susdittes modifications de la matiere, et les connoissances et les sentimens ou sensations que nous avons en nous. Il est clair, et constant et indubitable que semblables mouvemens, et semblables modifications de matiere se peuvent semblablement faire dans les bestes qui sont organisés, ou qui ont des organes comme nous.

Et si ces sortes de mouvemens et de modifications de matiere s'y peuvent faire, ils peuvent par consequent aussi y former de semblables connoissances, et de semblables sensations. Et il se peut faire qu'il y ait dans les mêmes bestes, une semblable liaison et une semblable correspondance naturelle et mutuelle entre les divers mouvemens et modifications de leur corp, et les connoissances et sensations qu'elles peuvent avoir, puisqu'une telle liaison, et correspondance des mouvemens et des sensations, de modifications, et de connoissance, n'est pas plus difficile d'un coté que de l'autre, et qu'elle peut se trouver aussi facilement dans les bestes que dans les hommes. Et cela étant, comme on n'en peut douter après y avoir bien pensé, c'est une erreur, et une illusion à nos cartesiens de croire que les bestes ne sont point capables de connoissance, ni de sentiment, et il est ridicule à eux de demander, à cette occasion, si on conçoit que de la matiere figurée d'une telle ou telle maniere, comme en carré, en rond, en ovale... etc., soit de la douleur, du plaisir, de la chaleur, de la couleur, de l'odeur, de la lumiere, du son... etc. Et si on conçoit que de la matiere agitée de bas en haut, ou de haut en bas, en ligne droitte, circulaire, ou oblique, soit un amour, une haine, une joye, une tristesse ?... etc., ils sont, dis je, ridicule[s] de demander cela, et de s'imaginer que la resolution de cette difficulté depende de là, puisque ce n'est pas dans une certaine étendüe mesurable, ni dans aucune figure determinée de la matiere que consiste le sentiment du plaisir ou de la douleur, ni le sentiment de la chaleur ou du froid, ni le sentiment de la lumiere /327/ et des couleurs, ni le sentiment de l'odeur et du son. Et que ce n'est point non plus dans aucune étendüe mesurable, ni dans aucune figure determinée de la matiere que consiste la pensée, le desir, la crainte, la volonté, le raisonnement, la joye ou la tristesse... etc., mais qu'ils consistent seulement dans le mouvement, et dans la modification interne de la matiere dont les corps vivans sont composés, sans avoir aucun égard à leur étendüe mesurable, ni à la figure exterieure qu'ils pourroient avoir ; de la même maniere que le juste temperament des humeurs qui de l'aveu même de nos cartesiens fait la vie, la force, et la santé du corp vivant, ne consiste point dans aucune certaine figure, ni dans aucune certaine étendüe particuliere de la matiere, mais dans certains mouvemens internes, et dans certaines modifications internes et particulieres de la matiere, sans avoir aucun égard à l'étendüe, ni à la forme, ou à la figure qu'elle pourroit avoir d'aillieurs[15].

Nos cartesiens affectent encore ici de confondre mal à propos les choses, c'est ce que j'ai desjà remarqué qu'ils faisoient à l'occasion de la pretendüe existence de leur Dieu. Car pour demontrer, comme ils le pretendent, qu'il existe, ils affectent de confondre un infini en étendüe, en nombre et en durée, qui existe veritablement, avec un pretendû Etre infiniment parfait, qui n'est point. Et de l'existence évidente de l'un, ils s'imaginent conclure invinciblement l'existence de l'autre ; en quoi j'ai dis, qu'ils tomboient manifestement dans l'erreur, et dans l'illusion[16]. Les voici qui font encore de même à l'occasion des bestes, qu'ils veulent ou qu'ils voudroient priver entierement de toute connoissance, et de tout sentiment, car pour demontrer comme ils le pretendent qu'elles n'ont point du tout de connoissance, ni de sentiment, ils affectent de confondre l'étendüe mesurable de la matiere, et sa figure exterieure, avec les mouvemens, et les modifications internes, qu'elle a dans les corps vivans, et parce qu'ils demontrent suffisament qu'aucune étendüe mesurable de matiere, et qu'aucune de ses figures exterieures, ne peuvent faire aucune pensée ni aucune sensation dans les hommes, ni dans les bestes ils s'imaginent demontrer aussi que n'y aians que de la matiere dans les bestes, elles ne peuvent avoir aucune connoissance ni aucun sentiment, mais c'est encore en cela même que consiste leur erreur, et leur illusion, puisque ce n'est point dans aucune étendüe mesurable ni dans aucune figure exterieure de la matiere que consistent les connoissances et les sensations des hommes et des bestes ; mais dans les divers mouvemens, dans les diverses agitations, et dans les di-/ verses modifications internes qu'elle a dans les hommes, et dans les bestes.

Ce qui fait, comme il est visible, une très grande difference de l'un à l'autre, car on peut bien dire que la pensée, et que le sentiment étans dans des corps vivans, ils sont par consequent dans une matiere qui est étendüe et figurée ; mais il ne s'ensuit pas de là que la pensée, ni que le sentiment dûssent être pour cela des choses étendües en longueur, en largeur, et en profondeur, ni qu'ils dûssent être pour cela des choses rondes ou carrées, comme disent nos cartesiens, car la pensée et le sentiment sont également dans un petit homme par exemple, comme dans un plus grand, d'autant que la grandeur mesurable du corp vivant, ni la figure exterieure ne font rien en cela. Pareillement, on peut bien dire que les pensées et que les sensations des corps vivans se font par les mouvemens, par les modifications, et par les agitations internes des parties de la matiere dont ils sont composés, mais il ne s'ensuit pas de là que ces sortes de mouvemens se fassent necessairement, en ligne droitte, ou oblique, en ligne circulaire ou spirale, ou en ligne parabolique ou elliptique, ni que ces mouvemens et agitations là, de bas en haut, ou de haut en bas, en ligne circulaire ou oblique fassent tousjours quelques pensées ou quelques sensations, cela, dis je, ne s'ensuit pas tousjours de la supposition de notre these, et il seroit même ridicule de s'imaginer que telle chose dûsse s'en ensuivre ; et ainsi c'est en vain que nos cartesiens demandent si on conçoit que la matiere figurée en rond, en carré, en ovale... puisse faire une pensée, un desir, une volonté... etc. Et si on conçoit qu'une matiere agitée de bas en haut ou de haut en bas, ou qui se meut en ligne circulaire, oblique ou parabolique... etc., peut faire un amour, une haine, un plaisir, une joye, une douleur, ou une tristesse, c'est, dis je, en vain qu'ils font cette demande, puisque nos pensées, et que nos sensations ne dependent point de ces particularités là de la matiere, et qu'elles ne se font point parce que la matiere est figurée en rond, ou en carré...etc., ni precisement parce qu'elle se meut de bas en haut, ou de haut en bas, ni parce qu'elle se meut de droitte à gauche, ou de gauche à droitte... etc., mais bien, comme j'ai dis, parce qu'elle a dans les corps vivans certains mouvemens, et certaines modifications, et agitations internes qui font la vie, et le sentiment des corps vivans, sans qu'il soit besoin pour cela que ces sortes de modifications internes, aient en elles mêmes aucunes figures propres et particulieres, et sans qu'il soit besoin pour cela, que ces sortes de mouvemens aillent tousjours de bas en haut, ou de haut en bas, et sans qu'il soit besoin de determiner s'ils vont de droitte à gauche, ou de gauche à droitte ; ou si c'est justement /328/ par des lignes droittes ou circulaires qu'ils se font, ou si c'est par des lignes spirales, obliques, ou paraboliques, ou ne s'agit pas de cela, il suffit de dire que nos pensées, et que nos sensations se font veritablement dans des corps vivans, de quelque maniere que ce soit qu'elles s'y fassent et elles s'y font aussi bien que les modifications internes dont je viens de parler.

Or il est certain que toutes les modifications de la matiere ne sont pas tousjours rondes ou carrées, ou autrement figurées, il seroit même ridicule de pretendre qu'elles dûssent tousjours l'être ; la modification par exemple de l'air, qui fait en nous le sentiment du son, et celle du même air, qui fait en nous le sentiment de la lumière et des couleurs, sont certainement des modifications de la matiere. Cepandant ces sortes de modifications de la matiere n'ont en elles mêmes aucune figure propre et particuliere, et il seroit ridicule de demander, si l'action, ou l'agitation de l'air qui cause en nous ce sentiment du son seroit une chose ronde ou carrée ; il seroit ridicule de demander, si l'action ou l'agitation du même air qui causeroit en nous le sentiment de la lumiere et des couleurs seroit une chose ronde ou carrée... Pareillement il est certain que le juste temperament des humeurs qui fait, comme disent nos cartesiens mêmes, la vie, la force, et la santé des corps vivans, et par consequent aussi que le mauvais temperament des mêmes humeurs qui fait les maladies, et les infirmités des corps vivans, ne sont que des modifications de la matiere. Ces sortes de modifications de la matiere ne sont cepandant d'aucune figure en elles mêmes, et il seroit ridicule de demander si le bon, ou si le mauvais temperament des humeurs qui cause la santé, et les maladies, la fievre par exemple ou la peste seroient des choses rondes ou carrées, et si on pourroit les diviser, les fendre, ou les couper par pieces et par morceaux.

Enfin la fermentation est certainement une modification de la matiere, nos cartesiens ne le sçauroient nier ; cepandant la fermentation, non plus que le juste temperament des humeurs ne sont pas des choses que l'on puisse dire être rondes ou carrées, ou de quelque autre figure, et quoi qu'elles puissent être, et qu'elles soient même necessairement dans une matiere étendüe et mesurable et qu'elles soient necessairement dans une matiere qui peut avoir quelque figure, elles ne peuvent neantmoins avoir en elles mêmes aucune étendüe mesurable ni aucune figure qui leur soient propres et particulieres. Et il seroit ridicule, comme j'ai dis, de demander si on conçoit que de la matiere figurée en rond ou en carré, en ovale ou en triangle... etc., seroit une fermentation, parce que ce n'est point la figure de la matiere qui fait la fermentation ; pareillement il seroit ridicule de demander si on conçoit que cette fermentation, ou que / le juste temperament des humeurs seroient des choses que l'on puisse mesurer à l'aune ou à la toise ou mesurer au pot et à la pinte, ou si ce seroient des choses rondes ou carrées, parce que la fermentation et que le juste temperament des humeurs ne consistent point dans aucune étendue determinée ni dans aucune figure particuliere ; pareillement il seroit ridicule de demander si ces sortes de choses se pourroient peser au poid ou à la balance, parce qu'elles ne consistent point dans aucun degré de pesanteur ; pareillement il seroit ridicule de demander, si on conçoit qu'une fermentation ou qu'un juste temperament d'humeurs pourroient se fendre, se diviser ou se couper en pieces, et en morceaux parce que ces sortes de choses ne sont point de nature à être divisées ainsi. Il seroit ridicule, dis je, de faire toutes ces sortes de demandes, parce qu'ilseroit ridicule de vouloir attribuer à des choses, des qualités, ou des proprietés,r qui ne seroient point. convenables à leur nature, ni à leur maniere d'être[17].

De sorte que lors même que l'on n'attribüe qu'une même et semblable denomination à plusieurs choses de diverses natures, il faut necessairement l'entendre et l'expliquer en divers sens, et en diverses significations, parce qu'il seroit ridicule de prendre cette même denomination, dans une même signification pour toutes les choses qu'elle signifieroit. On dit par exemple d'une perche, qu'elle est longue, ou qu'elle est courte. On dit de même d'une maladie, qu'elle est longue ou qu'elle est courte. Il faut necessairement prendre ce terme de long ou de longue, aussi bien que celui de court ou de courte, en diverses significations, parce qu'il seroit ridicule de dire que la longueur ou la brieveté d'une maladie fut un être ou quelque chose de semblable à la longueur, ou à la brieveté d'une perche, ou que celle d'une perche fut semblable à celle d'une maladie. Et pourquoi seroit il ridicule de vouloir prendre ce terme dans une même signification pour une perche que pour une maladie ? si ce n'est parce qu'il seroit ridicule de vouloir attribuer à des choses des qualités ou des proprietés qui ne seroient point convenables à leur nature, ou à leur maniere d'être ; car il est visible que la longueur d'une perche ne convient nullement à la nature d'une maladie, et que la longueur d'une maladie ne convient nullement à la nature d'une perche. C'est pour cela aussi que l'on ne confond point dans cette occasion ci les diverses significations de ce terme, et que l'on ne s'y meprend point. Pareillement on dit d'un vent de bize quand il gele fort, qu'il est froid ; on dit de même d'un discours mal conçu et mal prononcé que c'est un froid discours, et qu'un orateur qui parle sans mouvement et sans passion, qu'il est un froid orateur[18] ; ce terme /329/ de froid doit necessairement se prendre ici en diverses significations parce qu'il seroit ridicule de dire ou de penser que la froideur d'un discours ou d'un orateur fut quelque chose de semblable à la froideur, ou à la froidure d'un rude vent de bize, ou que la froidure d'un vent.de bize fut semblable à celle d'un froid discours, ou d'un froid orateur. Et pourquoi seroit il ridicule de dire ou de penser cela ? si ce n'est parce qu'il seroit ridicule de vouloir attribuer à une chose ou à des choses, des qualités et des proprietés qui ne seroient pas convenables à leur nature, ni à leur maniere d'être. Il est visible encore que la froideur d'un vent de bize ne convient point à la nature d'un discour, ni à la nature d'un orateur et que le froid d'un discour ni celui d'un orateur ne convient point à la nature d'un vent de bise. C'est pour cela aussi que l'on ne confond point les idées de ce terme, et que l'on ne s'y trompe point, quoiqu'on les applique à des choses de differentes natures. Mais si par fantaisie, ou par erreur et par ignorance, on croioit devoir les confondre et les prendre tousjours dans une même signification sous pretexte que l'on ne se serviroit que d'un même nom, et d'un même terme pour signifier et designer plusieurs choses, et si pour cette seule raison, on s'imaginoit devoir attribuer ainsi à certaines choses, des qualités ou des proprietés qui ne seroient nullement convenables à leur nature, ni à leur maniere d'être, on tomberoit certainement dans le ridicule[19].

Or c'est justement dans ce ridicule que nos cartesiens tombent lorsqu'ils s'imaginent, et qu'ils disent que les bestes ne sont point capables de connoissance ni de sentiment, sous pretexte que la connoissance et que le sentiment ne peuvent être des modifications de la matiere, s'imaginans en même tems que toutes les modifications de la matiere sont necessairement des choses étendües en elles mêmes, et qu'elles sont necessairement des choses rondes ou carrées... etc., et qu'on peut les diviser, et les couper en pieces et en morceaux. Comment pourroit on s'imaginer, disent ils, que l'esprit fut étendû ? et divisible ? On peut, adjoutent ils, couper par une ligne droitte un carré, en deux triangles, en deux parallelogrames, en deux trapezes. Mais par quelle ligne, demandent ils ? peut on concevoir qu'un plaisir, qu'une douleur, qu'un desir... etc. se / puisse couper ? et quelle figure resulteroit de cette division ? Si on conçoit, continüent ils, que de la matiere figurée en rond, en carré, en ovale... etc., soit de la douleur, du plaisir, de la chaleur, de l'odeur, du son... etc., et si on conçoit que la matiere agitée de bas en haut, ou de haut en bas, en ligne circulaire, oblique, spirale, parabolique, ou elliptique, soit un amour, une haine, une joye, une tristesse... on peut dire que les bestes sont capables de connoissance et de sentiment, et si on ne le conçoit point, il ne le faut pas dire, à moins que l'on ne veuille parler sans sçavoir ce que l'on dit.

Ils s'imaginent donc suivant leurs propres raisonnemens que si les bestes étoient capables de connoissance, et de sentiment, l'esprit seroit étendu, et divisible, et qu'il pourroit se diviser ou se couper par pieces, et par morceaux ! Ils s'imaginent donc qu'une pensée, qu'un desir, qu'un plaisir, qu'une haine, et qu'un amour, qu'une joye, et une tristesse seroient des choses rondes ou carrées, triangulaires, ou pointües, ou de quelque autre semblable figure ! et qu'on pourroit les fendre, les diviser, et les couper par cartiers, et qu'il devroit resulter quelque nouvelle figure de cette division ! Et ils ne sçauroient se persuader que les bestes puissent avoir de la connoissance, et du sentiment à moins qu'ils ne s'imaginent cela. C'est en quoy ils se rendent ridicules. Quoi, parce qu'une pensée ! qu'un desir ! ou qu'un sentiment de douleur ou de plaisir ! ne sçauroient se diviser, ou se couper comme un carré, en deux triangles, en deux parallelogrames ou en deux trapezes ! nos cartesiens ne veulent pas que la connoissance, ni que le sentiment de douleur, ou de plaisir, soient des modifications de la matiere ? Et pour cette même raison, ils ne veulent pas que les bestes soient capables de connoissance ? ni de sentiment ? Qui ne riroit d'une telle sottise ! Spectatum hic admissi; risum teneatis, amici[20]. Quand ils disent que le juste temperament des humeurs fait la vie et la santé du corp vivant, pretendent ils que ce juste temperament des humeurs soit quelque chose de rond ou de carré ? et que ce soit quelque chose qui se puisse diviser, ou couper comme un carré, en deux triangles ? en deux parallelogrames ? en deux trapezes ? et qu'il resulteroit quelque nouvelle figure de cette division ?

Les fous, ils raisonnent des pensées, des desirs, et des volontés, de toutes les sensations, et affections, ou passions de l'âme, et de /330/ l'esprit comme si c'étoient des corps, et des substances et des êtres propres et absolus. Et ils ne prennent pas garde que ce ne sont point des substances, ni des êtres propres et absolus, mais seulement des modifications de l'être. La pensée, par exemple, n'est pas un être propre et absolu, ce n'est qu'une modification, ou une action vitale de l'être qui pense. Pareillement un desir, un amour, une haine, une joye, une tristesse, un plaisir, une douleur, une crainte, une esperance... etc., ne sont point des substances ou des êtres propres et absolus, ce sont seulement des modifications, et des actions vitales, de l'être qui desire, qui aime, qui hait, qui craint ou qui espere, qui s'attriste, ou qui se resjouit, et qui sent du bien, ou du mal, c'est à dire qui sent de la douleur ou du plaisir.

On dit de certaines personnes, ou de certains personnages qu'ils ont de l'esprit, de l'adresse, de la science, du talens, et du merite ; et que de certains autres[21] n'en n'ont point. On ne pretend pas dire par là, que ces certaines personnes aient des êtres, ou des substances propres et particulieres que les autres n'ont pas. Et il seroit ridicule de demander si l'adresse, si la science, et si le talent, ou le merite de ces personnes là, seroient des choses rondes ou carrées, et par quelle ligne on pourroit les diviser, ou les couper en pieces, et quelle figure resulteroit de cette division. Il seroit, dis je, ridicule de demander cela, parce que l'adresse et la science, ni le talent et le merite des personnes ne sont point des substances, ni des êtres propres et absolus, mais seulement des modes, ou des modifications de l'être, et des manieres d'agir, de penser, de parler, et de raisonner avec plus de liberté et de facilité que les autres. Lesquelles manieres de penser, de parler, d'agir ou de raisonner ne sont certainement point des substances, ni des êtres propres et absolus, mais seulement, comme j'ai dis, des modifications, ou des actions vitales de l'être qui agit, et pense, qui parle et qui raisonne.

Il en est de même de la pensée, et de l'esprit, de la connoissance et de la volonté, du jugement et du sentiment, comme de l'adresse, comme de la science, comme du talent, et du merite personnel, l'esprit, la vie, la pensée et le sentiment ne sont point des substances, ni des êtres propres et absolus ; mais seulement des modifications de l'être qui vit et qui pense ; lesquelles modifications consistent dans une faculté ou facilité que certains êtres qui vivent, ont de penser, et de raisonner, laquelle faculté, ou facilité est plus / grande, c'est à dire plus dégagée et plus libre, dans les uns, que dans les autres, et quoi qu'elle soit ainsi plus grande dans les uns que dans les autres, et qu'il y ait des maladies qui sont plus longues ou plus courtes les unes que les autres, il ne s'ensuit pas de là que l'on puisse, ni même que l'on doive penser que la faculté ou facilité de penser et de raisonner soit pour cela une chose ronde ou carrée, ou qu'elle soit mieux figurée dans les uns que dans les autres, ni que des maladies soient pour cela des choses rondes ou carrées, et qu'elles [soient] capables de pouvoir se diviser ou se couper par pieces et par morceaux, parce qu'il seroit ridicule, comme j'ai dis, devouloir attribuer à des choses, des qualités et des proprietés qui ne seroient point convenables à leur nature ou à leur maniere particuliere d'être. Ainsi quoique le plus ou le moins de facilité de penser, et de raisonner convienne à la nature de l'esprit, et que la longueur ou la brieveté, convienne à la nature d'une maladie, cepandant la figure corporelle ne convient nullement à la nature de l'esprit, ni à la nature d'une maladie, qui ne sont bien certainement que des modifications de l'être. Ce pourquoi il seroit ridicule de dire, ou de penser, que ces sortes de choses (hissent être rondes ou carrées, ou de quelque autre figure, sous pretexte qu'elles seroient plus grandes ou plus petites, plus longues, ou plus courtes les unes que les autres.

Il en faut necessairement dire de même de la vie corporelle, soit de la vie des hommes, soit de la vie des bestes, soit de la vie des plantes ; leur vie n'est qu'une espece de modification, et de fermentation continüelle de leur être, c'est à dire de la matiere dont ils sont composés, et toutes les connoissances, toutes les pensées, et toutes les sensations qu'ils peuvent avoir, ne sont que diverses autres nouvelles modifications particulieres et passageres, de cette modification, et de cette fermentation continüelle qui fait leur vie. Les cartesiens ne sçauroient nier que cette fermentation soit une modification de la matiere, ils ne sçauroient nier non plus qu'elle fasse la vie du corp, puisqu'ils disent expressement que c'est le juste temperament des humeurs qui fait la vie et la santé du corp[22].Cepandant ils ne sçauroient dire que cette fermentation, ou que ce juste temperament des humeurs, soient des choses rondes ou carrées, ou qu'elles soient necessairement de quelque autre figure ; ils ne sçauroient dire non plus par quelle ligne on pourroit les fendre, ou les couper. Ils se rendroient ridicules s'ils s'imaginoient que ces sortes de choses /331/ dûssent être rondes ou carrées, ou qu'elles dûssent avoir quelque[s] autres figures, ou qu'elles dûssent pouvoir se fendre et se couper par pieces, et par morceaux, sous pretexte qu'elles seroient des modifications de la matiere. Donc il est clair et évident que toutes modifications de la matiere, ne sont pas necessairement des choses rondes ou carrées, ni autrement figurées, comme nos cartesiens le pretendent. Et par consequent ils sont ridicules de vouloir priver les bestes de connoissance et de sentiment, sous pretexte que la connoissance, et que le sentiment ne pourroient être des modifications de la matiere, parce qu'ils ne peuvent être des choses rondes ou carrées ni autrement figurées.

D'aillieurs quand ils conviendroient avec nous que la pensée et que le sentiment ne seroient en effet que des modifications de la matiere, ce ne seroit pas pour cela, proprement la matiere qui penseroit, qui sentiroit, ni qui viveroit. Mais ce seroit proprement l'homme, ou l'animal composé de matiere qui penseroit, qui connoitroit ou qui sentiroit. De même maniere que quoique la santé, et la maladie ne soient que des modifications de la matiere, ce ne seroit cepandant point proprement la matiere qui se porteroit bien, ni qui seroit malade. De même encore ce ne seroit point proprement la matiere qui verroit, ni qui entendroit, ni qui auroit faim ou qui auroit soif, mais ce seroit bien la personne ou l'animal composé de matiere qui verroit, et qui entendroit, ou qui auroit faim, ou qui auroit soif. Et quoique le feux par exemple, et que le vin ne soient que de la matiere modifiée d'une certaine maniere, ce n'est pas neantmoins proprement la matiere qui brule le bois, ou la paille, ni la matiere qui ennivre quand on boit le vin, mais c'est proprement le feu qui brusle le bois, et la paille, et c'est proprement le vin qui ennivre ceux qui en boivent trop[23], car suivant la maxime des philosophes, les actions et les denominations des choses ne s'attribuent proprement qu'aux supposts, et non à la matiere ni aux parties particulieres dont ils sont composés, actiones et denominationes sunt suppositorum[24].

Autant donc qu'il seroit ridicule à nos cartesiens de dire que la vie, que le juste temperament des humeurs, et que la fermentation des corps ne seroient pas des modifications de la matiere, sous pretexte qu'elles ne seroient pas des choses rondes, ni carrées, ni autrement figurées, autant il leur est ridicule de dire que la pensée et que le sentiment ne sont point des modifications / de la matiere dans les corps vivans, sous pretexte que leurs pensées et que leurs sensations ne seroient point des choses rondes ni carrées, ni autrement figurées. Et autant qu'il seroit ridicule de dire que les bestes ne vivent point, sous pretexte que leur vie ne seroit pas une chose ronde, ni carrée, ni autrement figurée, autant il leur est ridicule de dire qu'elles n'ont point de connoissance ni de sentiment, sous pretexte que leurs connoissances et que leurs sentimens ne peuvent être des choses rondes, ni carrées ni autrement figurées. Et ainsi les cartesiens se rendent manifestement ridicules, lorsque sous un si vain pretexte et sur une si vaine et si frivole raison, ils disent que les bestes ne sont point capables de connoissance, ni de sentiment, et qu'ils disent qu'elles mangent sans plaisir, qu'elles crient sans douleur, qu'elles ne connoissent rien, qu'elles nedesirent rien, et qu'elles ne craignent rien[25]. Le contraire paroit manifestement en toutes choses ; nous voions que la nature leur a donné des pieds pour marcher, et elles marchent, qu'elle leur a donné une bouche et des dents pour manger, et elles mangent ; qu'elle leur a donné des yeux pour se conduire, et elles se conduisent. Leur auroit elle donné des yeux pour se conduire, et pour ne rien voir ? des oreilles pour écouter, et pour ne rien entendre ? une bouche pour manger, et pour ne rien gouter de ce qu'elles mangent ? Leur auroit elle donné un cerveau avec des fibres, et des esprits animaux pour ne rien penser et pour ne rien connoitre ? Et enfin leur auroit elle donné une chair vivante pour ne rien sentir ? et pour n'avoir ni plaisir ni douleur ? Quelle fantaisie ! quelle illusion ! quelle folie ! de vouloir s'imaginer et se persuader telle chose, sur de si vaines raisons, et sur un si vain pretexte que celui qu'ils alleguent.

Quoy, messrs les cartesiens, parce que les bestes ne sçauroient parler comme vous en latin, ou en françois[26],et qu'elles ne sçauroient s'exprimer en votre langage pour vous dire leurs pensées et pour vous expliquer leurs desirs, leurs douleurs et leurs maux ! non plus que leurs plaisirs et leurs joyes ! vous les regardez comme des pures machines privées de connoissance, et de sentimens ! Sur ce pied là, vous nous feriez aussi facilement accroire que des Iroquois et que des Japonois, ou même que des Espagnols, et des Allemands, ne seroient que des pures machines inanimées, privées de connoissance et de sentiment, tant que nous n'entendrions rien à leurs langages, et qu'ils ne parleroient pas comme nous ! A quoi pensez vous, messrs les cartesiens ? Ne voiez vous pas assés /332/ clairement que les bestes ont un langage naturel ; que celles qui sont de même espece s'entendent les unes les autres ? qu'elles s'appellent les unes les autres ? et qu'elles se repondent aussi les unes aux autres ! Ne voiez vous pas assés manifestement qu'elles font societé entre elles, qu'elles se connoissent, et qu'elles s'entretiennent les unes avec les autres ? qu'elles s'aiment, qu'elles se caressent les unes les autres, qu'elles joüent, et se divertissent assés souvent ensemble ? et quelques fois qu'elles se haïssent, qu'elles se battent et qu'elles ne sçauroient se souffrir les unes les autres ? non plus que des hommes qui se haïssent, et qui ne sçauroient se souffrir les uns les autres ? Ne voiez vous pas assés clairement qu'elles sont bien aise quand on les caresse, qu'elles sont guaies et guaillardes quand elles se portent bien, et que rien ne leur manque et qu'elles mangent d'aussi bon appetit que les hommes sçauroient faire, quand elles ont faim ? et qu'elles ont quelque chose de bon à manger selon leur nature et leur espece ? Et au contraire ne voiez vous pas tout manifestement qu'elles sont tristes, et languissantes, qu'elles se plaignent, et qu'elles font des dolens soupirs quand elles sont malades, ou qu'elles se sentent blessées ; ne voiez vous pas aussi qu'elles crient quand on les frappe et qu'elles s'enfuient de toutes leurs forces quand on les menace, quand on les poursuit et qu'on les frappe rudement ? Tout cela est une espece de langage naturel, par lequel elles font assés manifestement voir qu'elles ont de la connoissance et du sentiment. Ce langage n'est point suspect ni équivoque ; il est clair et net, et est moins suspect que le langage ordinaire des hommes qui souvent sont pleins de deguisemens et de duplicité, et de fourberie[27].

Voiez vous que des machines inanimées s'engendrent naturellement les unes les autres ; voiez vous qu'elles s'assemblent d'elles mêmes, pour se tenir compagnie les unes aux autres ? comme font les bestes ! Voiez vous qu'elles s'appellent les unes les autres ? et qu'elles se repondent les unes aux autres ? comme font les bestes ? Voiez vous qu'elles joüent ensemble, et qu'elles se caressent, ou qu'elles se battent, et qu'elles se haïssent les unes les autres ? comme font les bestes ? Vous paroit il qu'elles se connoissent les unes les autres ? et qu'elles connoissent leurs maitres ? comme font les betes ! Voiez vous qu'elles viennent quand leurs maitres les appellent ou qu'elles s'enfuient s'ils vouloient les frapper ? Et enfin voiez vous qu'elles obeiroient à leurs maitres, et qu'elles feroient ce qu'ils leurs com-/ manderoient ? comme font tous les jours les bestes qui obeissent à leurs maitres, qui viennent quand ils les appellent, et qui font ce qu'ils leur commandent ! Vous ne voiez pas que des pures machines, et que des machines inanimées fassent cela[28]. Vous ne le verrez jamais et vous pensez que des bestes feroient tout cela sans connoissance et sans sentiment ? Vous pensez qu'elles s'engendrent les unes les autres sans plaisir, qu'elles boivent et qu'elles mangent aussi sans plaisir, et sans appetit, sans faim, et sans soif ? qu'elles caressent leurs maitres sans les aimer, et même sans les connoitre ? qu'elles font ce qu'ils leur commandent sans entendre leur voix, et sans sçavoir ce qu'ils leur disent, qu'elles fuient sans crainte, et qu'elles crient sans douleur quand on les frappe ? Et vous vous imaginez tout cela, et vous vous persuadez même tout cela, pour cette seule raison, que la pensée, que la connoissance, que le sentiment, que le plaisir, que la joye, que la douleur, que la tristesse, que le desir, que la crainte, que l'appetit, que la faim et que la soif... etc., ne sont point, dittes vous, des choses rondes, ou carrées, ni d'aucune autre figure ? Et qu'ainsi elles ne peuvent être des modifications de la matiere ni de l'être materiel ? Vous êtes des fous en cela, messrs les cartesiens, permettez que je vous qualifie ainsi, quoique vous soyez d'aillieurs très judicieux[29]; vous êtes fous en cela, et vous meriteriez plutot d'être raillés sur ce sujet, que d'être serieusement refutés, spectatum hic admissi, risum teneatis, amici[30].Toutes les modifications de la matiere ou de l'être materiel, ne doivent pas avoir, comme vous pensez, toutes les proprietés de la matiere ou de l'être materiel. Et ainsi quoiqu'une des proprietés de la matiere ou de l'être materiel soit d'être étendu en longueur, en largeur, et en profondeur, de pouvoir être rond ou carré, ou de pouvoir être divisé en plusieurs parties, il ne s'ensuit pas de là que toutes les modifications de la matiere ou de l'être materiel, doivent être étendûes en longueur, en largeur et en profondeur, ni qu'elles dûssent tousjours être rondes ou carrées, et divisibles en plusieurs parties, comme vous vous l'imaginez faussement.

Les demonstrations que j'en ai donné jusques ici sont claires et évidentes. Monsr l'archeveque de Cambrai voudroit cepandant nous persuader qu'il est si clair et si évident (ce sont ses termes) que la matiere ne peut penser, ni sentir, que les peuples, dit il, ni les enfans mêmes ne sçauroient se persuader qu'elle le puisse (p. 144). Les peuples, dit il, et les enfans mêmes sont si éloignés de croire que la matiere soit capable de penser, et de sentir /333/ quoi que ce soit, qu'ils ne pourroient s'empecher de rire si on leur disoit qu'une pierre, qu'un morceau de bois, qu'une table, ou que leurs poupées sentiroient de la douleur, ou du plaisir, et qu'elles auroient de la joye, et de la tristesse[31].Et de là il conclud qu'il est si clair et si évident que la matiere ne peut penser ni sentir, que les peuples, ni les enfans mêmes n'en peuvent douter. Voilà un beau raisonnement ! pour un personnage d'un tel rang ! d'un tel merite ! et d'une telle érudition ! Les peuples et les enfans pourroient bien veritablement avoir raison de rire et de se moquer de ceux qui pour les amuser voudroient leur faire accroire que des pierres, que des tables, et des planches, ou des buffets, ou leurs poupées auroient de la connoissance et du sentiment. Ils auroient, dis je, bien raison de rire et de se moquer de ceux qui leur diroient telles choses, parce qu'ils sçavent effectivement bien que ces sortes de choses ne peuvent rien connoitre ni sentir. Mais leurs risées ne viendroient pas (comme monsr de Cambrai le voudroit faire entendre) de ce que ces sortes de choses ne seroient que de la matiere, ou qu'elles ne seroient faites que de matiere, mais de ce qu'ils verroient bien que ce ne seroient point des choses animées, et qu'elles n'auroient point de vie comme les animaux, et par consequent qu'elles ne pourroient avoir de connoissance ni de sentiment. Et pour me servir de l'expression de monsr de Cambrai, on peut bien plus certainement dire que les peuples et que les enfans mêmes sont si éloignés de croire que les bestes sont sans âme, sans vie, sans connoissance, et sans sentiment, qu'ils ne pourroient s'empecher de rire de ceux qui voudroient leur persuader le contraire, et leur dire, comme font les cartesiens, qu'elles mangent sans plaisir, qu'elles crient sans douleur, qu'elles ne connoissent rien, qu'elles ne voient rien, qu'elles n'aiment rien, qu'elles ne desirent rien, et qu'elles ne craignent rien. C'est ce qui feroit bien certainement rire les peuples et les enfans mêmes, tant ils sont éloignés de croire que les bestes soient sans vie, sans connoissance et sans sentiment.

Dittes un peu à des païsans que leurs bestiaux n'ont point de vie, ni de sentiment, que leurs vaches, et que leurs chevaux, que leurs brebis et moutons ne sont que des machines aveugles et insensibles au bien, et au mal, et qu'ils ne marchent que par ressorts comme des machines, et comme des marionnettes sans voir, et sans sçavoir où ils vont. Ils se moqueront certainement de vous[32]. Dittes à ces mêmes païsans, ou à d'autres leurs semblables, que leurs / chiens n'ont point de vie ni de sentiment, qu'ils ne connoissent pas leurs maitres, qu'ils les suivent sans les voir, qu'ils les caressent sans les aimer, qu'ils poursuivent des lievres et des cerfs et qu'ils les attrapent à la course sans les voir, et sans les sentir. Dittes leurs qu'ils boivent et qu'ils mangent sans plaisir, et même sans faim, sans soif et sans appetit ; dittes leur encore qu'ils crient sans douleur quand on les frappe, et qu'ils fuient devant les loups sans aucune crainte, et vous verrez comme ils se moqueront de vous ! Et pourquoi s'en moqueront ils ? Si ce n'est parce qu'ils [sont] si éloignés de croire, et de se persuader, que des bestes vivantes, comme celles dont je viens de parler, soient sans âme, sans vie, sans connoissance et sans sentiment qu'ils ne sçauroient s'empecher de regarder comme des gens ridicules ceux qui leur diroient serieusement qu'elles seroient veritablement sans vie, sans connoissance, et sans sentiment. Et leur jugement est si bien fondé en cela sur la raison, et sur l'experience que l'on voit tous les jours, qu'il seroit aussi en cas de besoin fondé sur l'autorité des pretendües Ecritures stes de nos christicoles qui marquent expressement que Dieu a donné, ou qu'il auroit donné des âmes vivantes aux bestes dans leur premiere creation. Voici ce qu'elles marquent sur ce sujet.

Dieu, dit aussi que les eaux produisent toutes sortes de reptiles aians vie et âme vivante, et Dieu, adjoutent ces Ecritures (Gen., 1 .), crea les grandes baleines, et toutes âmes vivantes que les eaux avoient produittes chaqu'une dans leur espece. Dieu dit aussi que la terre produise toute âme vivante, c'est à dire tout animal vivant sur la terre, les jumens et les bestes de la terre chaqu'une selon leur espece, et ils furent créés, comme il l'avoit dit. Puis Dieu aiant creé les hommes, il leur dit, Je vous donne toutes sortes d'herbes portantes semence, et tout arbre portant fruit pour vous servir de nourriture, à vous et à tous les animaux de la terre et à tous les oyseaux du ciel, et à tout ce qui se meut, et à tout ce qui a en soy une âme vivante, affin qu'ils aient de quoy à manger, ut sint vobis in escam, et cunctis animantibus terrae, in quibus est anima vivens, ut habeant ad vescendum (ib. v.30)[33]. Suivant cela, les bestes ont donc des âmes vivantes, c'est à dire des âmes connoissantes et sensitives, puisque Dieu leur en auroit donné de telles dans leur premiere creation, et ainsi non seulement la droitte raison et l'experience journailliere le demontre tous les jours, mais /334/ aussi la religion de nos christicoles le temoigne assés clairement à nos cartesiens pour n'en devoir point douter, ce pourquoi j'ai eu raison de dire qu'ils se rendoient ridicules lorsqu'ils disent que les bestes ne sont que des machines inanimées, et que c'est sans plaisir qu'elles mangent, et sans douleur qu'elles crient.

Cette opinion est entierement condamnable, non seulement parce qu'elle est fausse, et ridicule en elle même, mais principalement aussi parce qu'elle doit être odieuse et detestable en elle même, attendu qu'elle tend manifestement à étouffer dans le coeur des hommes tous sentimens de douceur, et de bonté qu'ils pourroient avoir pour les bestes, et qu'elle est même capable de ne leur inspirer que des sentimens de rigueur et de cruauté à leur égard[34]. Car 1° pour ce qui est des sentimens de douceur, de bonté et de compassion que les hommes pourroient avoir pour plusieurs de ces pauvres bestes que l'on voit souvent être si malheureuses, et si mal traitées, et avoir tant de mal, ce seroit comme une folie de les plaindre et d'être sensibles à leurs maux, à leurs cris, à leurs plaintes, et à leurs gemissemens, et folie d'avoir compassion d'elles, si elles étoient, comme disent les cartesiens, sans âme et sans vie, sans connoissance et sans sentimens parce que ce seroit folie d'avoir compassion pour des choses qui ne seroient point animées, et qui ne sentiroient aucun bien ni aucun mal, ce pourquoi aussi on ne s'avise point d'avoir pitié ni compassion d'un corp mort que l'on verroit mettre en pieces ou que l'on metteroit pourrir en terre, on ne s'avise point d'avoir pitié ni compassion d'une piece de draps que l'on verroit fouller à coups de maillets dans une foulerie, ni d'une piece de bois que l'on verroit fendre avec éclat, et que l'on verroit jetter au feu pour bruler ; on ne s'avise pas, dis je, d'avoir pitié et compassion de ces sortes de choses parce qu'elles sont inanimées, et qu'elles n'ont en elles mêmes aucun sentiment de bien ni de mal. Il seroit de même des bestes, si l'opinion des cartesiens étoit veritable, il ne faudroit avoir aucune pitié ni aucune compassion d'elles quand on les verroit souffrir toutes sortes de maux. Et voilà comme cette fausse opinion tend manifestement à étouffer dans le coeur des hommes tous sentimens de douceur, de bonté et de compassion qu'ils pourroient avoir pour les bestes. Ce qui est desjà ce me semble un très mauvais effet, très odieux et très prejudiciable à ces pauvres bestes.

Mais ce qu'il y a de pire est que cette opinion est encore capable de flatter la mechanceté naturelle des hommes, et d'ins-/ pirer dans leur cœur des sentimens de rigueur et de cruauté envers ces pauvres bestes, car sous pretexte que des hommes brutaux s'imagineroient qu'elles n'auroient ni connoissance ni sentimens, ils pourroient prendre plaisir à les tourmenter, à les faire crier, et à les faire plaindre et gemir pour avoir le plaisir d'entendre leurs pitoiables cris, leurs pitoiables plaintes et leurs pitoiables gemissemens, et pour avoir en même temps le plaisir de voir les mouvemens violens, les contorsions, et les épouvantables grimaces que ces pauvres bestes seroient contraintes de faire par la rigueur et par la violence des tourmens qu'ils prendroient plaisir à leur faire cruellement souffrir, comme font, entre autres, ces folastres, ou ces insensés brutaux qui dans leurs divertissemens, et même dans des resjouissances publiques, lient et attachent des chats tous vifs au bout de quelques perches qu'ils dressent, et au bas desquelles ils allument des feux de joye, où ils les font brusler tous vifs pour avoir le plaisir de voir les mouvemens violens, et entendre les cris effroiables que [ces] pauvres malheureuses bestes sont contraintes de faire par la rigueur et par la violence de leurs tourmens, ce qui certainement est un brutal, un cruel, et un detestable plaisir, et une folle et detestable joie[35]. S'il y avoit un tribunal établit pour punir telle cruauté, et pour rendre justice à ces pauvres bestes, je denoncerois à ce tribunal une si perverse, et si detestable doctrine que celle là de nos cartesiens, qui leur est si prejudiciable, et j'en poursuivrois volontier la condamnation, jusques à ce qu'elle seroit entierement bannie de l'esprit, et de la creance des hommes, et que les cartesiens qui la soutiennent soient condamnés à faire amende honorable, et à condamner eux mêmes leur doctrine[36].

Mais revenons à la pretendüe spiritualité, et immortalité de notre âme. Tout ce que j'en viens de dire fait évidament voir qu'elle n'est ni spirituelle ni immortelle dans le sens que nos christicoles l'entendent, mais qu'elle est veritablement bien materielle et mortelle comme celle des bestes. Ce pourquoy aussi il est marqué dans leurs pretendües stes  Ecritures que l'âme de toute chair vivante consiste dans le sang, et pour cette raison il étoit très expressement deffendu par la pretendüe divine loy de Moises de manger du sang, et cela par cette seule raison que l'âme de toute chair vivante consistoit dans le sang, anima enim omnis carnis in sanguine est : unde dixi, dit Dieu, filiis Israël. Sanguinem universae carnis non comedetis, quia anima carnis in sanguine est, et quicumque /335/ comederit ilium, interibit (Levit., 17.14)[37]. C'est ce qui étoit deffendu sous peine de mort, et il est dit dans les mêmes Livres de la Loy, également de l'homme comme des bestes, et des bestes également comme de l'homme qu'ils furent faits en âmes vivantes. Factus est homo in animam viventem... producat terra animam viventem in genere suo, jumenta et reptilia, et bestias terrae; factumque est ita... (Gen., 2.7)[38]. Et il est dit de tous les animaux qui entrerent dans l'arche de Noë qu'ils avoient un esprit de vie, bina et bina ex omni carne, in qua erat spiritus vitae[39].Et cet esprit de vie n'étoit, comme il est marqué dans les mêmes Livres, qu'un souffle dela bouche de Dieu, inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae[40]. Et aillieurs, spiritus Dei fecit me et spireculu/n Omnipotentis vivificavit me (Job., 33.4)[41]. Et il est dit de l'homme en particulier, non seulement de son corp, mais de l'homme dans son entier qu'il vivra de pain à la sueur de son corp, jusques à ce qu'il retourne à la terre dont il auroit été fait, parce qu'il n'est, disent ces pretendus saints Livres, que poussiere, et qu'il retournera en poussiere ; in sudore vultus tui vesceris pane, donec revertaris in terram de qua sumptus es, quia pulvis es, et in pulverem reverteris (Gen., 3.19)[42]. Et le roy David, parlant de la vanité, et de la fragilité des hommes, et même de celle des plus grands et des plus puissants princes de la terre, il dit qu'il ne faut point se fier à leur puissance, parce, dit il, que leur esprit s'en ira et qu'il retournera en sa terre, et qu'alors toutes leurs pensées, et tous leurs desseins s'évanouïront, nolite confidere in principibus... exibit enim spiritus ejus et revertetur in terram suam ; in illa die peribunt omnes cogitationes eorum (Psal., 145.4)[43].

 

 


 

 

* Cette alliance, est ce quelque chose de rond ou de carré ? (Note de Meslier)

* Cette correspondance, est ce quelque chose de rond ou de carré ? comme dit l'auteur de la Recherche, est ce quelque chose que l'on puisse diviser en deux... etc. ? (Note de Meslier)

[***] Pareillement cette liaison est ce quelque chose de rond, ou de carré ? Est ce quelque chose que l'on puisse diviser ou couper en deux trapezes ? en deux parallelogrammes ?... etc. (Note de Meslier)

[1] Deux fois déjà (tome I, pp. 215-218, et tome II, pp. 375-377), Meslier a montré sa sympathie pour la vie animale. Il a affirmé d'autre part (tome II, p. 254) que les animaux se mouvaient d'eux-mêmes, et non « par une puissance étrangère ». Sur la théorie cartésienne des animaux-machines et la part prise par Meslier aux controverses que celle-ci souleva, voir E. Verley, « Meslier et les animaux-machines », dans Etudes..., pp. 71-85.

[2] Meslier vient de citer les fragments suivants de la Recherche : 1) « Dans les animaux (...) ils ne connaissent rien » (VI, II, VII ; O.C., t. II, p. 394) ; 2) « Ils ne peuvent concevoir (..,) sans savoir ce qu'on dit » (ibid., p. 391 ; citation libre et composite).

[3] Nouvelle mosaïque d'extraits de la Recherche :1) « C'est dans un certain tempérament (...) la force de l'esprit » (II, II, I, 1 ; O.C., t. I, p. 267) ; 2) « Le mouvement par exemple qui cause la douleur (...) afin qu'elle y prennegarde » (I, X, 5 ; O.C., t. I, p. 127) ; 3) « Les traces du cerveau (...) des passions dans la volonté » (II, I, V ; O.C., t. I, p. 214).

[4] Ibid., II, I, V, 1 (O.C. t. I, pp. 215-216). Les points de suspension correspondent à une coupure pratiquée par Meslier ; une partie de ce fragment a déjà été citée plus haut, pp. 24-25.

[5] Ibid., II, V, 1 (O.C., t. I, pp. 217-218).

[6] Ibid., p. 217. Dans la seconde édition de la Recherche, que lit Meslier, ce paragraphe suivait effectivement le précédent.

[7] Voir plus haut, pp. 13-15.

[8] Voir plus haut, p. 21. « Parler sans savoir ce qu'on dit » est justement, comme on l'a vu, ce que Malebranche reproche aux partisans de l'âme des bêtes.

[9] Meslier cite de nouveau, et dans le même ordre, les fragments de la Recherche (I, XII, 3 ; O.C., t. I, pp. 136-137) et de la Démonstration (I, LIII ; éd. de 1718, pp. 179-180 ; éd. Aimé-Martin, t. I, p. 25) déjà cités plus haut, p. 64.

[10] Voir plus haut, pp. 21 et 66.

[11] Voir au tome II, pp. 406-407 et ci-dessus, p.42.

[12] Pour l'image du miroir, voir plus haut, p. 43.

[13] voir plus haut, p. 43 et, plus loin, la note annexe I : «  Le Cogito matérialiste de Meslier »

[14] Descartes avait écrit : « Le plus grand de tous les préjugés que nous ayons retenus de notre enfance, est celui de croire que les bêtes pensent. La source de notre erreur vient d'avoir vu que plusieurs membres des bêtes n'étaient pas bien différents des nôtres pour la figure et les mouvements, et d'avoir cru que notre âme était le principe de tous les mouvements qui sont en nous, qu'elle donnait le mouvement aux corps, et qu'elle était la cause de nos pensées. Cela supposé, nous n'avons point fait de difficulté de croire qu'il y eût dans les bêtes quelque âme semblable à la nôtre » (A Morus, 5 février 1649 ; Correspondance avec Arnauld etMorus, éd. Lewis, p. 123 ; voir aussi Oeuvres, Pléiade, p. 1318). Or Descartes refuse d'identifier le principe du mouvement corporel à celui de la pensée ; le premier est purement « corporel et mécanique » (ibid.), le second, spirituel. « J'ai [donc] tenu pour démontré », conclut Descartes, « que nous ne pouvions prouver en aucune manière qu'il y eût dans les animaux une âme qui pensât » (ibid.). Meslier, qui refuse le dualisme cartésien, conclut au contraire de la ressemblance physique entre l'animal et l'homme, à une ressemblance psychique. Ce thème de la parenté entre l'homme et l'animal, illustré par de nombreux exemples empruntés notamment à l'abbé de Choisy (Journal du voyage de Siam, 1684 et 1687), à Montaigne, et, paradoxalement, au cartésien Dilly (Traité de l'âmedes Bêtes, ire éd., Lyon, 1676) est développé à plaisir par l'auteur de l'Âme matérielle en son chapitre III : « Que notre âme ne diffère point de celle des Bêtes et que les Bêtes sont douées de Raison » (éd. Niderst, pp. 66-136 ; voir aussi pp. 224-226).

[15] Meslier précisera plus loin la nature de ces « mouvernents » et de ces « modifications internes » la vie des hommes, des bêtes et des plantes est « une fermentation continuelle de leur être, c'est-à-dire de la matière dont ils sont composés » (p. 89).

[16]. Voir au tome II, pp. 419 et suivantes, plus loin, le fragment 188 de l’Anti-Fénelon.

[17] Malebranche écrit (Recherche, VI, II, VIII ; O.C., t. II, p. 414) que « la cause de la fermentation est le mouvement d'une matière invisible, qui se communique aux parties de celle qui s'agite car on sait assez que le feu et les différentes fermentations des corps consistent dans leur agitation ». Il précisera (ibid., VI, II, IX ; t. II, p. 440) que la production des esprits animaux « ne vient que d'une très petite fermentation [du] sang ». Meslier est donc fondé à interpeller « nos cartésiens » à ce sujet. Un peu plus loin, p. 89, la vie végétale et animale sera définie comme « une fermentation continuelle ».

[18] Le ms 19458 donne : « qu'il est froid ».

[19] Comme sa formation scolastique l'y a conduit, Meslier rejette donc les confusions fondées sur l'homonymie. « La surprise fondée sur l'homonymie provient de ce qu'un mot homonyme, équivoque, et signifiant des choses diverses, est pris en l'une proposition d'une façon, et en l'autre d'une autre » (Scipion du Pleix, Logique, VIII, 2 ; éd. de Paris, 1632, p. 228). Pour Meslier, la longueur d'une maladie et la longueur d'une perche ne se distinguent pas seulement comme le temps se distingue de l'espace. On se souvient (voir plus haut, pp. 29 et 34), que la santé et la maladie sont à ses yeux des états fonctionnels globaux, irréductibles à la division. Contrairement à la longueur de la perche, la longueur de la maladie est donc l'expression divisible d'une réalité indivisible.

[20] Sur cette citation d'Horace (Art Poétique, y. 5), voir au tome I, p. 344.

[21] Première rédaction de 19458 : « et que d'autres » ; après ajout de certains au-dessus de la ligne, on devrait lire : « et que certains d'autres ». Première rédaction de 19459 : « et que des autres » ; après une correction analogue, on lit : « et que des certains autres ». Seul 19460 donne un texte sans addition.

22] Recherche de la Vérité, VI, II, VII (O.C., t. II, p. 395). Meslier a donné, plus haut p. 55, une citation plus complète de ce fragment.

[23] L'auteur de l'Âme matérielle, recopiant littéralement Lucrèce, traduit par Des Coutures (De Natura, III, 477-484) écrivait sur le même sujet : « Lorsque le vin par sa violence et par sa subtilité a pénétré les parties internes du corps, et que sa saveur s'est répandue dans les veines, l'homme va d'un pas chancelant, sa langue devient grosse, et son esprit est tellement absorbé des vapeurs du vin, qu'il ne peut plus penser ni s'appliquer comme auparavant. D'où vient ce changement ? C'est que la vapeur et la violence du vin, ravageant tout le corps va s'attaquer à l'âme, et jette le désordre et la confusion dans le précédent accord des parties... » (éd. Niderst, pp. 50-52).

[24] Meslier vient de traduire lui-même l'axiome qu'il cite. « Suppôt » support. « Suppost, s.m. Terme dogmatique, qui se dit de ce qui sert de base et de fondement à quelque chose. L'humanité est le suppost de l'homme. On dit en philosophie que les actions sont des supposts, pour dire, des individus » (Furetière). Saint Thomas donne : « Actiones sunt individuorum, seu singularium, seu suppositorum » [Les actions appartiennent aux individus, ou aux choses singulières, ou aux supports] (Somme théologique, I-II, I, 7, ob 3 ; II-II, LVIII, 2 c ; III, VII, 13 c) ; « Actus sunt suppositorum seu individuorum seu particularium » [Les actes appartiennent aux supports, ou aux individus, ou aux choses particulières] (ibid., I, XXIX, 5 ad 1 ; I, LVI, 1, ob 2 ; I-II, XXIX, 6 c) ; « Actio proprie non attribuitur instrumento, sed principali agenti » [L'action ne s'attribue pas proprement parlant à l'instrument, mais à l'agent principal] (ibid., I-II, XVI, 1 c). Voir Schütz, Thomas-Lexicon, p. 12 (art. « Actio »). L'axiome procède d'un texte mal compris de la Métaphysique  d'Aristote (I, 980 b, 15-16) : « Toute pratique et toute production portent sur l'individuel » (tr. Tricot). La formule est pourtant fidèle à l'esprit aristotélicien : l'action n'appartient ni à la forme, ni à la matière, mais au composé individuel. Il est normal, d'autre part, que la dénomination suive le sort de l'action, dont elle est généralement tirée. Voir Pourchot, Exercitationes scholasticae, Paris, 1700, p. 89 « Subjectum denominationis est illud quod ab aliqua forma seu perfectione vel defectu vel actione aut affectione denominatur ; ut homo denominatur Philosophus a Philosophia. Denominatio enim est totius suppositi » [Le sujet d'une dénomination est ce qu'on dénomme à partir d'une forme ou d'une perfection, ou d'un défaut, ou d'une action ou d'une affection : c'est ainsi qu'un homme est appelé philosophe parce qu'il professe la philosophie. En effet, la dénomination appartient à toutle sujet] (mots soulignés par nous). Le même Pourchot cite l'axiome : Denominationes sunt suppositorum, dans ses Institutiones philosophicae, Lyon, 1711, p. 269. La formule complète : Actiones et denominationes sunt suppositorum sera citée par Lamourette, Pensées sur la philosophie de la foi, Paris, 1789, p. 302. Sur l'usage fait par Meslier de cette formule « globaliste », voir J. Deprun, « Meslier et l'héritage scolastique », Etudes..., pp. 46-48, et « Meslier philosophe », tome I, pp. XVI-XVIII. Sur l'hésitation de Meslier entre une conception corpusculaire de l'âme et une conception globaliste de la vie et de la pensée, voir plus haut, p. 44, et, plus loin, la note annexe II : « Meslier entre Lucrèce et saint Thomas ».

[25] Recherche de la Vérité, VI, II, VII (O.C., t. II, p. 394).Ce fragment a déjà été cité plus haut, p. 66.

[26] Le même argument est développé par le P. DANIEL sur un exemple moins exotique : « Vous passez dans une rue de Paris, où des maçons limousins dont vous n'entendez pas le jargon, bâtissent une maison (...). Je ne crois pas qu'à cette occasion il vous soit venu en pensée de croire que ces maçons, avec qui vous n'avez jamais lié conversation, n'eussent pas plus de connaissance que les grues et les autres machines dont ils se sont servis pour élever cet édifice » (Nouvelles difficultés proposées par un péripatéticien à l'auteur du Voyage du Monde de Descartes touchant la connaissance des bêtes, Paris, 1693, p. 79). L'allusion ironique de Meslier au « latin » des cartésiens ne vise pas Malebranche, mais Descartes lui-même : les Méditations et les Principes furent rédigés et publiés d'abord en langue latine ; les versions françaises de ces deux ouvrages sont dues respectivement au duc de Luynes et à l'abbé Picot.

[27] Meslier affirme donc que le langage animal est un indice de « connaissance » et de « sentiment ». Ce point de vue est partagé par l'auteur de l'Aine matérielle : « A juger par les actes extérieurs, peut-on penser que les animaux agissent sans connaissance ? » (éd. Niderst, p. 94). « ...Si vous décidez que les bêtes ne connaissent pas, malgré cette suite d'actions, cette communication de pensées entre elles, et cette correspondance qu'elles entretiennent dans les hommes, ou avec les hommes, vous devez juger aussi que ces êtres que vous appelez des hommes ne le connaissent pas non plus » (ib., p. 98). Suit une série d'anecdotes tirées de la vie des chiens, des lions, des éléphants, des singes, des fourmis, des oiseaux pour prouver que les bêtes sont « douées de raison ».

La thèse sera développée longuement en 1739 par le P. BOUGEANT dans son Amusement philosophique sur le langage des bêtes. Descartes écrivait au contraire : « ...Il ne s'est jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient » (Au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646 ; Oeuvres et Lettres, Pléiade, p. 1256). Même thème dans la lettre à Morus du 5 février 1649 : « ...Jamais jusqu'à ce jour on n'a pu observer qu'aucun animal en soit venu à ce point de perfection d'user d'un véritable langage, c'est-à-dire d'exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui Puisse se rapporter à la seule pensée et non à l'impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent (...) mais aucune bête ne peut en user ; c'est pourquoi il est Permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes » (ibid., p. 1320). (Rappelons que, pour Descartes, les « passions » et les « impulsions naturelles » n'ont chez l'animal aucun aspect psychique.) Sur la conception cartésienne du langage, et son incidence sur la théorie des animaux-machines, voir N. Chomsky, La linguistique cartésienne, tr. fr., Paris, 1969, pp. 18-30.

[28] Une fois de plus, Meslier pense avec tendresse aux animaux domestiques, ces « fidèles compagnons de vie et de travail » (tome I, p. 216).

[29] Les cartésiens sont « les plus sensés et les plus judicieux d'entre tous les philosophes déicoles » (tome II, P. 471), « les plus sensés d'entre les philosophes » (Anti-Fénelon, fr. 16) ; Malebranche lui-même est « un auteur judicieux » (tome II, p. 237).

[30] Sur cette citation d'Horace que Meslier a utilisée p. 86, voir au tome I, p. 344.

[31] Citation très libre de la Démonstration..., I, XLIII, où Meslier pouvait lire : « Il est même si naturel de croire que la matière ne peut penser, que tous les hommes sans prévention ne peuvent s'empêcher de rire, quand on leur soutient que les bêtes ne sont que de pures machines, parce qu'ils ne sauraient concevoir que de pures machines puissent avoir les connaissances qu'ils prétendent apercevoir dans les bêtes. Ils trouvent que c'est faire des jeux d'enfants, qui parlent avec leurs poupées, que de vouloir donner quelque connaissance à de pures machines » (éd. de 1718, p. 144 ; éd. Aimé-Martin, t. I, p. 20). Or Fénelon croit pour sa part que les bêtes ne sont que des machines (Démonstration..., I, XXVIII ; éd. de 1718, pp. 99-102 ; éd. Aimé-Martin, t. I, p. 14). Le rire qu'il allègue repose donc, selon lui, sur un malentendu. Voir la note suivante.

[32] Comme Fénelon, Meslier tient à s'appuyer sur le bon sens des hommes simples, mais il pose le problème autrement que lui. E. Verley écrit à ce propos : « Pour Fénelon, le paysan rit parce qu'il a une idée vraie de la machine et une idée fausse de la bête ; pour Meslier, parce qu'il a une idée vraie des deux » (Etudes..., p. 82, note 51).

[33] Genèse, I, 20-21, 24, 29-30. Meslier traduit littéralement l'expression latine anima vivens, que Le Maistre de Sacy rend par « animal vivant », « animal ayant la vie et le mouvement », « tout ce qui est vivant et animé ». Comme Meslier, bien que dans une intention fort différente, les thomistes se fondaient sur ces versets pour mettre la théorie de l'animal-machine en contradiction avec l'Ecriture. Pour justifier sur ce point l'orthodoxie cartésienne, Gérauld de Cordemoy demanda l'avis d'un des meilleurs hébraïsants de l'époque, Louis de Veil (dit « M. de Compiègne » ou « Compiègne de Veil »), fils d'un juif de Metz, converti au catholicisme et traducteur de Maïmonide. Veil répondit que ces « âmes vivantes » n'étaient dans l'hébreu que des « individus vivants ». La consultation est relatée dans la Copie d'une lettre à un savant religieux (le R.P. Cossart, jésuite) publiée par Cordemoy en 1668. (Voir Gérauld de CORDEMOY, oeuvres philosophiques, éd. Clair-Girbal, Paris, 1968, pp. 268-269.) Toute la Lettre  est consacrée à montrer l'accord de la physique cartésienne avec le récit del a Genèse. Meslierne semble pas avoir connu l'oeuvre de Cordemoy, qui l'eût certainement intéressé par l'inflexion atomiste que son auteur donne à la physique de Descartes. (Voir Oeuvres philosophiques, éd. citée, Premier Discours sur le discernement du corps et de l'aine [1666], pp. 95-105.).

[34] Descartes et Malebranche s'étaient à l'avance prémunis contre de tels reproches. Descartes écrivait à Morus le 5 février 1649: « ...Mon opinion est moins cruelle envers les bêtes qu'elle n'est pieuse envers les hommes qui ne sont plus asservis à la superstition des Pythagoriciens et qui sont délivrés du soupçon de crime toutes les fois qu'ils mangent ou tuent les animaux » (OEuvres et Lettres, Pléiade, p. 1320). Malebranche fait valoir d'autre part que si les animaux étaient capables de sentiment, « ...il arriverait que sous un Dieu infiniment juste et tout-puissant, une créature innocente souffrirait de la douleur, qui est une peine, et la punition de quelque péché » (Recherche..., IV, XI, 3 ; O.C., t. II, p. 104). Le cheval n'a point mangé de « foin défendu » dans le Paradis terrestre : si les chevaux (et les autres animaux) souffraient, Dieu serait inexcusable. Dans le V' Entretien sur la Mort (O.C., t. XIII, p. 376), Théotime objecte enfin à Ariste que si les bêtes avaient une âme, la chasse devrait être interdite, « ...car le gibier est une nation paisible et innocente, qu'il ne vous est pas permis de guerroyer et de massacrer ». L'argument sentimental peut donc être retourné au profit de la thèse mécaniste. Meslier, pour sa part, se soucie peu de justifier la Providence (dans l'ordre surnaturel) et l'alimentation carnée (dans l'ordre naturel). Il hait, nous le savons, la seule vue des boucheries et des bouchers (voir tome I, p. 217). La contre-attaque des cartésiens est donc sans force contre lui. Sur les cruautés effectivement pratiquées par certains cartésiens à l'encontre des animaux, voir la note annexe III : « Animaux-machines et vivisection ».

[35] M. Maurice Dommanget précise, à propos de cette « folle et détestable joie », que « ce supplice du feu infligé aux chats en haut d'un mât... correspond à une tradition de démonomanie et de sorcellerie » et note qu' « à Paris, l'usage prévalut longtemps de brûler une ou deux douzaines de chats dans le feu de la Saint-Jean, autour d'un mât élevé place de Grève ». Les chats étaient réputés « participer à des ballets noirs » (Le Curé Meslier, Paris, 1965, p. 58).

[36] Poussé par son indignation, Meslier prend le ton d'un juge d'Eglise : « faire amende honorable » et « condamner soi-même sa doctrine », c'est très précisément ce que le Saint-Office est en droit d'ordonner à l'hérétique. Ces derniers mots (« et à condamner eux-mêmes leur doctrine ») ne se trouvent que dans le ms 19460.

[37] « Car la vie de toute chair est dans le sang ; c'est pourquoi j'ai dit aux enfants d'Israël : Vous ne mangerez point du sang de toute chair, parce que la vie de un la chair est dans le sang ; et quiconque en mangera sera pi de mort » (Lévitique, XVII, 14 ; tr. Le Maistre de Sacy).

[38]    1) « L'homme devint vivant et animé » (Genèse, II, 7) ; 2) « Que la terre produise des animaux vivants chacun selon son espèce, les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes sauvages de la terre selon leurs différentes espèces. Et cela se fit ainsi » (ibid., I, 24) (tr. Le Maistre de Sacy).

[39] « ...deux à deux, mâle et femelle, de toute chair vivante et animée » (Genèse, VII, 15 ; tr. Le Maistre de Sacy).

[40] « Il répandit sur son visage un souffle de vie » (Genèse, II, 7 ; tr. Le Maistre de Sacy).

[41] « C'est l'esprit de Dieu qui m'a créé, et c'est le souffle du Tout-Puissant qui m'a donné la vie » (Job, XXXIII, 4 ; tr. Le Maistre de Sacy).

[42] « Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage, jusqu'à ce que vous retourniez en la terre d'où vous avez été tiré: car vous êtes poudre, et vous retournerez en poudre » (Genèse, III, 19 [paroles de Jahvé à Adam] ; tr. Le Maistre de Sacy).

[43] « Gardez-vous bien de mettre votre confiance dans les princes (...). Leur âme étant sortie de leur corps, ils retournent dans la terre d'où ils sont sortis : et ce jour-là même toutes leurs vaines pensées périront » (Psaume CXLV, 3-4 ; tr. Le Maistre de Sacy). Contrairement à celle de Meslier, cette traduction glose le texte dans un sens spiritualiste. On lit dans la Bible de Jérusalem : « Ne mettez point votre foi dgns les princes. Un fils de la glaise ne peut sauver : il rend le souffle, il retourne à sa glaise, en ce jour-là périssent ses pensées ».