Louise Michel

 

 

 

Louise Michel,

Mémoires de Louise Michel. Ecrits par elle-même,

Paris, Maspéro, 1976, pp.91-92.

 

Pourquoi s’attendrir sur les brutes
quand les êtres raisonnables sont si malheureux ?

On m’a souvent accusée de plus de sollicitude pour les bêtes que pour les gens : pourquoi s’attendrir sur les brutes quand les êtres raisonnables sont si malheureux ?

C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. La bête crève de faim dans son trou, l’homme en meurt au loin des bornes.

Et le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cerveau est comme le cerveau humain, susceptible de sentir et de comprendre. On a beau marcher dessus, la chaleur et l’étincelle s’y réveillent toujours.

Jusque dans la gouttière du laboratoire, la bête est sensible aux caresses ou aux brutalités. Elle a plus souvent les brutalités : quand un côté est fouillé, on la retourne pour fouiller l’autre ; parfois malgré les liens qui l’immobilisent, elle dérange dans sa douleur le tissu délicat des chairs sur lequel on travaille : alors une menace ou un coup lui apprend que l’homme est le roi des animaux ; parfois aussi pendant une démonstration éloquente, le professeur pique le scalpel dans la bête comme dans une pelote : on ne peut pas gesticuler avec cela à la main, n’est-ce pas ? et puisque l’animal est sacrifié, cela ne fait plus rien.

Est-ce que toutes ces démonstration-là ne sont pas connues depuis longtemps aussi bien que les soixante et quelque opérations qu’on fait à Alfort sur le même cheval ; opérations qui ne servent jamais, mais qui font souffrir la bête qui tremble sur ses pieds saignants aux sabots arrachés.

Ne vaudrait-il pas mieux en finir avec tout ce qui est inutile dans la mise en scène des sciences ? Tout cela sera aussi infécond que le sang des petits enfants égorgés par Gille de Rez et d’autres fous dans l’enfance de la chimie. Une science, au lieu d’or, est sortie des creusets du grand œuvre ; mais elle en est sortie suivant le procédé de la nature des éléments que la chimie décompose et recomposera un jour.

Peut-être l’humanité nouvelle, au lieu des chairs putréfiées auxquelles nous sommes accoutumés, aura des mélanges chimiques contenant plus de fer et de principes nutritifs que n’en contiennent le sang et la viande que nous absorbons.

Eh bien, oui, je rêve, pour après le temps où tous auront du pain, le temps où la science sera le cordon bleu de l’humanité ; sa cuisine ne flattera peut-être pas autant au premier moment le palais de la bête humaine, mais ce ne sera pas trichiné ni pourri, et refera aux générations, exténuées des longues famines ou des longs excès des ancêtres, un sang plus fort et plus pur.

Tout sera alors pour tous, même les diamants, car la chimie saura cristalliser le charbon, comme elle sait du diamant consumé refaire la cendre d’un charbon.

Il est probable qu’à ce moment-là bien d’autres richesses et de plus beaux triomphes que le diamant vulgarisé appartiendront à la science qui se servira de toutes les forces de la nature.