Claude Lévi-Strauss

 

 

 

Claude Lévi-Strauss,

« Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme »,

Anthropologie structurale deux,

Plon, 1973, p. 49-55.

 

Issu du discours prononcé à Genève le 28 juin 1962 lors des cérémonies pour le 250e anniversaire de la naissance de J.-J. Rousseau

Pitié pour le plus « autrui » des autrui

Car s'il est possible de croire qu'avec l'apparition de la société se soit produit un triple passage, de la nature à la culture, du sentiment à la connaissance, de l'animalité à l'humanité – démonstration qui fait l'objet du Discours – ce ne peut être qu'en attribuant à l'homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à franchir ces trois obstacles ; qui possède, par conséquent, à titre originel et de façon immédiate, des attributs contra­dictoires sinon précisément en elle ; qui soit, tout à la fois, naturelle et culturelle, affective et rationnelle, animale et humaine ; et qui, à la condition seulement de devenir consciente, puisse se convertir d'un plan sur l'autre plan.

Cette faculté, Rousseau n'a cessé de le répéter, c'est la pitié, découlant de l'identification à un autrui qui n'est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque du moment qu'il est homme, bien plus : un être vivant quelconque, du moment qu'il est vivant. L'homme commence donc par s'éprouver identique à tous ses semblables, et il n'oubliera jamais cette expérience pri­mitive, même quand l'expansion démographique (qui joue, dans la pensée anthropologique de Rousseau, le rôle d'événe­ment contingent, qui aurait pu ne pas se produire, mais dont nous devons admettre qu'il s'est produit puisque la société est) l'aura contraint à diversifier ses genres de vie pour s'adapter aux milieux différents où son nombre accru l'obligeait à se répandre, et à savoir se distinguer lui-même, mais pour autant seulement qu'un pénible apprentissage l'instruisait à distinguer les autres : les animaux selon l'espèce, l'humanité de l'animalité, mon moi des autres moi. L'appréhension globale des hommes et des animaux comme êtres sensibles, en quoi consiste l'identification, précède la conscience des oppositions : d'abord entre des propriétés communes ; et ensuite, seulement, entre humain et non humain.

C'est bien la fin du Cogito que Rousseau proclame ainsi, en avançant cette solution audacieuse. Car jusqu'alors, il s'agissait surtout de mettre l'homme hors de question, c'est-à-dire de s'assurer, avec l'humanisme, une « transcendance de repli ». Rousseau peut demeurer théiste, puisque c'était la moindre exigence de son éducation et de son temps : il ruine définitivement la tentative en remettant l'homme en question.

Si cette interprétation est exacte, si, par les voies de l'anthropologie, Rousseau bouleverse aussi radicalement que nous croyons la tradition philosophique, nous pouvons mieux comprendre l'unité profonde d'une oeuvre aux formes multiples, et la place vraiment essentielle de préoccupations, pour lui si impérieuses, bien qu'elles fussent à première vue étrangères au labeur du philosophe et de l'écrivain : je veux dire la linguistique, la musique, et la botanique.

Telle que Rousseau la décrit dans l'Essai sur l'origine des langues, la démarche du langage reproduit, à sa façon et sur son plan, celle de l'humanité. Le premier stade est celui de l'identification, ici entre le sens propre et le sens figuré ; le vrai nom se dégage progressivement de la métaphore, qui confond chaque être avec d'autres êtres. Quant à la musique, aucune forme d'expression, semble-t-il, n'est mieux apte à récuser la double opposition cartésienne entre matériel et spirituel, âme et corps. La musique est un système abstrait d'oppositions et de rapports, altérations des modes de l'étendue, dont la mise en oeuvre entraîne deux conséquences : d'abord le renversement de la relation entre le moi et l'autre, puisque, quand j'entends la musique, je m'écoute à travers elle ; et que, par un renversement de la relation entre âme et corps, la musique se vit en moi. « Chaîne de rapports et de combinaisons » (Confessions, livre douzième), mais que la nature nous présente incarnés dans des « objets sensibles » (Rêveries, septième promenade), c'est enfin dans ces termes que Rousseau définit la botanique, confirmant que, par ce biais, il aspire aussi à retrouver l'union du sensible et de l'intelligible, parce qu'elle constitue pour l'homme un état premier accompagnant l'éveil de la conscience ; et qui ne devait pas lui survivre, sauf en de rares et précieuses occasions.

La pensée de Rousseau s'épanouit donc à partir d'un double principe : celui de l'identification à autrui, et même au plus « autrui » de tous les autrui, fût-il un animal ; et celui du refus d'identification à soi-même, c'est-à-dire le refus de tout ce qui peut rendre le moi « acceptable ». Ces deux attitudes se complètent, et la seconde fonde même la première : en vérité, je ne suis pas « moi », mais le plus faible, le plus humble des « autrui ». Telle est la découverte des Confessions...

L'ethnologue écrit-il autre chose que des confessions ? En son nom d'abord, comme je l'ai montré, puisque c'est le mobile de sa vocation et de son oeuvre ; et, dans cette oeuvre même, au nom de sa société qui, par l'office de l'ethnologue son émissaire, se choisit d'autres sociétés, d'autres civilisations, et précisément parmi celles qui lui paraissent les plus faibles et les plus humbles ; mais pour vérifier à quel point elle est elle-même « inacceptable » : non point forme privilégiée, mais l'une seulement de ces sociétés « autres » qui se sont succédé au cours des millénaires, ou dont la précaire diversité atteste encore que, dans son être collectif aussi, l'homme doit se connaître comme un « il » avant d'oser prétendre qu'il est un « moi ».

La révolution rousseauiste, préformant et amorçant la révolution ethnologique, consiste à refuser des identifications obligées, que ce soit celle d'une culture à cette culture, ou celle d'un individu, membre d'une culture, à un personnage ou à une fonction sociale que cette même culture cherche à lui imposer. Dans les deux cas, la culture ou l'individu revendiquent le droit à une identification libre, qui ne peut se réaliser qu'au delà de l'homme : avec tout ce qui vit et donc souffre ; et aussi, en deçà de la fonction ou du personnage : avec un être non déjà façonné, mais donné. Alors, le moi et l'autre, affranchis d'un antagonisme que la philosophie seule cherchait à exciter, recouvrent leur unité. Une alliance originelle enfin renouvelée leur permet de fonder ensemble le nous contre le lui, c'est-à-dire contre une société ennemie de l'homme, et que l'homme se sent d'autant mieux prêt à récuser que Rousseau, par son exemple, lui enseigne comment éluder les insupportables contradictions de la vie civilisée. Car, s'il est vrai que la nature a expulsé l'homme et que la société persiste à l'opprimer, l'homme peut au moins inverser à son avantage les pôles du dilemme, et rechercher la société de la nature pour y méditer sur la nature de la société. Voilà, me semble-t-il, l'indissoluble message du Contrat social, des Lettres sur la Botanique, et des Rêveries.

Surtout, qu'on n'aille pas voir là le fait d'une volonté timide, alléguant une quête de la sagesse comme prétexte à sa démission. Les contemporains de Rousseau ne s'y sont pas trompés, et moins encore ses successeurs : les uns, en percevant que cette pensée hautaine, cette existence solitaire et blessée, rayonnaient une force subversive telle qu'aucune société n'en avait encore éprouvé la puissance ; les autres, en faisant de cette pensée, et de l'exemple de cette vie, les leviers qui devaient permettre d'ébranler la morale, le droit, la société.

Mais c'est aujourd'hui, pour nous qui ressentons, comme Rousseau le prédisait à son lecteur, « l'effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi » (Discours), que sa pensée prend une suprême ampleur et qu'elle acquiert toute sa portée. Dans ce monde plus cruel à l'homme, peut-être, qu'il fut jamais ; où sévissent tous les procédés d'extermination, les massacres et la torture, jamais désavoués sans doute, mais dont nous nous complaisions à croire qu'ils ne comptaient plus simplement parce qu'on les réservait à des populations lointaines qui les subissaient, prétendait-on, à notre profit, et en tout cas, en notre nom ; maintenant que, rapprochée par l'effet d'un peuplement plus dense qui rapetisse l'univers et ne laisse aucune portion de l'humanité à l'abri d'une abjecte violence, pèse sur chacun de nous l'angoisse de vivre en société ; c'est maintenant, dis-je, qu'exposant les tares d'un humanisme décidément incapable de fonder chez l'homme l'exercice de la vertu, la pensée de Rousseau peut nous aider à rejeter une illusion dont nous sommes, hélas, en mesure d'observer en nous-mêmes et sur nous-mêmes les funestes effets. Car n'est-ce pas le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine, qui a fait essuyer à la nature elle-même une première mutilation, dont devaient inévitablement s'ensuivre d'autres mutilations ?

On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l'homme occidental ne put-il comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d'un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion.

Seul Rousseau a su s'insurger contre cet égoïsme : lui qui, dans la note au Discours que j'ai citée, préférait admettre que les grands singes d'Afrique et d'Asie, maladroitement décrits par les voyageurs, fussent des hommes d'une race inconnue, plutôt que courir le risque de contester la nature humaine à des êtres qui la posséderaient. Et la première faute eût été moins grave en effet, puisque le respect d'autrui ne connaît qu'un fondement naturel, à l'abri de la réflexion et de ses sophismes parce qu'antérieur à elle, que Rousseau aperçoit, chez l'homme, dans « une répugnance innée à voir souffrir son semblable » (Discours) ; mais dont la découverte oblige à voir un semblable en tout être exposé à la souffrance, et de ce fait nanti d'un titre imprescriptible à la commisération. Car l'unique espoir, pour chacun de nous, de n'être pas traité en bête par ses semblables, est que tous ses semblables, lui le premier, s'éprouvent immédiatement comme êtres souffrants, et cultivent en leur for intérieur cette aptitude à la pitié qui, dans l'état de nature, tient lieu « de loix, de moeurs, et de vertu », et sans l'exercice de laquelle nous commençons à comprendre que, dans l'état de société, il ne peut y avoir ni loi, ni moeurs, et ni vertu.

Loin de s'offrir à l'homme comme un refuge nostalgique, l'identification à toutes les formes de la vie, en commençant par les plus humbles, propose donc à l'humanité d'aujourd'hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et de toute action collectives ; le seul qui, dans un monde dont l'encombrement rend plus difficiles, mais combien plus nécessaires, les égards réciproques, puisse permettre aux hommes de vivre ensemble et de construire un avenir harmonieux. Peut-être cet enseignement était-il déjà contenu dans les grandes religions de l'Extrême-Orient ; mais face à une tradition occidentale qui a cru, depuis l'antiquité, qu'on pouvait jouer sur les deux tableaux, et tricher avec l'évidence que l'homme est un être vivant et souffrant, pareil à tous les autres êtres avant de se distinguer d'eux par des critères subordonnés, qui donc, sauf Rousseau, nous l'aura dispensé ? « J'ai une violente aversion », écrit-il dans la quatrième lettre à M. de Malesherbes, « pour les états qui dominent les autres. Je hais les Grands, je hais leur état ». Cette déclaration ne s'applique-t-elle pas d'abord à l'homme, qui a prétendu dominer les autres êtres et jouir d'un état séparé, laissant ainsi le champ libre aux moins dignes des hommes, pour se prévaloir du même avantage à l'encontre d'autres hommes, et détourner à leur profit un raisonnement aussi exorbitant sous cette forme particulière qu'il l'était déjà sous sa forme générale ? Dans une société policée, il ne saurait y avoir d'excuse pour le seul crime vraiment inexpiable de l'homme, qui consiste à se croire durablement ou temporairement supérieur et à traiter des hommes comme des objets : que ce soit au nom de la race, de la culture, de la conquête, de la mission, ou simplement de l'expédient.