Levinas

 

 

 

Emmanuel Lévinas,

« Nom d'un chien ou le droit naturel »,

Lévinas, Difficile Liberté,

3e éd. revue et corrigée, Livre de poche, 1976, p. 213-216.

 

Paru initialement en 1975 dans le recueil « Celui qui ne peut se servir des mots »,
publié en l'honneur du peintre Bram Van Velde par les Editions Fata Morgana de Montpellier.

 

Nom d'un chien ou le droit naturel

« Vous devez être des hommes saints devant Moi : vous ne mangerez point de chair d'un animal déchiré dans les champs, vous l'abandonnerez au chien » (Exode, XXII, 31). Le verset biblique attache-t-il, comme on le lui reprochera plus tard, trop d'importance à ce qui « entre dans la bouche de l'homme » sans se soucier de ce qui en sort ? A moins que la vue d'une chair déchirée dans les champs ne lui semble trop forte pour la bonne digestion de l'honnête homme qui — fût-il carnivore — se croit encore sous le regard d'un dieu. Chair déchirée dans les champs, restes des luttes sanglantes des fauves qui s'entre-dévorent, d'espèce forte à espèce faible, et que l'intelligence sublimera en jeux de la chasse ! Spectacle suggérant les horreurs de la guerre, les déchirements à l'intérieur des espèces, d'où les hommes tireront les émotions artistiques du Kriegspiel. Idées qui coupent l'appétit ! En fait, elles peuvent vous venir aussi à la table familiale, quand on enfonce la fourchette dans le rôti. Il y a, là, de quoi revenir à la règle végétarienne. A en croire la Genèse, ce fut celle d'Adam, notre père à tous ! Il y a, là, du moins, de quoi vouloir limiter, par de quelconques interdits, la boucherie que réclame, tous les jours, notre bouche de « hommes » ! Mais, trêve de théologie ! C'est au chien de fin du verset que je porte spécialement intérêt. Je pense à Bobby.

Qui est donc ce chien de la fin du verset ? Celui qui qui dérange les jeux de société (ou la Société elle-même) et que l'on reçoit, dès lors, comme un chien dans un jeu de quilles ? Celui qu'on accuse de rage quand on se prépare à le noyer ? Celui à qui revient le travail le plus sale — le métier de chien — et que, par tous temps — dénommés « temps de chien » — on laisse hors les enceintes protégées, même aux heures exécrables où l'on n'ose pas mettre un chien dehors. Mais ceux-là, malgré leur misère, vont repousser l'affront d'un gibier repoussant.

S'agirait-il, alors, de la bête ayant perdu l'ultime fierté de sa nature sauvage, du chien couchant, d'un méprisable chien servile ? Ou, entre chien et loup (et quelle lumière au monde n'est pas déjà ce crépuscule ?), s'agirait-il de celui qui, loup sous sa fidélité de chien, convoite du sang — coagulé ou frais, qu'importe ?

Mais, trêve d'allégories ! Nous avons lu trop de fables et toujours prenons au figuré le nom d'un chien ! Or, aux termes d'une vénérable herméneutique, plus ancienne que La Fontaine, oralement transmise de haute antiquité — l'herméneutique des docteurs talmudiques — le texte de cette Bible, agitée de paraboles, récuserait ici la métaphore : au verset 31 du chapitre 22 de l'Exode, le chien serait un chien. Littéralement un chien ! En deçà des scrupules, en vertu de sa nature heureuse et de ses droites pensées de chien, il fera bonne chère de toute cette chair trouvée aux champs. Et ce festin, c'est son droit.

La haute herméneutique — si attachée, ici, au mot à mot — se permet, cependant, d'expliquer le paradoxe d'une pure nature s'ouvrant sur des droits.

La voilà, en effet, qui déniche des chiens oubliés dans la proposition subordonnée d'un autre verset de l'Exode. Au 7e verset du chapitre 11, d'étranges chiens sont frappés de stupeur ou de lumière en pleine nuit. Ils n'aboieront pas ! Autour, pourtant, un monde s'achève. Voici la nuit fatale de la « mort des premiers-nés » d'Égypte. Israël va sortir de la maison de l'esclavage. Des esclaves qui servaient les esclaves de l'État, suivront désormais la Voix la plus haute, la plus libre voie. Figure de l'humanité ! La liberté de l'homme est celle d'un affranchi se souvenant de sa servitude et solidaire de tous les asservis. Une tourbe d'esclaves célébrera ce haut mystère de l'homme et « pas un chien n'aboiera ». A l'heure suprême de son instauration — et sans éthique et sans logos —, le chien va attester la dignité de la personne. L'ami de l'homme — c'est cela. Une transcendance dans l'animal ! Et le verset si clair dont nous étions partis s'éclaire d'un sens nouveau. Il nous rappelle une dette toujours ouverte.

Mais l'exégèse subtile que nous citons ne se fourvoie-t-elle pas dans la rhétorique ? Voire.

Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en Allemagne nazie. Le camp portait — coïncidence singulière — le numéro 1492, millésime de l'expulsion des juifs d'Espagne sous Ferdinand V le Catholique. L'uniforme français nous protégeait encore contre la violence hitlérienne. Mais les autres hommes, dits libres, qui nous croisaient ou qui nous donnaient du travail ou des ordres ou même un sourire — et les enfants et les femmes qui passaient et qui, parfois, levaient les yeux sur nous — nous dépouillaient de notre peau humaine. Nous n'étions qu'une quasi-humanité, une bande de singes. Force et misère de persécutés, un pauvre murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable. Mais nous n'étions plus au monde. Notre va-et-vient, nos peines et nos rires, nos maladies et nos distractions, le travail de nos mains et l'angoisse de nos yeux, les lettres qu'on nous remettait de France et celles qu'on acceptait pour nos familles —, tout cela se passait entre parenthèses. Êtres enfermés dans leur espèce ; malgré tout leur vocabulaire, êtres sans langage. Le racisme n'est pas un concept biologique ; l'antisémitisme est l'archétype de tout internement. L'oppression sociale, elle-même, ne fait qu'imiter ce modèle. Elle cloître dans une classe, prive d'expression et condamne aux « signifiants sans signifiés » et, dès lors, aux violences et aux combats. Comment délivrer un message de son humanité qui, de derrière les barreaux des guillemets, s'étende autrement que comme parler simiesque ?

Et voici que, vers le milieu d'une longue captivité — pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l'eussent chassé — un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l'appelions Bobby, d'un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui — c'était incontestable — nous fûmes des hommes.

Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l'Odyssée, était-il le parent du nôtre ? Mais non ! mais non ! Là-bas, ce fut l'Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien de l'Allemagne nazie, n'ayant pas le cerveau qu'il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions, il descendait des chiens d'Égypte. Et son aboiement d'ami — foi d'animal — naquit dans le silence de ses aïeux des bords du Nil.