Georges Leroy

 

 

 

(Charles) Georges Leroy,
Lettres sur les animaux, Lettres VII,
The Voltaire foundation, At the taylor institution, Oxford, 1994, p.134-143.

Télécharger la numérisation Googlebooks des Lettres philosophiques sur l'intelligence et la perfectibilité des animaux (édition de Paris, 1802), et des Lettres sur les animaux, 4e éd., Paris, 1862) de Charles-Georges Leroy.

Sur l'instinct des animaux

Rien n'est si ordinaire, Monsieur, parmi les hommes et même parmi les philosophes, que de se servir de mots auxquels on n'attache aucune signification précise, et cependant de les employer comme s'ils en avaient une bien déterminée. De là sont nés des raisonnements sans fin et des disputes interminables, qu'on se serait épargnés en apportant quelque soin à bien expliquer ce qu'on entend par ces mots. Celui d'instinct me paraît être un de ceux dont on a le plus abusé, et qu'on a le plus souvent prononcé sans l'entendre. Tout le monde veut bien désigner par-là le principe qui dirige les bêtes dans leurs actions; mais chacun, à sa manière, détermine la nature ou fixe l'étendue de ce principe. On s'accorde bien sur le mot; mais les idées qu'on y attache sont essentiellement différentes. Aristote et les Péripatéticiens donnaient aux bêtes une âme sensitive, mais bornée à la sensation et à la mémoire, sans aucun pouvoir de réfléchir sur ses actes, de les comparer, etc. D'autres ont été beaucoup plus loin. Lactance dit, qu'excepté la religion, il n'est rien en quoi les bêtes ne participent aux avantages de l'espèce humaine.

D'un autre côté, tout le monde connaît la fameuse hypothèse de M. Descartes, que, ni sa grande réputation, ni celle de quelques-uns de ses sectateurs n'ont pu soutenir. Les bêtes de la même espèce ont, dans leurs opérations, une uniformité qui en a imposé à ces philosophes, et leur a fait naître l'idée d'automatisme; mais cette uniformité n'est qu'apparente, et l'habitude de voir la fait disparaître aux yeux exercés. Pour un chasseur attentif, il n'est pas deux renards dont l'industrie se ressemble entièrement, ni deux loups dont la gloutonnerie soit la même.

Depuis M. Descartes, plusieurs théologiens ont cru la religion intéressée au maintien de cette opinion du mécanisme des bêtes. Ils n'ont point senti que la bête, 'quoique pourvue de facultés qui lui sont communes avec l'homme, pouvait en être encore à une distance infinie. 'Ainsi l'homme lui-même est très distant de l'ange, quoiqu'il partage avec lui une liberté et une immortalité qui l'approchent du trône de Dieu.

L'anatomie comparée nous montre dans les bêtes des organes semblables aux nôtres, et disposés pour les mêmes fonctions relatives à l'économie animale. Le détail de leurs actions nous fait clairement apercevoir qu'elles sont douées de la faculté de sentir, c'est-à-dire, qu'elles éprouvent ce que nous éprouvons lorsque nos organes sont remués par l'action des objets extérieurs. Douter si les bêtes ont cette faculté, c'est mettre en doute si nos semblables en sont pourvus, puisque nous n'en sommes assurés que par les mêmes signes.

Celui qui voudra méconnaître la douleur à ses cris, qui se refusera aux marques sensibles de la joie, de l'impatience, du désir, ne mérite pas qu'on lui réponde. Non seulement il est certain que les bêtes sentent, il l'est encore qu'elles se ressouviennent. Sans la mémoire, les coups de fouet ne rendraient pas nos chiens sages, et toute éducation des animaux serait impossible. L'exercice de la mémoire les met dans le cas de comparer une sensation passée avec une sensation présente. Toute comparaison entre deux objets produit nécessairement un jugement; les bêtes jugent donc. La douleur des coups de fouet, retracée par la mémoire, balance dans un chien couchant le plaisir de courir un lièvre qui part. De la comparaison qu'il fait entre ces deux sensations, naît le jugement qui détermine son action. Souvent il est entraîné par le sentiment vif du plaisir; mais l'action répétée des coups rendant plus profond le souvenir de la douleur, le plaisir perd à la comparaison; alors il réfléchit sur ce qui s'est passé, et la réflexion grave dans sa mémoire une idée de relation entre un lièvre et des coups de fouet.

Cette idée devient si dominante, qu'enfin la vue d'un lièvre lui fait serrer la queue, et regagner promptement son maître. L'habitude de porter les mêmes jugements les rend si prompts, et leur donne l'air si naturel, qu'elle fait méconnaître la réflexion qui les a réduits en principes: c'est l'expérience, aidée de la réflexion, qui fait qu'une belette juge sûrement de la proportion entre la grosseur de son corps et l'ouverture par laquelle elle veut passer. Cette idée une fois établie, devient habituelle par la répétition des actes qu'elle produit, et elle épargne à l'animal toutes les tentatives inutiles. Mais les bêtes ne doivent pas seulement à la réflexion de simples idées de relation; elles tiennent encore d'elle des idées indicatives plus compliquées, sans lesquelles elles tomberaient dans mille erreurs funestes pour elles.

Un vieux loup est attiré par l'odeur d'un appât; mais lorsqu'il veut en approcher, son nez lui apprend qu'un homme a marché dans les environs. L'idée du passage d'un homme lui indique un péril et des embûches. II hésite donc; il tourne pendant plusieurs nuits; l'appétit le ramène aux environs de cet appât dont l'éloigne la crainte du péril indiqué. Si le chasseur n'a pas pris toutes les précautions usitées pour dérober à ce loup le sentiment du piège; si la moindre odeur de fer vient frapper son nez, rien ne rassurera jamais cet animal, devenu inquiet par l'expérience.

Ces idées acquises successivement par la sensation et la réflexion, et représentées dans leur ordre par l'imagination et par la mémoire, forment le système des connaissances de l'animal, et la chaîne de ses habitudes; mais c'est l'attention qui grave dans sa mémoire tous les faits qui concourent à l'instruire: et l'attention est le produit de la vivacité des besoins. Il doit s'ensuivre que parmi les animaux, ceux qui ont des besoins plus vifs ont plus de connaissances acquises que les autres. En effet on aperçoit, au premier coup d'oeil, que la vivacité des besoins est la mesure de l'intelligence dont chaque espèce est douée, et que les circonstances qui peuvent rendre pour chaque individu les besoins plus ou moins pressants, étendent plus ou moins le système de ses connaissances."

La nature fournit aux frugivores une nourriture qu'ils se procurent facile­ment, sans industrie et sans réflexion: ils savent où est l'herbe qu'ils ont à brouter, et sous quel chêne ils trouveront du gland. Leur connaissance se borne, à cet égard, à la mémoire d'un seul fait: aussi leur conduite, quant à cet objet, paraît-elle stupide et voisine de l'automatisme. Mais il n'en est pas ainsi des carnassiers: forcés de chercher une proie qui se dérobe à eux, leurs facultés, éveillées par le besoin, sont dans un exercice continuel; tous les moyens par lesquels leur proie leur est souvent échappée se représentent fréquemment à leur mémoire. De la réflexion qu'ils sont forcés de faire sur ces faits, naissent des idées de ruses et de précautions, qui se gravent encore dans la mémoire, s'y établissent en principes, et que la répétition rend habituelles. La variété et l'invention de ces idées étonnent souvent ceux auxquels ces objets sont les plus familiers. Un loup qui chasse sait, par expérience, que le vent apporte à son odorat les émanations du corps des animaux qu'il recherche, il va donc toujours le nez au vent; il apprend de plus à juger, par le sentiment du même organe, si la bête est éloignée ou prochaine, si elle est reposée ou fuyante. D'après cette connaissance il règle sa marche; il va à pas de loup pour la surprendre, ou redouble de vitesse pour l'atteindre. Il rencontre sur sa route des mulots, des grenouilles et d'autres petits animaux, dont il s'est mille fois nourri; mais, quoique déjà pressé par la faim, il néglige cette nourriture présente et facile, parce qu'il sait qu'il trouvera dans la chair d'un cerf ou d'un daim un repas plus ample et plus exquis. Dans tous les teins ordinaires, ce loup épuisera toutes les ressources qu'on peut attendre de la vigueur et de la ruse d'un animal solitaire; mais lorsque l'amour met en société le mâle et la femelle, ils ont respectivement, quant à l'objet de la chasse, des idées qui dérivent de la facilité que l'union procure. Ces loups connaissent, par des expériences répétées, où vivent ordinairement les bêtes fauves, et la route qu'elles tiennent lorsqu'elles sont chassées. Ils savent aussi combien est utile un relais, pour hâter la défaite d'une bête déjà fatiguée. Ces faits étant connus, ils concluent de l'ordinaire au probable, et en conséquence ils partagent leurs fonctions. Le mâle se met en quête, et la femelle, comme plus faible, attend au détroit la bête haletante qu'elle est chargée de relancer. On s'assure aisément de toutes ces démarches, lorsqu'elles sont écrites sur la terre molle ou sur la neige, et on peut y lire l'histoire des pensées de l'animal.

Le renard, beaucoup plus faible que le loup, est contraint de multiplier beaucoup plus les ressources pour obtenir sa nourriture. Il a tant de moyens à prendre, tant de dangers à éviter, que sa mémoire est nécessairement chargée d'un nombre de faits qui donne à son instinct une grande étendue. Il ne peut pas abattre ces grands animaux, dont un seul le nourrirait pendant plusieurs jours; il n'est pas non plus pourvu d'une vitesse qui puisse suppléer au défaut de vigueur: ses moyens naturels sont donc la ruse, la patience et l'adresse. Il a toujours, comme le loup, son odorat pour boussole. Le rapport fidèle de ce sens bien exercé l'instruit de l'approche de ce qu'il cherche, et de la présence de ce qu'il doit éviter. Peu fait pour chasser à force ouverte, il s'approche ordinairement en silence, ou d'une perdrix qu'il évente, ou bien du lieu par lequel il sait que doit passer un lièvre ou un lapin. La terre molle reçoit à peine la trace légère de ses pas. Partagé entre la crainte d'être surpris, et la nécessité de surprendre lui-même, sa marche, toujours précautionnée et sou­vent suspendue, décèle son inquiétude, ses désirs et ses moyens. Dans les pays giboyeux, où les plaines et les bois ne le laissent pas manquer de proie, il fuit les lieux habités. Il ne s'approche de la demeure des hommes que quand il est pressé par le besoin; mais alors la connaissance du danger lui fait doubler ses précautions ordinaires. A la faveur de la nuit, il se glisse le long des haies et des buissons. S'il sait que les poules sont bonnes, il se rappelle en même teins que les pièges et les chiens sont dangereux. Ces deux souvenirs guident sa marche, et la suspendent ou l'accélèrent, selon le degré de vivacité que donnent à l'un d'eux les circonstances qui surviennent. Lorsque la nuit commence, et que sa longueur offre des ressources à la prévoyance du renard, le jappement éloigné d'un chien arrêtera sur-le-champ sa course. Tous les dangers qu'il a courus en différents temps se représentent à lui; mais à l'approche du jour, cette frayeur extrême cède à la vivacité de l'appétit: l'animal alors devient courageux par nécessité. Il se hâte même de s'exposer, parce qu'il sait qu'un danger plus grand le menace au retour de la lumière.

On voit que les actions les plus ordinaires des bêtes, leurs démarches de tous les jours supposent la mémoire, la réflexion sur ce qui s'est passé, la comparaison entre en objet présent qui les attire, et des périls indiqués qui les éloignent, la distinction entre des circonstances qui se ressemblent à quelques égards, et qui diffèrent à d'autres, le jugement et le choix entre tous ces rapports. Qu’est-ce donc que l'instinct? Des effets si multipliés dans les animaux, de la recherche du plaisir et de la crainte de la douleur; les conséquen­ces et les inductions tirées, par eux, des faits qui se sont placés dans leur mémoire; les actions qui en résultent; ce système de connaissances auxquelles l'expérience ajoute, et que, chaque jour, la réflexion rend habituelles: tout cela ; ne peut pas se rapporter à l'instinct, ou bien ce mot devient synonyme avec celui d'intelligence.

Ce sont les besoins vifs, qui comme nous l'avons dit, gravent dans la mémoire des bêtes des sensations fortes et intéressantes, dont la chaîne forme l'ensemble de leurs connaissances. C'est par cette raison que les animaux carnassiers sont beaucoup plus industrieux que les frugivores, quant à la recherche de la nourriture; mais chassez souvent ces mêmes frugivores, vous les verrez acquérir, relativement à leur défense, la connaissance d'un nombre de faits, et l'habitude d'une foule d'inductions qui les égalent aux carnassiers. 'De tous les animaux qui vivent d'herbes, celui qui paraît le plus stupide est, peut-être, le lièvre. La nature lui a donné des yeux faibles et un odorat obtus: si ce n'est Fouie qu'il a excellente, il paraît n'être pourvu d'aucun instrument d'industrie. D'ailleurs il n'a que la fuite pour moyen de défense; mais aussi semble-t-il épuiser tout ce que la fuite peut comporter d'intentions et de variétés. je ne parle pas d'un lièvre que des lévriers forcent par l'avantage d'une vitesse supérieure, mais de celui qui est attaqué par des chiens courants. Un vieux lièvre, ainsi chassé, commence par proportionner sa fuite à la vitesse de la poursuite. Il sait, par expérience, qu'une fuite rapide ne le mettrait pas hors de danger, que la chasse peut être longue, et que ses forces ménagées le serviront plus longtemps. Il a remarqué que la poursuite des chiens est plus ardente et moins interrompue dans les bois fourrés, où le contact de son corps leur donne un sentiment plus vif de son passage, que sur la terre, où ses pieds ne font que poser; ainsi il évite les bois et suit presque toujours les chemins (ce même lièvre, lorsqu'il est poursuivi à vue par un lévrier, s'y dérobe en cherchant les bois). Il ne peut pas douter qu'il ne soit suivi par les chiens courants, sans être vu; il entend distinctement que la poursuite s'attache, avec scrupule, à toutes les traces de ses pas. Que fait-il? Après avoir couru un long espace en ligne droite, il revient exactement sur ses mêmes voies. Après cette ruse, il se jette de côté, fait plusieurs sauts consécutifs, et par là dérobe aux chiens, au moins pour un temps, le sentiment de la route qu'il a prise. Souvent il va faire partir du gîte un autre lièvre dont il prend la place. Il déroute ainsi les chasseurs et les chiens par mille moyens qu'il serait trop long de détailler. Ces moyens lui sont communs avec d'autres animaux, qui, plus habiles que lui d'ailleurs, n'ont pas plus d'expérience à cet égard. Les jeunes animaux ont beaucoup moins de ces ruses. C'est à la science des faits, que les vieux doivent les inductions justes et promptes qui amènent ces actes multipliés.

Les ruses, l'invention, l'industrie, étant une suite de la connaissance des, faits gravés par le besoin dans la mémoire, les animaux doués de vigueur, ou pourvus de défenses, doivent être moins industrieux que les autres. Aussi, voyons-nous que le loup, qui est un des plus robustes animaux de nos climats, est un des moins rusés lorsqu'il est chassé. Son nez, qui le guide toujours, ne le rend précautionné que contre les surprises. Mais d'ailleurs il ne songe qu'à s'éloigner, et à se dérober au péril par l'avantage de sa force et de son haleine. Sa fuite n'est point compliquée comme celle des animaux timides. II n'a point recours à ces feintes et à ces retours, qui sont une ressource nécessaire pour la lassitude.

Le sanglier, qui est armé de défenses, n'a point non plus recours à l'industrie. S'il se sent blessé dans sa fuite, il s'arrête pour combattre. Il s'indigne et se fait redouter des chasseurs et des chiens, qu'il menace et charge avec fureur. Pour se procurer une défense plus facile et une vengeance plus assurée, il cherche les buissons épais et les halliers; il s'y place de manière à 205 ne pouvoir être abordé qu'en face. Alors, l'oeil farouche et les soies hérissées, il intimide les hommes et les chiens, les blesse et s'ouvre un passage pour une retraite nouvelle.

La vivacité des besoins donne, comme on voit, plus ou moins d'étendue aux connaissances que les bêtes acquièrent. Leurs lumières s'augmentent en raison des obstacles qu'elles ont à surmonter. Cette faculté, qui rend les bêtes capables d'être perfectionnées, rejette bien loin l'idée d'automatisme, qui ne peut être née que de l'ignorance des faits. Qu'un chasseur arrive avec des pièges dans un pays où ils ne sont pas encore connus des animaux, il les prendra avec une extrême facilité, et les renards même lui paraîtront imbéciles. Mais lorsque l'expérience les aura instruits, il sentira, par les progrès de leurs connaissances, le besoin qu'il a d'en acquérir de nouvelles. II sera contraint de multiplier les ressources, et de donner le change à ces animaux, en leur présentant ses appâts sous mille formes différentes.

Parmi les différentes idées que la nécessité fait acquérir aux animaux, on ne doit point oublier celles des nombres. Les bêtes comptent, cela est certain; et quoique jusqu'à présent leur arithmétique paraisse assez bornée, peut-être pourrait-on lui donner plus d'étendue. "Dans les pays où l'on conserve avec soin le gibier, on fait la guerre aux pies, parce qu'elles enlèvent les oeufs et détruisent l'espérance de la ponte. On remarque donc assidûment les nids de ces oiseaux destructeurs, et, pour anéantir d'un coup la famille carnassière, on tâche de tuer la mère pendant qu'elle couve. Entre ces mères, il en est d'inquiètes, qui désertent leur nid dès qu'on approche. Alors on est contraint de faire un affût bien couvert au pied de l'arbre sur lequel est le nid, et un homme se place dans l'affût pour attendre le retour de la couveuse; mais il attend en vain, si la pie qu'il veut surprendre a quelquefois été manquée en pareil cas. Elle sait que la foudre va sortir de cet antre où elle a vu entrer un homme. Pendant que la tendresse maternelle lui tient la vue attachée sur son nid, la frayeur l'en éloigne jusqu'à ce que la nuit puisse la dérober au chasseur. Pour tromper cet oiseau inquiet, on s'est avisé d'envoyer à l'affût deux hommes, dont l'un s'y plaçait et l'autre passait; mais la pie compte et se tient toujours éloignée. Le lendemain trois y vont, et elle voit encore que deux seulement se retirent. Enfin il est nécessaire que cinq ou six hommes, en allant à l'affût, mettent son calcul en défaut. La pie, qui croit que cette collection d'hommes n'a fait que passer, ne tarde pas à revenir. Ce phénomène, renouvelé toutes les fois qu'il est tenté, doit être mis au rang des phénomènes les plus ordinaires de la sagacité des animaux.

Puisque les animaux gardent la mémoire des faits qu'ils ont eu intérêt de remarquer; puisque les conséquences qu'ils en ont tirées s'établissent en principes par la réflexion, ils sont perfectibles: mais nous ne pouvons pas savoir jusqu'à quel degré. Nous sommes même presque étrangers au genre de perfection dont les bêtes sont susceptibles. Jamais, avec un odorat tel que le nôtre, nous ne pouvons atteindre à la diversité des rapports et des idées que donne au loup et au chien leur nez subtil et toujours exercé. Ils doivent à la finesse de ce sens la connaissance de quelques propriétés de plusieurs corps, et des idées de relation entre ces propriétés et l'état actuel de leur machine. Ces idées et ces rapports échappent à la stupidité de nos organes. Pourquoi donc les bêtes ne se perfectionnent-elles point? Pourquoi ne remarquons-nous point un progrès sensible dans les espèces? 'S Dieu n'a pas donné aux Intelligences célestes de sonder toute la profondeur de la nature de l'homme; si elles n'embrassent pas d'un coup d'oeil cet assemblage bizarre d'ignorance et de talents, d'orgueil et de bassesse, elles peuvent dire aussi: pourquoi donc cette espèce humaine, avec tant de moyens de perfectibilité,' est-elle si peu avancé dans les connaissances les plus essentielles? Pourquoi plus de la moitié des hommes est-elle abrutie par des superstitions ridicules? Pourquoi les sciences qui lui sont les plus nécessaires, celles d'où dépend le bonheur de l'espèce entière, sont-elles encore dans l'enfance? etc.

Il est certain que les bêtes peuvent faire des progrès: mille obstacles particuliers s'y opposent, et d'ailleurs il est apparemment un terme qu'elles ne franchiront jamais.

La mémoire ne conserve les traces des sensations et des jugements qui en sont la suite, qu'autant que celles-ci ont eu le degré de force qui produit l'attention vive. Or les bêtes, vêtues par la Nature, ne sont guère excitées à l'attention que par les besoins de l'appétit et de l'amour. Elles n'ont pas de ces besoins de convention, qui naissent de l'oisiveté et de l'ennui. La nécessité d'être émus se fait sentir à nous dans l'état ordinaire de veille, et elle produit cette curiosité inquiète qui est la mère des connaissances. Les bêtes ne l'éprouvent point. "Si quelques espèces sont plus sujettes à l'ennui que les autres, la fouine, par exemple, que la souplesse et l'agilité caractérisent, ce ne peut pas être pour elle une situation ordinaire, parce que la nécessité de chercher à vivre tient presque toujours leur inquiétude en exercice. Lorsque la chasse est heureuse, et que leur faim est assouvie de bonne heure, elles se livrent, par le besoin d'être émues, à une grande profusion de meurtres inutiles;" mais la manière d'être la plus familière à tous ces êtres sentants est un demi-sommeil, pendant lequel l'exercice spontané de l'imagination ne présente que des tableaux vagues qui ne laissent pas de traces profondes dans la mémoire.

Parmi nous, ces hommes grossiers, qui sont occupés, pendant tout le jour, à pourvoir aux besoins de première nécessité, ne restent-ils pas dans un état de stupidité presque égal à celui des bêtes?

Il faut que le loisir, la société et le langage servent la perfectibilité, sans quoi cette disposition reste stérile. Or, premièrement le loisir manque aux bêtes, comme je l'ai déjà dit. Occupées sans cesse à pourvoir à leurs besoins, et à se défendre contre d'autres animaux ou contre l'homme, elles ne peuvent conser­ver d'idées acquises que relativement à ces objets. Secondement, la plupart vivent isolées et n'ont qu'une société passagère, fondée sur l'amour et sur l'éducation de la famille. Celles qui sont attroupées d'une manière plus durable, sont rassemblées uniquement par le sentiment de la crainte. Il n'y a que les espèces timides qui soient dans ce cas; et la crainte, qui approche ces individus les uns des autres, paraît être le seul sentiment qui les occupe. Telle est l'espèce du cerf, dans laquelle les biches ne s'isolent guère que pour mettre bas, et les cerfs pour refaire leurs têtes.

Dans les espèces mieux armées et plus courageuses, comme sont les sangliers, les femelles, comme plus faibles, restent attroupées avec les jeunes mâles. Mais dès que ceux-ci ont atteint l'âge de trois ans, et qu'ils sont pourvus de défenses qui les rassurent, ils quittent la troupe; la sécurité les mène à la solitude; il n'y a donc pas de société proprement dite entre les bêtes.

Le sentiment seul de la crainte, et l'intérêt de la défense réciproque, ne peuvent pas porter fort loin leurs connaissances.

Elles ne sont pas organisées de manière à multiplier les moyens, ni à rien ajouter aux armes, toujours prêtes, qu'elles doivent à la Nature.

"A l'égard du langage, il paraît que celui des bêtes est fort borné. Cela doit être, vu leur manière de vivre, puisqu'il y a des sauvages qui ont des arcs et des flèches, et dont cependant la langue n'a pas trois cents mots." Mais quelque borné que soit le langage des bêtes, il existe: on peut assurer même qu'il est beaucoup plus étendu qu'on ne le suppose communément dans des êtres qui ont un museau allongé ou un bec.

Celles de leurs habitudes qui paraissent les plus naturelles, ne peuvent s'être formées, comme nous l'avons prouvé, que par des inductions liées ensemble par la réflexion, et qui supposent toutes les opérations de l'intelligence; mais nous ne remarquons point d'articulation sensible dans leurs cris. Cette apparente uniformité nous fait croire que réellement elles n'articulent point. Il est certain cependant que les bêtes de chaque espèce distinguent très bien entre elles ces sons qui nous paraissent confus. Il ne leur arrive pas de s'y méprendre, ni de confondre le cri de la frayeur avec le gannissement de l'amour. Il n'est pas seulement nécessaire qu'elles expriment ces situations tranchées; il faut encore qu'elles en caractérisent les différentes nuances. Le parler d'une mère qui annonce à sa famille qu'il faut se cacher, se dérober à la vue de l'ennemi, ne peut pas être le même que celui qui indique qu'il faut précipiter la fuite. `Les circonstances établissent la nécessité` d'une action différente. Il faut que la différence soit exprimée dans le langage qui commande l'action. Par quel mécanisme des animaux, qui chassent ensemble, s'accordent-ils pour s'attendre, se retrouver, s'aider? Ces opérations ne se feraient pas sans des conventions dont le détail ne peut s'exécuter qu'au moyen d'une langue articulée. La monotonie nous trompe, faute d'habitude et de réflexion. Lorsque nous entendons des hommes parler ensemble une langue qui nous est étrangère, nous ne sommes point frappés d'une articulation sensible, nous croyons entendre la répétition continuelle des mêmes sons. Le langage des bêtes, quelque varié qu'il puisse être, doit nous paraître encore mille fois plus monotone, parce qu'il nous est infiniment plus étranger; mais, quel que soit ce langage des bêtes, il ne peut pas aider beaucoup la perfectibilité dont elles sont douées. La tradition ne sert presque point aux progrès des connaissances. Sans l'écriture, qui appartient à l'homme seul, chaque individu, concentré dans sa propre expérience, serait forcé de recommencer la carrière que son devancier aurait parcourue, et l'histoire des connaissances d'un homme serait presque celle de la science de l'humanité.

On peut donc présumer que les bêtes ne feront jamais de grands progrès, quoique, relativement à certains arts, selles pussent en avoir faits, sans que nous nous en fussions aperçus. En général, les obstacles qui s'opposent aux progrès des espèces, sont fort difficiles à vaincre, et les individus n'empruntent point non plus de la force d'une passion dominante, cette activité soutenue qui fait qu'un homme s'élève, par le génie, fort au-dessus de ses égaux. Les bêtes ont cependant des passions naturelles, et d'autres qu'on peut appeler factices ou de réflexion; celles du premier genre sont l'impression de la faim, les désirs ardents de l'amour, la tendresse maternelle; les autres sont la crainte de la disette ou l'avarice, et la jalousie qui conduit à la vengeance.

Mais nous avons montré dans les lettres précédentes, que ces passions n'ont, ni la continuité, ni le caractère de celles qui servent réellement aux progrès des espèces. Elles remplissent leur objet par des moyens peu compliqués, et qui doivent être toujours les mêmes. De ce que les bêtes n'inventent point au-delà de leurs besoins, on aurait tort d'en conclure qu'elles n'inventent point du tout, et certainement la conclusion ne serait pas légitime. Je bornerai là, Monsieur, mes réflexions sur ce qu'on appelle instinct dans les bêtes. Il me paraît impossible de ne pas reconnaître que le principe qui les meut dans leurs actions est un principe intelligent qui est le produit des sensations et de la mémoire. Mais quoique cet avantage leur soit commun avec nous, il est aisé de voir à quelle distance sont encore de nous ces êtres sentants, et quel intervalle immense nous sépare. C'est, Monsieur, ce qu'on apercevra, d'un coup d'oeil, en lisant les réflexions sur l'homme moral, qui suivent cette lettre, et qui m'ont paru nécessaires pour éloigner toutes les conséquences que quelques personnes pourraient tirer de l'intelligence reconnue des bêtes. J'ai l'honneur d'être, etc.