La Mettrie

 

 

 

Julien Offray de La Mettrie,

L'animal Machine,

Œuvres philosophiques, Coda, 2004, p.62-63 ; p.84.

 

L'homme n'est pas d'un limon plus précieux que l'animal

Mais un être à qui la Nature a donné un instinct si précoce, si éclairé, qui juge, combine, raisonne et délibère autant que s'étend et lui permet la sphère de son activité, un être qui s'attache par les bienfaits, qui se détache par les mauvais traitements et va essayer un meilleur maître, un être d'une structure semblable à la nôtre, qui fait les mêmes opérations, qui a les mêmes passions, les mêmes douleurs, les mêmes plaisirs, plus ou moins vifs suivant l'empire de l'imagination et la délicatesse des nerfs, un tel être enfin ne montre-t-il pas clairement qu'il sent ses torts et les nôtres, qu'il connaît le bien et le mal et, en un mot, a conscience de ce qu'il fait ? Son âme, qui marque comme la nôtre les mémés joies, les mêmes mortifications, les mêmes déconcertements, serait-elle sans aucune répugnance à la vue de son semblable déchiré ou après l'avoir lui-même impitoyablement mis en pièces .Cela posé, le don précieux dont il s'agit n'aurait point. Eté refusé aux animaux, car puisqu'ils nous offrent des signes évidents de leur repentir comme de leur intelligence, qu'y a-t-il d'absurde à penser que des êtres, des machines presque aussi parfaites que nous, soient comme nous, faites pour penser et pour sentir la Nature ?

Qu'on ne m'objecte point que les animaux sont pour la plupart des êtres féroces qui ne sont pas capables de sentir les maux qu'ils font, car tous les hommes dans notre espèce de la férocité, comme dans la leur. Les hommes qui sont dans la barbare habitude d'enfreindre la loi naturelle n'en sont pas si tourmentés que ceux qui la transgressent pour la première fois et que la force de l'exemple n'a point endurcis. Il en est de même des animaux comme des hommes. Les uns et les autres peuvent être plus ou moins féroces par tempérament, et ils le deviennent encore plus avec ceux qui le sont. Mais un animal doux, pacifique, qui vit avec d'autres animaux semblables et d'aliments doux, sera ennemi du sang et du carnage ; il rougira intérieurement de l'avoir versé, avec cette différence peut-être que comme chez eux tout est immolé aux besoins, aux plaisirs et aux commodités de la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent pas devoir être si vifs que les nôtres, parce que nous ne sommes pas dans la même nécessité qu'eux. La coutume émousse et peut-être étouffe les remords comme les plaisirs.

Mais je veux pour un moment supposer que je me trompe, et qu'il n'est pas juste que presque tout l'univers ait tort à ce sujet tandis que j'aurais seul raison. J'accorde que les animaux, même les plus excellents, ne connaissent pas la distinction du bien et du mal moral, qu'ils n'ont aucune mémoire des attentions qu'on a eues pour eux, du bien qu'on leur a fait, aucun sentiment de leurs propres vertus ; que ce lion, par exemple, dont j'ai parlé après tant d'autres, ne se souvienne pas de n'avoir pas voulu ravir la vie à cet homme qui fut livré à sa furie, dans un spectacle plus inhumain que tous les lions, les tigres et les ours, tandis que nos compatriotes se battent, Suisses contre Suisses, frères contre frères, se reconnaissent, s'enchaînent ou se tuent sans remords parce qu'un prince paie leurs meurtres. Je suppose enfin que la loi naturelle n'ait pas été donnée aux animaux. Quelles en seront les conséquences ? L'homme n'est pas pétri d'un limon plus précieux ; la Nature n'a employé qu’une seule et même pâte, dont elle a seulement varié les levains. Si donc l'animal ne se repent pas d'avoir violé le sentiment intérieur dont je parle, ou plutôt s'il en est absolument privé, il faut nécessairement que l'homme soit dans le même cas ; moyennant quoi, adieu la loi naturelle et tous ces beaux traités qu'on a publiés sur elle ! Tout le règne animal en serait généralement dépourvu. Mais réciproquement, si l'homme ne peut se dispenser de convenir qu'il distingue toujours, lorsque la santé le laisse jouir de lui-même, ceux qui ont de la probité, de l'humanité, de la vertu, de ceux qui ne sont ni humains, ni vertueux, ni honnêtes gens, qu'il est facile de distinguer ce qui est vice ou vertu par l'unique plaisir ou la propre répugnance, qui en sont comme les effets naturels, il s'ensuit que les animaux formés de la même matière, à laquelle il n’a peut-être manqué qu’un degré de fermentation pour égaler les hommes en tout, doivent participer aux mêmes prérogatives de l'animalité, et qu'ainsi il n'est point d’âme ou de substance sensitive sans remords.(…)

Enfin, le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu’il n’est qu’une machine ou qu’un animal, ne maltraitera point ses semblables, trop instruit sur la nature de ces actions dont l’inhumanité est toujours proportionnée au degré d’analogie prouvée ci devant, et ne voulant pas, en un mot, suivant la loi naturelle donnée à tous les animaux, faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fit.