Lamartine

 

 

 

Alphonse de Lamartine,

La chute d’un ange in Œuvres complètes d’Alphonse de Lamartine,

Tome II, Paris, Charles Gosselin et W. Coquebert, 1837, p.12-15.

La bouche ruisselante de sang

« Or ces hommes, enfants ! pour apaiser leur faim,

« N'ont pas assez des fruits que Dieu mit sous leur main ;

« Leur foule insatiable en un soleil dévore

« Plus qu'en mille soleils les bois n'en font éclore.

« En vain comme une mer l'horizon écumant

« Roule à perte de vue en ondes de froment :

« Par un crime envers Dieu, dont frémit la nature,

« Ils demandent au sang une autre nourriture ;

« Dans leur cité fangeuse il coule par ruisseaux!

« Les cadavres y sont étalés en monceaux.

« Ils traînent par les pieds, des fleurs de la prairie,

« L'innocente brebis que leur main a nourrie,

« Et sous l'oeil de l'agneau l'égorgeant sans remord

« Ils savourent leurs chairs et vivent de la mort !

« Aussi le sang tout chaud dont ruisselle leur bouche

« A fait leur sens brutal et leur regard farouche.

« De leurs coeurs que ces chairs corrompent à moitié

« Ils ont comme une faute effacé la pitié,

« Et leur oeil qu'au forfait le forfait habitue

« Aime le sang qui coule et l'innocent qu'on tue.

« Car du sang de l'agneau qui suce l'herbe en fleur

« A celui de l'enfant il n'est que la couleur :

« Ils ont à le verser la même indifférence ;

« Ils offrent l’un aux sens et l'autre à la vengeance,

« A la haine, à l'amour, à leurs dieux, à la peur.

« Pour le verser plus tiède en se perçant le coeur

« Ils aiguisent le fer ennemi de la vie,

« Le fer qui fait couler le sang comme la pluie,

« En haches, en massue, en lames, en poignard.

« De l'horreur de tuer ils ont fait le grand art,

« Le meurtre par milliers s'appelle une victoire :

« C'est en lettres de sang que l'on écrit la gloire ;

« Le héros n'a qu'un but, tuer pour asservir!