Hegel

 

 

 

Georg Wilhelm Friedrich Hegel,

Philosophie de la nature,

tr. fr. Augusto Véra, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1866, 

Tome III, § 351, p.198-209.

 

Pour une traduction récente, voir l'Encyclopédie des sciences philosophiques, II, Philosophie de la nature, tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, add § 351, p. 639-642.

La voix est le haut privilège de l’animal

L'animal se meut librement, parce qu'à l'égal de la lumière, de l'idéalité qui s'est affranchie de la pesanteur, son existence subjective n'est plus soumise aux conditions de l'espace, et qu'en s'élevant au-dessus de la réalité extérieure, il peut déterminer lui-même son lieu. De là vient aussi qu'il possède la voix, car c'est une idéalité réelle, une âme qui domine l'idéalité abstraite du temps et de l'espace, et manifeste ses mouvements spontanés sous forme d'oscillation interne librement produite. Il possède la chaleur animale, en tant que dissolution constante de la cohésion et des diverses parties de l'organisme, sans que sa figure en soit altérée. En outre, sa nutrition se fait par une intus-susception interrompue, en tant qu'il s'individualise dans son rapport avec une nature individuelle inorganique. Mais il possède surtout la sensibilité (Gefühl) en tant qui individualité qui dans sa déterminabilité demeure en elle-même et se conserve comme individualité simple et universelle. C'est l'idéalité réalisée de l'être déterminé.

(Zusatz). A cette détermination que chez l'animal le même est pour le même se lie l'autre détermination, l'élément complètement universel de la subjectivité, la sensibilité (Empfindung), cette differentia specifica, ce caractère distinct absolu de l'animal. L'individu y existe idéalement ; il n'y est pas dispersé et comme plongé dans la matière, mais, pendant qu'il est par sa présence et par son activité dans la matière, il se retrouve et il se sent lui-même en lui-même (Sich in sich selbst findet). Cette idéalité qui constitue la sensibilité constitue aussi dans la nature la plus haute sphère de l'existence, parce que tout s'y concentre et s'y compénètre. La joie, la douleur etc., ont eux aussi, il est vrai, une existence corporelle (Bilden sich zwar auch köperlich aus), mais cette existence diffère de ce qu'ils sont en tant que sensibilité, c'est-à-dire, en tant qu'ils sont ramenés à l'existence simple et pour soi. En voyant, en entendant, etc., je demeure en moi-même et dans la simplicité de mon être, et il n'y a là qu'une seule et même forme de cette transparence et de cette clarté sans mélange qui pénètrent ma nature. Ce point indivisible, qui, bien qu'infiniment déterminable, garde intacte ma simplicité, par là qu'il est à lui-même son propre objet, est le moi en tant que moi=moi, en tant que sentiment de soi (Das Subject als Selbst=selbst als Selbstgefühl). C'est parce qu'il sent que l'animal est dans un rapport théorétique avec les choses, tandis que la plante est dans un état d'indifférence à leur égard, ou qu'elle n'est liée avec elles que par un rapport pratique ; et, dans ce dernier cas, elle ne les laisse pas subsister, mais elle se les assimile. L'animal aussi se comporte, il est vrai, comme la plante à l'égard de l'objet extérieur car il en use avec lui, comme avec un être idéal ; mais, d'un autre côté, pendant qu'il soutient des rapports avec lui, et qu'il n'est pas dans un état d'indifférence à son égard, il le laisse cependant librement exister. C'est un rapport qui n'est pas accompagné de désir (Begierdlose). L'animal, en tant qu'être sentant, lorsqu'il éprouve l'action d'un objet externe, trouve en lui-même sa satisfaction, et c'est sur cette satisfaction qu'est fondé le rapport théorétique. L'être qui agit d'une manière pratique à l'égard d'un autre n'est pas satisfait de lui-même par là que ce dernier se trouve posé en lui ; ce qui fait qu'il doit réagir sur la modification qu'il a subie, qu'il doit la supprimer et se l'approprier ; car elle portait une pertubation dans sa nature. L'animal, au contraire, trouve en lui-même sa satisfaction, pendant qu'il est en rapport avec un autre que lui-même, parce qu'il peut porter les modifications produites en lui par ce dernier, quoiqu'il le pose en même temps comme un être idéal. — Les autres déterminations de l'animal sont des conséquences de la sensibilité.

α) En tant qu'être sensible l'animal est pesant, et demeure lié au centre. Mais l'individualité du lieu s'est affranchie de la pesanteur, et l’animal n'est pas attaché à telle détermination de la pesanteur. La pesanteur, bien qu'elle soit la détermination générale de la matière, détermine aussi le lieu particulier. Le rapport mécanique consiste précisément en ceci, que pendant qu'un corps occupe un espace, il n’a, dans ce même espace, sa détermination que dans un autre corps. L'animal, au contraire, en tant qu'individualité qui est en rapport avec elle-même, ne voit pas son lieu individuel déterminé par un autre que lui-même, et par là qu'il est revenu sur lui-même il est dans un état d'indifférence vis-à-vis de la nature inorganique, et il se meut librement dans le temps et dans l'espace en général.

Par conséquent, l'animal n'individualise pas le lieu par suite d'une détermination extérieure, mais par sa vertu propre, ce qui fait qu'il se pose lui-même son lieu. Chez tous les autres êtres cette individuation est invariable, parce qu'il n'en est aucun qui soit pour soi. L'animal, lui aussi, ne s'affranchit pas, il est vrai, de la détermination générale qui s'attache à l'individualité du lieu ; mais ce lieu individuel c'est lui-même qui le fixe. C'est aussi pour cette raison que la subjectivité de l'animal non-seulement se distingue de la nature extérieure, mais qu'elle se distingue elle-même de cette nature. Et elle est de la plus haute importance que cette faculté distinctive de se poser soi-même comme négation des différents lieux (das sich-Setzen als die reine Negativität dieses Orts und dieses Orts). La sphère entière de la physique n'est que la forme qui se développe en se différenciant de la pesanteur, mais elle ne peut s'affranchir de la pesanteur et atteindre vis-à-vis de cette dernière à cette liberté et à ce retour sur soi qui appartiennent en propre à l'animal. L'individualité physique elle-même ne s’aurait s'affranchir de la pesanteur, parce que son processus implique, lui aussi, les déterminations du lieu et de la pesanteur.

β) La voix est le haut privilège de l'animal, privilège qui peut paraître merveilleux. C'est la manifestation de la sensibilité, du sentiment de soi. L'animal exprime qu’il est en lui-même ; et cette expression est la voix. Il n'y a que l'être sentant qui peut manifester qu'il sent. L'oiseau dans les airs et d'autres animaux font entendre leur voix qui exprime la douleur, les besoins, la faim, la satiété, le plaisir, la joie, l'amour. Le cheval fait entendre ses hennissements en allant au combat, les insectes bourdonnent, le chat file lorsqu'il est content. Mais le chant de l'oiseau est une manifestation interne de lui-même (Das theoretische Sich-Ergehen des Vogels) qui constitue une espèce de la voix plus élevée ; et si la voix atteint à ce degré dans l'oiseau, c'est qu'elle appartient à l'animal en général, et qu'elle peut ainsi se particulariser et se différencier dans l'oiseau. Car, pendant que les poissons vivent muets dans l'eau, les oiseaux se jouent librement dans les airs, comme dans leur élément, et affranchis de la pesanteur de la terre ils remplissent l'air d'eux-mêmes et manifestent leur subjectif dans un élément particulier. Les métaux possèdent le son, mais pas encore la voix. La voix est l'être mécanique qui s'est spiritualisé, et qui se manifeste lui-même comme son. L'être inorganique ne manifeste sa déterminabilité spécifique que lorsqu'il est frappé. L'animal, par contre, retentit de lui-même. Par celle vibration interne, et en ne faisant que vibrer l'air, le sujet se révèle comme être animé (das Subjective giebt als diess Seelenhafte kund). Cette subjectivité pour soi est, dans son état complétement abstrait, le processus pur du temps, qui, dans le corps concret, est, en tant que temps qui se réalise, la vibration et le son. Le son est un attribut de l'animal, par là que c'est l’activité elle-même de l'animal qui fait vibrer l'organisme. Mais cela ne produit aucun changement extérieur dans l'animal ; ce qu'il y produit c'est un simple mouvement, et un mouvement qui n'est que la pure vibration abstraite accompagnée d'un simple changement de lieu, changement qui est immédiatement supprimé. C'est la négation de la pesanteur spécifique et de la cohésion, lesquelles sont, en même temps, rétablies. La voix est ce qui tient de plus près à la pensée, car en elle la pure subjectivité s'objective, non comme réalité particulière, en tant qu’état ou sensation, mais dans les éléments abstraits du temps et de l'espace.

γ) A la voix se lie la chaleur animale. Le processus chimique aussi donne la chaleur qui peut aller jusqu'au feu, mais c'est une chaleur qui passe. L'animal, au contraire, en tant que processus constant de ce mouvement spontané qui se détruit et s'engendre lui-même, nie sans cesse et reproduit également sans cesse sa substance matérielle et engendre ainsi sans cesse la chaleur. C'est là ce qui a lieu surtout dans les animaux à sang chaud, chez lesquels l'opposition de la sensibilité et de l'irritabilité est parvenue à une plus haute spécialisation (voy. plus bas, §370, Zus.), et l'irritabilité s'est comme constituée d'une manière distincte et individuelle dans le sang, qu'on pourrait appeler un aimant fluide.

δ) Comme l'animal est véritablement l'être identique existant pour soi qui est parvenu à l'individualité, il se renferme en lui-même et il se sépare de la substance universelle de la terre ; et celle-ci a une existence extérieure pour lui. Pour lui l'être extérieur qui n'est pas tombé sous l’empire de son individualité est un être qui se nie lui­même, un être indifférent ; et à cela se rattache aussi immédiatement cette détermination que sa nature inorganique s'est individualisée pour lui, car on n’a pas ici un rapport immédiat avec les éléments. Ce rapport de l'animal avec la nature inorganique constitue la notion générale de l'animal. L'animal est un sujet individuel qui se met en rapport avec l'être individuel comme tel, c'est-à-dire qui ne se met pas seulement en rapport avec les éléments, comme la plante, ni même avec le simple être subjectif (Subjectivem), excepté dans le processus de la génération. Il y a, il est vrai, dans l'animal la nature végétale, et par suite un rapport avec la lumière, avec l'air et l’eau ; mais il y a de plus la sensation, à laquelle dans l'homme, s'ajoute la pensée. C'est ainsi qu’Aristote énumère trois âmes, la végétative, l'animale et l'humaine comme formant les trois déterminations dans le développement de la notion. En tant qu'unité d'individualités diverses qui se réfléchit sur elle-même, l'animal existe comme fin qui s'engendre elle-même ; c'est un mouvement qui revient à un individu. Le processus de l’individualité est un mouvement circulaire fermé, qui dans l’être organique en général constitue la sphère de l'être pour soi ; et comme c'est là sa notion, son essence, c'est-à-dire sa nature inorganique s'individualise pour lui. Mais comme l’être organique, en tant qu'individualité qui est pour soi, n'est en rapport qu'avec lui-même, (Weil es sich aber ebenso als für sich seyender selbst zu sich selbst verhält) il suit qu’il n'est pour soi qu'autant qu'il est en rapport avec la nature inorganique, et qu'il s'en distingue tout à la fois. Ce rapport extérieur il l'interrompt lorsqu'il est satisfait et rassasié ; — lorsqu'il sent, et qu'il est l'individualité pour soi (Fur sich seyendes selbst ist). Dans le sommeil l'animal se trouve plongé dans un état d'identité avec la nature universelle, dans la veille il se trouve en rapport avec l’être organique individuel ; mais il brise aussi ce rapport, et la vie de l’animal est le mouvement alterné de ces deux déterminations.