Jean-Yves Goffi

 

 

 

Jean-Yves Goffi,
"Les relations entre l'homme et l'animal",
Université de tous les savoirs. La philosophie et l'éthique,
Volume 11, Odile Jacob, 2002, p.104-118.

Les relations entre l'homme et l'animal

Les êtres humains forment une communauté de vivants avec les autres animaux: nous possédons en commun avec eux des éléments constitutifs de notre propre identité. Depuis 1859 (date de la publication de L'Origine des espèces), il y a de bonnes raisons de penser que cette communauté est plus étroite qu'on n'était disposé à l'admettre jusque-là. Mais formons-nous également une communauté morale ?

Je voudrais préciser cette question afin de répondre à une objection légitime, mais qui, en un sens, est mal fondée. On est enclin à interpréter l'expression « communauté morale » de façon kantienne, comme s'il s'agissait d'un règne des fins. Or, par règne des fins, Kant entend la réunion systématique de divers êtres raisonnables par l'effet de lois communes: il ne saurait donc, par définition, exister de communauté morale entre des êtres raisonnables et des êtres qui ne le sont pas. Mais on peut entendre autrement l'expression « communauté morale ». Il est certain que nous nous imposons toutes sortes de restrictions dans nos rapports avec des êtres humains qui ne sont pas individuellement et personnellement capables d'obéir à une législation morale universelle et encore moins d'être partieprenante dans la constitution de celle-ci : les enfants en bas âge, les déments, les vieillards séniles, etc. Or, même si des considérations prudentielles entrent en ligne de compte dans cette affaire, ce n'est pas pour des motifs prudentiels que nous, agents moraux, capables d'autonomie et de rationalité, agissons de la sorte envers eux, c'est-à-dire les patients moraux, destitués de telles compétences. La raison en est que nous pensons détecter en eux certaines propriétés dont la possession impose aux agents moraux des restrictions dans leur comportement à l'égard des patients moraux. Et la mise en oeuvre de telles restrictions relève d'une question de simple justice. En clair, on ne reprocherait pas à quelqu'un qui ne les respecterait pas de manquer de bonté, de charité, de vertu ou de grandeur d'âme. On lui reprocherait de violer un principe élémentaire de justice. Ne pourrait-on pas alors raisonner de façon analogue en ce qui concerne les animaux, ou du moins certains d'entre eux ? Sans doute, personne ou presque ne s'attend à voir les bêtes se comporter comme des êtres autonomes et raisonnables. Mais il n'est pas absurde de relever en elles des caractéristiques qui pour n'être ni la raison, ni l'autonomie, ni même l'humanité, n'en sont pas moins significatives : la présence en elles de ces caractéristiques justifient que les êtres humains s'imposent, dans leurs rapports avec elles, des restrictions comparables à celles qu'ils s'imposent lorsqu'ils ont affaire à des patients moraux humains.

Quelles sont ces caractéristiques ? Lesquelles sont significatives ? Quelles restrictions justifient-elles ? Quatre réponses semblent importantes : une première tradition est attentive au statut de créature de l'animal. Pour une seconde, c'est sa capacité à souffrir qui le distingue des simples choses. Pour la troisième, c'est la présence d'intérêts. La dernière discerne en lui quelque chose comme une subjectivité. Je commencerai par les deux premières traditions, les plus anciennes.

Comment, ce que j'appellerai, faute de mieux, la pensée chrétienne, aborde-t-elle la question ? J'ai conscience de ce que l'expression peut avoir de peu satisfaisant, particulièrement lorsqu'il est question des rapports avec l'animal. En effet, le théologien contemporain E. Drewermann aussi bien que N. Malebranche, le disciple de Descartes, se rattachent a cette tradition. Pourtant, le premier reconnaît aux animaux un droit à l'immortalité, contrepartie de la souffrance à laquelle sont livrées, inéluctablement, toutes les créatures sensibles du simple fait de leur existence éphémère. Pour le second, la possession d'une âme immortelle est à ce point un attribut de l'humanité qu'il préfère nier l'existence de la souffrance animale, et traiter les bêtes en conséquence, c'est-à-dire comme des machines insensibles, plutôt qu'admettre qu'elles puissent avoir seulement une âme sensitive. L'idée commune est que le inonde est une créature, ce qui entraîne d'importantes conséquences.

Pour commencer, le rapport entre cette créature et son créateur n'est pas du même genre que celui qui pouvait exister, par exemple chez Aristote, entre ce qui est mû et son moteur éternel. Pour parler comme les médiévaux, le Dieu chrétien ne donne pas seulement le mouvement, ni même principalement le mouvement; il donne l'être. Dans un tel monde, l'attitude du croyant est, par principe, une attitude de réserve, ce qu'exprime la distinction augustinienne entre uti et frui : ces termes désignent deux façons de se comporter à l'égard des choses. Jouir (frui), c'est s'attacher d'amour à quelque chose, en raison de cette chose elle-même ; user de quelque chose (uti), c'est rapporter ce qui se présente à ce qui est aimé, comme un moyen d'obtenir la chose aimée. Frui est donc de l'ordre de la fin; uti est seulement de l'ordre des moyens. En d'autres termes : ne peut être objet de jouissance que l'être qui a une valeur intrinsèque ; tout autre être n'aura qu'une valeur instrumentale. C'est le cas des êtres de nature : ils sont des impedimenta dont il faut bien que le croyant se charge au cours de son pèlerinage terrestre. Mais ce n'est pas par amour pour eux que ce pèlerinage est entrepris. Est-ce à dire que le pouvoir de l'homme sur ces êtres de nature est absolu ? Certains passages de l'Écriture semblent le suggérer. Dans le livre de La Genèse, IX, 1-3, Élohim bénit Noé et ses fils et leur dit : « La crainte et l'effroi que vous inspirerez s'imposeront à tous les animaux de la Terre et à tous les oiseaux des Cieux. Tous ceux dont fourmille le sol et tous les poissons de la mer, il en sera livré à votre main. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture, comme l'herbe verte : je vous ai donné tout cela. »

En fait, les choses sont plus complexes. Si la nature est une créature et n'a donc rien de sacré, elle s'inscrit toutefois dans un plan de création et possède, par conséquent, une perfection propre, instaurée par une volonté voulant le bien de toutes les parties et voulant que la part de chacune soit bonne. En conséquence, si la nature est un ensemble de ressources à la disposition de l'humanité, celle-ci peut en faire un bon ou un mauvais usage : chaque fois que les êtres de nature seront utilisés en un sens contraire à leur perfection propre, cet usage sera condamnable. Quant à l'usage, la domination de l'homme sur le reste de la création est de droit; ce n'est que s'il cherche à se rendre maître de la nature même des choses créées qu'il outrepasse son propre pouvoir. Ce n'est pas parce que la nature n'a de valeur qu'instrumentale qu'elle peut être intégralement instrumentalisée. Le pouvoir de l'homme sur le monde n'est pas celui d'un despote, qui ne connaît pas de limites; il se compare plutôt à celui d'un intendant, à qui des comptes seront demandés.

J'ai tenté de décrire les rapports entre l'homme et la nature en général. Qu'en est-il des rapports entre l'homme et les animaux en particulier ? Il existe une tension entre deux attitudes : une attitude radicale qui consiste à affirmer que les animaux ne comptent ni moralement, ni juridiquement ; et une attitude plus nuancée, qui incline à leur attribuer une certaine importance. Peut-être cette tension découle-t-elle du fait que les deux récits de la Création, celui du chroniqueur et celui du iahviste, diffèrent en ce qui concerne la place et le statut des animaux au sein de la Création. Dans le récit du chroniqueur, Élohim crée successivement la lumière, le firmament puis la Terre. Les êtres vivants sont créés ensuite, les végétaux en premier lieu, puis les animaux. L'homme apparaît en dernier lieu, ce qui peut signifier qu'il est le couronnement et le parachèvement de la Création. En outre, alors que tous les autres animaux sortent de la terre - ou des eaux - seul l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, Élohim ne vient pas, dans ce cas, bénir ce que la Terre a produit ou généré. Il s'agit d'un acte particulier de création de sa part : l'homme n'est pas un exemplaire interchangeable de son espèce. En revanche, dans le récit du iahviste, l'homme apparaît sur une terre vide de plantes et d'animaux ; ces derniers sont créés pour être une « aide qui soit semblable à lui ». La différence entre l'homme et l'animal est moins saillante, ce que symbolise l'épisode où Adam marque sa souveraineté sur les bêtes en leur donnant des noms, ce qui les fait accéder à la plénitude d'une vocation. Dans ce second récit, l'homme est responsable, jusqu'à un certain point, de ces aides semblables à lui que sont les animaux.

L'histoire du christianisme hésite perpétuellement entre ces deux attitudes. Saint Augustin s'inscrit plutôt dans la tradition qui accentue la différence de statut entre l'homme et la bête, comme l'affirme un passage étonnant d'un écrit anti-manichéen : « Nous n'avons pas de société juridique (juris societas) avec les animaux et les arbres. »

Chez saint Thomas, l'analyse est assez différente. Il distingue, par exemple, entre l'affectivité réglée selon la raison et l'affectivité réglée selon la passion sensible. Selon la première sorte d'affectivité, rien n'empêche l'homme d'agir à sa guise avec les animaux: Dieu ne s'occupe pas d'eux et ne demande pas de compte aux hommes en ce qui les concerne. Mais, du point de vue de l'affectivité qui dépend de la passion sensible, c'est l'indice d'un naturel miséricordieux que de ressentir de la compassion à l'occasion des souffrances affectant les bêtes : si l'on éprouve un tel sentiment de pitié à l'égard des animaux, on s'en trouve favorablement disposé à le ressentir envers les hommes. En un mot, la bonté envers les animaux nous prépare à la charité envers les hommes.

Du fait que les animaux sont des créatures et que Dieu s’affirme en toute sa création, découlent des restrictions en ce qui les concerne : ne pas leur infliger de souffrances inutiles, ne pas entreprendre sur eux certaines expériences. Toutefois, s'ils sont ainsi protégés, il s'agit de raisons indirectes: la crainte respectueuse du Seigneur jusqu'en ses plus humbles créatures ou l'amour que l'on doit à ses frères humains. Les animaux ne font pas partie, en toute rigueur, de la communauté morale ; aux franges de celle-ci, ils peuvent bénéficier de restrictions qui ne s'appliquent de façon plénière qu'à l'intérieur de celle-ci.

Selon saint Thomas, la souffrance des bêtes importe dans l'ordre de l'affectivité réglée par la passion sensible et non dans l'ordre de l'affectivité réglée par la raison. Certains considèrent que cette distinction n'a pas lieu d'être ou lui donnent un contenu tout à fait différent. Les êtres sensibles sont aussi des êtres d'émotion et de sentiments et la moralité n'est pas, en son principe, une entreprise visant à anéantir ou à humilier ces émotions et ces sentiments, mais au contraire à les articuler et à leur donner forme. Il n'est pas évident que la sensibilité réglée par la raison vaille mieux que la sensibilité réglée par la passion sensible. Il peut exister, en effet, de mauvais usages de la raison, d'autant plus insidieux qu'ils ne sont pas reconnais comme tels. Appliquée aux rapports avec l'animal, cette approche de la question se traduit ordinairement par la mise en place d'une éthique de la compassion.

Par malheur, les penseurs qui s'inscrivent dans une telle perspective n'ont pas toujours fait preuve d'assez de précision dans leur propos. Ainsi Montaigne avoue la sympathie qu'il a avec les animaux: il ne saurait sans déplaisir voir poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense et de qui personne n'a reçu aucune offense. Mais c'est pour affirmer, aussitôt après, qu'un devoir d'humanité rattache les hommes non seulement aux bêtes, mais encore aux arbres et aux plantes. C'est élargir la communauté morale bien au-delà du monde sensible. On trouve chez Albert Schweitzer une démarche encore plus radicale: son éthique de la révérence pour la vie commande à l'homme moral de prendre soin de ne pas écraser d'insectes, mais encore de ne pas cueillir de fleurs et même de ne pas écraser les cristaux de glace qui brillent au soleil. D'autres n'ont pas fait preuve d'assez de précaution. Je pense, par exemple, aux propos péremptoires de R. Wagner sur l'imposture de la science spéculative dans sa célèbre lettre à Ernst Von Weber, et aux jugements de Schopenhauer, qui attribue au foetor judaïcus, le manque d'égard prévalant en Europe à l'égard des bêtes.

Ainsi, l'approche compassionnelle constitue, en un sens, le symétrique d'une argumentation classique depuis Porphyre. Le néoplatonicien s'était efforcé, dans son traité De l'abstinence, de montrer que les animaux participent au « logos » et qu'ils sont, de la sorte, suffisamment apparentés aux êtres humains pour que ceux-ci commettent une injustice en les maltraitant. Les partisans d'une approche compassionnelle admettent d'emblée que l'intelligence et la raison ne font pas grand-chose à l'affaire : le point important est la capacité de souffrir, commune à l'homme et à la bête. Elle justifie l'inclusion de l'animal dans la communauté morale: appareillés pour souffrir comme les êtres humains, les animaux leur sont apparentés sous ce rapport. La compassion, de mise pour les premiers, l'est égaleraient pour les seconds. Mais cette intuition, séduisante à première vue, est assez difficile à justifier. Jean­Jacques Rousseau, dans le Discours sur l'origine el les fondements de l'inégalité, forme le dessein de mettre un terme aux disputes relatives à la participation des animaux à la loi naturelle. Sa solution est la suivante : il existe en l'homme, peut-être même d'ailleurs chez les bêtes elles­mêmes, une impulsion intérieure à la commisération. La pitié s'éveille normalement au spectacle de toute souffrance: peu importe par quel mécanisme (empathie, sympathie, identification), l'animal spectateur se rattache à l'animal souffrant. La pitié antérieure et probablement supérieure à la raison, modère en chacun la force de l'amour qu'il éprouve pour lui-même et le détourne d'abuser de sa puissance envers le faible. Mais, à un moment donné, le propos de Rousseau s'infléchit: il parlait jusque­là de la pitié comme d'un sentiment naturel, convenant le mieux à des êtres aussi faibles et sujets à tant de maux que le sont les êtres humains. Et voilà qu'il en parle comme d'une voix qui prescrit : « Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. » Il passe d'une proposition exprimant une valeur (chez Rousseau, le terme « naturel » n'est pas un terme descriptif) à une proposition formulant une injonction. Ce n'est pas que l'opération, absolument parlant, soit impossible. En effet, un jugement de valeur attribue une valeur à un état de choses ; et une injonction prescrit à un individu la réalisation de cet état de choses ; si l'on admet que l'on peut considérer une norme comme une injonction généralisée, le moyen terme tout indiqué pour mettre en relation un jugement de valeur et une injonction est précisément une norme. Mais cette mise en relation n'est possible que s'il est question dans le jugement de valeur, dans l'injonction et dans la norme du même état de fait. Or, ce n'est tout simplement pas le cas dans ce passage de Rousseau. Le jugement de valeur fait du sentiment de pitié un sentiment naturel, l'injonction préconise de faire son bien avec le moindre mal possible. Il manque quelques médiations dans la démarche de notre auteur.

Examinons les systèmes éthiques qui permettent d'analyser nos relations avec l'animal, toujours en direction d'une théorie morale. Je commencerai par l'utilitarisme. Jeremy Bentham, père fondateur de l'utilitarisme, comparant le sort des esclaves et celui des animaux, se demande s'il y a de bonnes raisons pour abandonner sans défense ces derniers aux mains de quelqu'un qui les tourmente ; et il justifie sa réponse (négative) en ces termes : « La question n'est pas : "Peuvent-ils raisonner ?", ni: "Peuvent-ils parler ?", mais "Peuvent-ils souffrir ?" »

Pour comprendre en profondeur cette attitude, il faut avoir une idée de la façon dont est articulée une théorie morale comme l'utilitarisme. II s'agit d'un conséquentialisme, une théorie où les actes, les règles, les agents et les institutions sont évalués moralement en fonction de leur contribution à un état du monde où l'on trouve réalisée une valeur - typiquement une valeur non morale - tenue pour le bien suprême. Si un acte promeut cette valeur plus qu'un autre, il lui est moralement préférable. S'il promeut cette valeur au plus haut degré, il est le meilleur acte possible: l'accomplir est, pour l'agent, une obligation. Chez Jeremy Bentham, cette valeur suprême est le bonheur, défini en termes de plaisir éprouvé. On doit donc apprécier les agents moraux et leurs actes en fonction de leur contribution à un monde plus heureux. Mais la formule d'un monde plus heureux est: « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». En conséquence, l'agent utilitariste se demandera, au moment d'agir, comment ses actes peuvent contribuer à une telle réalisation. Idéalement, les choses se passent de la façon suivante : une fois identifiées les différentes options qui s'offrent à lui, il détermine pour chacune d'elles, selon une procédure quasiment algorithmique, l'utilité qui en résultera, en tenant compte de tous ceux qui vont être affectés par son choix, lui-même compris. Dans cette affaire, en effet, chacun doit également être pris en compte. Si donc, volontairement ou involontairement, sont négligés des individus susceptibles d'éprouver du plaisir ou de la douleur, le calcul sera faussé : il existait peut-être un autre état du monde où encore plus d'utilité était possible et on ne l'a pas fait venir à l'existence. Le choix opéré est donc condamnable, d'autant plus qu'on a délibérément ignoré les intérêts de certains. Du même coup, on voit en quoi la formule initiale de Jeremy Bentham n'exprime pas une éthique de la pitié: le maître mot, dans toute cette analyse, est celui d'« intérêts ». Ne pas tenir compte du fait que des créatures sensibles puissent éprouver du plaisir ou de la souffrance, c'est nier leurs intérêts : mais il y a lieu de croire que les animaux sont de telles créatures sensibles. Elles font donc, de plein droit, partie de la communauté morale, de la classe des êtres à propos desquels l'agent moral doit se poser une question du genre : « Jusqu'à quel point, m'imaginant moi-même à la place de quiconque sera, à tour de rôle, affecté par une action comme celle que je suis en train d'envisager, accepterais-je ou, au contraire, refuserais-je que cela n'arrive ? »

Que les animaux aient des intérêts, voilà ce que les utilitaristes ont rarement mis en doute. En revanche, déterminer le contenu de ces intérêts ne va pas toujours de soi. Jeremy Bentham lui-même se prononce d'une façon assez paradoxale en apparence : les êtres humains peuvent mettre les animaux à mort, pour leur alimentation par exemple. Les êtres humains s'en trouvent toujours mieux et les animaux ne s'en trouvent jamais plus mal. Cette formule a d'ailleurs sa converse : parfois, les êtres humains se trouveraient plus mal du fait que des animaux restent en vie, alors que ces derniers ne se trouvent jamais plus mal d'être morts. En fait, de tels jugements sont l'application directe du principe utilitariste selon lequel la mort sans souffrances est un mal naturel moins grave que des souffrances importantes, même si elles ne conduisent pas à la mort. Il s'ensuit qu'infliger la mort sans faire souffrir est moralement moins grave que de faire souffrir sans infliger la mort. Les choses sont plus complexes, mais pas fondamentalement différentes, dans ces versions de l'utilitarisme qui opèrent une distinction entre les êtres simplement conscients, c'est-à-dire capables d'éprouver plaisir et souffrance, et ceux qui ont conscience d'eux-mêmes, c'est-à­dire qui ont une vie mentale assez complexe pour former des préférences sur le long terme et chercher à satisfaire celle-ci (c'est le cas, par exemple, chez le philosophe australien contemporain P. Singer). Les utilitaristes admettent donc qu'il existe de fortes raisons de prohiber la mise à mort d'un être conscient et des raisons encore plus fortes de prohiber la mise à mort d'un être conscient de lui-même ; mais ces raisons ne sont jamais assez impérieuses pour rendre de telles prohibitions absolues. En définitive, ce sont des critères comme la possession de la conscience ou de la conscience de soi qui doivent guider la réflexion et non l'appartenance ou la non-appartenance à l'espèce humaine. Cette façon d'aborder les relations entre l'homme et l'animal a évidemment suscité beaucoup de critiques.

Elles émanent, principalement, de ceux qui estiment qu'il existe une différence de nature entre les hommes et les animaux et de ceux qui défendent une théorie des droits de l'animal. Une telle démarche s'exprime de façon exemplaire chez le philosophe américain T. Regan. Elle ne constitue pas la seule défense possible d'une théorie des droits de l'animal, mais la plus radicale. Un mot d'abord sur la façon dont est constituée une théorie morale des droits. Un droit individuel peut être comparé à un périmètre protecteur instauré autour de l'individu ; la violation de ce droit pourra alors être comparée à une intrusion dans ce périmètre protecteur. L'idée essentielle est la suivante

les droits imposent des restrictions ; envers le titulaire d'un droit, toute action n'est pas permise. Mais, d'un autre côté, certaines restrictions sont simplement prudentielles et n'expriment pas forcément le respect d'un droit. Les seules restrictions qui comptent dans le cadre d'une théorie des droits sont celles fondées sur la reconnaissance d'une valeur: le titulaire d'un droit est un être qui a une valeur, ou à qui s'attache une valeur. Ainsi dans le cas des droits de l'Homme, c'est l'autonomie de la personne ou la dignité de l'être humain qui sont le plus souvent invoquées.

Le désaccord ultime entre un utilitariste et un partisan des droits porte donc sur la question de la valeur. T. Regan admet que l'égalitarisme de principe des utilitaristes a fait beaucoup pour la reconnaissance de l'idée selon laquelle les animaux pourraient bien avoir un statut moral. Mais il considère qu'ils n'ont fait que la moitié du chemin. En effet, pour un utilitariste conséquent, les seules valeurs absolues sont le plaisir (utilitarisme hédoniste) ou la satisfaction d'une préférence (utilitarisme de la préférence). L'agent utilitariste cherche à réaliser un monde dans lequel un maximum de plaisir sera réalisé, ou un maximum de préférences satisfaites (ou un mixte des deux). T. Regan interprète cela de la façon suivante: l'individu n'a pas, pour un utilitariste, de valeur intrinsèque. Ce qui fait sa valeur, ce sont les expériences qu'il peut avoir en tant qu'elles contribuent à la réalisation d'un monde où le solde des utilités positives (unités de plaisir, satisfaction de préférences) par rapport aux utilités négatives (unités de déplaisir, frustration de préférences) sera le plus important. Pour reprendre l'image de T. Regan, les utilitaristes considèrent que c'est le breuvage que l'on met dans la tasse qui a une valeur, non la tasse elle-même ;ils pensent que la discrimination envers les animaux est aussi condamnable que n'importe quelle autre discrimination. Mais si l'on considère que l'utilité est maximale lorsque le bilan total des utilités produites montre la plus grande prédominance possible du plaisir sur la souffrance (ou de la satisfaction des préférences par rapport à leur frustration), rien n'interdit de penser qu'un tel bilan pourrait être atteint par la satisfaction des intérêts triviaux d'une majorité au détriment des intérêts vitaux d'une minorité. L'utilitarisme est incapable de garantir une protection efficace à l'individu, car celui-ci n'est considéré que comme un porteur d'intérêts : son seul droit est que ses intérêts soient pris en compte au même titre que les intérêts de n'importe qui. Pour le reste, le calcul décide ; et rien ne dit que tels ou tels individus ne devront pas être sacrifiés à l'utilité de tous. L'originalité de T. Regan ne consiste pas tant à estimer que seule l'existence de droits antérieurs et supérieurs aux résultats de ce calcul est susceptible de mettre les individus à l'abri de tels abus ; mais à admettre que de tels droits sont attribuables également aux animaux. Pour T. Regan, la valeur suffisant à générer des droits est la subjectivité. Mais il entend ce terme en un sens qui n'est nullement celui de la philosophie moderne. Chez lui la subjectivité est liée à la vie : c'est la subjectivité d'un être qui est le sujet d'une vie. Concrètement, il s'agit de la propriété d'une vie mentale assez complexe pour que celui qui la mène considère que ce qui lui arrive lui importe. Pour T. Regan, les droits ne sont pas susceptibles de plus ou de moins ; on n'a pas plus ou moins de droits selon que sa vie mentale est plus ou moins complexe. La complexité de la vie mentale n'est pas, chez lui, conçue sur le modèle de l'échelle graduée, mais sur le modèle du seuil. Beaucoup d'animaux franchissent ce seuil : ils ont donc des droits, lesquels ne sont ni négociables, ni échangeables, et justifient qu'on s'interdise, à leur égard, toutes sortes de traitements. Ces restrictions sont, aux yeux de T. Regan, draconiennes: abandon du régime carné, interdiction de la chasse, de la pêche, des zoos et même, ce qui constitue une différence très importante avec les thèses de P. Singer, interdiction de principe de l'expérimentation animale.

Pour conclure, je voudrais indiquer certaines limites des deux théories que je viens d'exposer et suggérer une approche alternative à la question des relations entre l'homme et l'animal. Leur axiologie, une grande partie de leur méthodologie et de leur épistémologie morale différencient nettement P. Singer et T. Regan sans parler de leurs conclusions. Cependant, les deux stratégies présentent d'importantes ressemblances

1. Elles repèrent chez les êtres humains un trait permettant de justifier leur appartenance à la communauté morale. Chez l'une, c'est l'existence de préférences rationnelles ; chez l'autre, c'est le fait d'être les sujets d'une vie.

2. Elles cherchent ensuite à distinguer chez les animaux une caractéristique les rendant assez semblables aux êtres humains pour qu'on en conclue qu'eux aussi font partie de la communauté morale. Chez l'une, c'est l'existence de quasi-préférences ou, à défaut, la présence de la sensibilité qui est retenue. Chez l'autre, c'est la présence d'une vie mentale suffisamment complexe.

3. Elles en concluent que les animaux font bel et bien partie de la communauté morale et se demandent alors ce que l'on doit faire et ne pas faire pour les traiter d'une façon éthiquement convenable.

Mais une telle stratégie ne tient qu'aussi longtemps qu'on détecte chez eux des propriétés assez semblables à celles que l'on a détectées chez les êtres humains. C'est visible chez T. Regan qui se donne à plusieurs reprises la peine de définir l'animal comme suit: mammifère normal âgé d'un an ou plus. Cette définition a le mérite d'attirer l'attention sur le fait que les êtres humains sont, eux aussi, des créatures animales, même si ce ne sont pas des animaux comme les autres. Mais elle paraît loufoque à qui connaît suffisamment bien le monde animal pour savoir qu'il s'y rencontre toutes sortes de formes de vie trop peu semblables à celles des êtres humains, ou trop infimes pour que la stratégie décrite ci-dessus soit possible en ce qui les concerne. C'est pourquoi ceux qui considèrent que toutes les formes de vie animale doivent être prises en considération et, à plus forte raison, ceux qui considèrent qu'il doit en être de même pour tout être vivant, ont contesté la démarche Singer-Regan, au motif qu'elle reste, malgré les apparences, anthropocentrée.

C'est pourquoi aussi on a assisté, ces dernières années, à des tentatives pour constituer une éthique intégrant le vivant comme tel dans la communauté morale (biocentrisme) ; ou pour constituer une éthique à la mesure de l'environnement (écocentrisme).

Il me semble que ceux qui ont raisonné en terme d'intérêts ou de droits afin d'inclure les animaux dans la communauté morale ont mal défendu leur position: ils ont cherché à étendre aux animaux individuels, domestiques puis sauvages, une protection comparable à celle dont jouissent les êtres humains : mais dès lors que l'individualité n'est plus discernable, les intérêts ou les droits ne sont plus assignables. Cela se produit très vite dans le monde animal, contrairement à ce qui se passe dans les sociétés humaines.

Je propose de faire le chemin dans l'autre sens et de partir de la nature sauvage pour remonter jusqu'aux sociétés humaines. Je m'inspire pour cela d'une suggestion de l'américain M. Sagoff que j'infléchis, toutefois, dans un sens qui n'est pas exactement le sien. Dans The Economy of the Earth, il mène une réflexion critique sur les lignes de conduite en matière de choix industriels et sociaux. Le contexte est nord-américain et la cible de M. Sagoff est la politique consistant à décider ces questions sur la base d'une analyse coûts-bénéfices. À qui procède ainsi, certains effets indésirables de la ligne de conduite envisagée (problèmes de santé publique, nuisances diverses, destruction d'espèces sauvages) apparaissent comme des défaillances du marché: l'activité d'un agent économique risque d'occasionner une perte de bien-être à un autre agent. Si on n'évalue pas correctement le prix de la santé publique maintenue, des paysages intacts et de la survie des espèces, cette perte ne sera pas compensée. Il existe de nombreuses procédures permettant de remédier, jusqu'à un certain point, à ces défaillances du marché. C'est le principe même d'un tel calcul qui est contesté par M. Sagoff. Mais, s'il remet en cause le « ressourcisme », ce n'est pas au nom d'une valeur inhérente ou intrinsèque de la nature. Il se demande simplement ce qu'est le statut des lois destinées à protéger la santé publique, les paysages ou les espèces ; il ne s'agit pas essentiellement d'outils destinés à affiner le calcul économique : elles expriment, dit-il, «... ce que nous croyons, ce que nous sommes, ce que nous représentons à titre de nation, pas seulement ce que nous désirons acheter à titre d'individus ». Un exemple fera comprendre ce qu'il veut dire. Si l'existence du pygargue à tête blanche (Heliaeetus leucocephalus) était menacée par un projet d'implantation industrielle, ce projet serait abandonné. S'agirait-il d'éviter une perte de bien-être aux amoureux de la nature ? Non sans doute, car cet oiseau n'est autre que l'aigle chauve, typiquement américain, que l'on retrouve sur les armoiries des États-Unis, sur les timbres, sur l'insigne de manche de la 101e division aéroportée (Screaming Eagles), etc. Cet oiseau a valeur de symbole. Une telle analyse, évidemment, est communautariste et on peut toujours rétorquer que la valeur symbolique de l'aigle chauve n'est pas perceptible à un Britannique ou à un Français: à chaque tribu ses totems.

Si l'on dépouille la thèse de M. Sagoff de sa dimension communautariste, elle peut alors signifier ceci : la nature sauvage (et les êtres qui la peuplent) est un élément essentiel de la constitution de l'identité des êtres humains, parce qu'elle donne à voir ce qui n'a pas été instrumentalisé et suggère par là ce que pourrait être un individu moins fragmenté, moins éparpillé, moins plongé dans le « désespoir tranquille » qui est le lot d'Homo oeconomicus. La nature sauvage ne nous donne pas des exemples à suivre ; elle nous rappelle, simplement, que toutes les valeurs ne sont pas économiques, même si certaines le sont. Qui comprend cela parvient à un meilleur état de soi-même, et qui parvient à un meilleur état de soi-même, aura certainement du mal à admettre comme de soi bien des usages de l'animal.