Jean-Yves Goffi

 

 

 

Jean-Yves Goffi,
"Animaux",
in Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale,
Paris, Puf, Quadrige, 2004, tome1, p. 71.

Animaux

Le traitement des animaux

Nos intuitions spontanées nous suggèrent qu'il est moralement condamnable de tourmenter les animaux. Depuis le XIXe s., beaucoup de législations ont enregistré ces exigences humanitaires et prohibé les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques. Mais des formes inédites d'appropriation de l'animal vivant (élevage intensif, expérimentation, transgénose) ont conduit à une instrumentalisation accrue de celui-ci : sous la pression d'intérêts économiques divers, et en l'absence d'intention de nuire, les êtres humains infligent certainement à de très nombreux animaux des traitements meurtriers ou allant à (encontre de leur bien-être. Au même moment, la diffusion de thèmes inspirés de l'éthologie, de la sociobiologie et de la théorie de l'évolution a profondément transformé la perception commune du monde animal : l'animalité n'apparaît plus forcément connue hiwerse inquiétant de l'humanité. À cela s'ajoutent les menaces pesant sur les espèces sauvages du fait du développement des sociétés industrielles : certains en viennent à considérer qu'il existe une véritable solidarité entre les formes de vie humaines et animales. En conséquence, le traitement de l'animal est devenu un problème de société (avec ses militants, sa presse, ses groupes de pression, ses intégristes, etc.) ; c'est également une question centrale en éthique appliquée. À tout le moins, les conceptions traditionnelles du traitement éthique de l'animal ont été radicalement remises en cause.

Conceptions traditionnelles

La conception traditionnelle s'est constituée dès l'Antiquité, et il n'est pas exclu qu'elle se fasse l'écho de thèmes aristotéliciens et stoïciens (sur ce point, on peut lire : Passmore, Man's Responsibility fbr Nature, 1980, et Sorabji, Animal Minds and Hument Morals, 1993). L'idée essentielle est que l'appartenance à la communauté morale coïncide avec la possession et l'exercice de la raison.

Chez saint Thomas d'Aquin, la bête dépourvue d'intelligence et de volonté, c'est-à-dire d'appétit rationnel, est incapable d'intention morale ; elle est également incapable d'élection des moyens (choix, consentement et usage ne conviennent pas à sa nature) ; ses actes enfin ne sont pas, à proprement parler, impérés, c'est-à-dire commandés par la volonté (Somme théologique, 1-11, 6-17). Chez E. Kant, l'animal ne peut agir sur la base de principes car il est incapable de former le concept de loi universelle et nécessaire. II n'a pas non plus la capacité de déterminer rationnellement ses propres fins, capacité qui confère à l'humanité le statut de fin en soi. Il est donc en principe exclu de la communauté morale idéale, à savoir le règne des fins.

Mais cela ne veut pas dire que l'animal ne compte pas du tout. Thomas d'Aquin admettrait vraisemblablement la formule aristotélicienne : « II n'y a rien qui choque la raison si certains traits psychiques sont les mêmes chez l'homme et chez les autres animaux, si d'autres présentent de fortes ressemblances et si d'autres encore ont des rapports d'analogie » (Aristote, Histoire des animaux, VIII, 1). En outre, toute créature tend à réaliser sa propre perfection, faite de similitude à la bonté et à la perfection divines et de participation à celles-ci. Les plus humbles créatures exécutent, à leur façon, la volonté divine et manifestent de la sorte une perfection qui leur est appropriée : elles ne sont donc en rien méprisables. Enfin, c'est la marque d'un naturel miséricordieux que de ressentir de la pitié devant les souffrances endurées par les bêtes. La situation est un peu comparable chez Kant ; les animaux, en tant que créatures vivifiées par une âme, sont des analogues de l'homme habité en outre par un esprit. Il existe donc des obligations dont les animaux sont les bénéficiaires, pour autant que l'humanité soit promue par l'accomplissement de ces obligations. Ainsi il est licite de les mettre à mort en cas de besoin, mais non de les faire souffrir; de leur imposer un travail, à condition que celui-ci n'excède pas leurs forces, etc. C'est la théorie des obligations indirectes.

Pour chacune de ces traditions, on peut repérer des dissidences. L. Nelson (1882-1977) se réclame d'une inspiration kantienne, mais considère que le principe de la morale consiste à imposer des limites à sa propre volonté en prenant en considération les intérêts de ceux qui vont être affectés par les actions de l'agent. La personnalité dépend ainsi de l'existence d'intérêts et il n-est pas absurde de parler de droits des animaux. Certains théologiens ou philosophes d'inspiration religieuse (A. Linzey, E. Drewermann, S. R. L. Clark) contestent, à l'heure actuelle, l'anthropocentrisme éthique du christianisme. Ainsi, A. Linzay a élaboré une théorie des « Theos-Rights n (Droits fondés sur la Divinité) dont jouiraient les animaux. L'idée essentielle est que les créatures animales possèdent une valeur inhérente aux yeux de leur Créateur. Leur faire un tort, c'est faire un tort à Dieu en sa création.

L'affirmation des droits de l'animal

Les conceptions traditionnelles refusent d'admettre l'existence de droits dont seraient titulaires les animaux. Nous (les êtres humains) ne composons pas une société de droit avec les bêtes (saint Augustin, Des moeurs de l'Eglise catholique, II, XVII, 54). Plusieurs auteurs contemporains contestent cette idée et affirment l'existence de droits des animaux; ils pensent avant tout à des droits-titres (ou à des droits-requêtes), c'est-à-dire à des droits définissables en termes d'obligations corrélatives.

J. Feinberg, réfléchissant sur le statut des législations protectrices des animaux, conclut qu'elles sont promulguées afin que ceux-ci soient les bénéficiaires directs d'une protection légale. Mais, comme les animaux sont incapables d'ester en justice, ils doivent être nécessairement représentés dans une action juridique. Se pose alors la question de savoir ce qui est susceptible d'être représenté en ce cas. Selon J. Feinberg, il s'agit d'intérêts, par opposition à une volonté. Il suffit d'être le possesseur d'intérêts pour être en situation de bénéficier de quelque chose : qui a des intérêts a, par le fait même, un bien propre. Les intérêts, à leur tour, dépendent de l'existence d'une « vie conative ». Il s'agit d'une vie où se manifestent des désirs, lesquels présupposent des croyances. Par ailleurs, J. Feinberg distingue des intérêts de bien-être (intégrité corporelle, absence de souffrances...) et des intérêts ultérieurs (production d'oeuvres d'art, recherche de la grâce spirituelle...). À ses yeux les intérêts des animaux sont essentiellement des intérêts de bien-être ; ils ne sont pas constitutifs de droits forts (comme le droit à la vie). Il faut remarquer, enfin, qu'il pense avant tout à des droits juridiques ; cependant, il semble admettre que ces analyses sont transposables dans le domaine des droits moraux, qui constituent les principes d'une conscience éclairée.

B. E. Rollin (Animal Rights and Human Moral, 1981, 74) considère que les droits juridiques ont pour fonction de protéger les intérêts constitutif; de l'individu contre les caprices et l'arbitraire des autres. En ce sens, ils ont une dimension morale: concéder des droits juridiques à l'individu, c'est lui reconnaître une valeur intrinsèque. C’est la présence d'un télos qui indique que l'on a affaire à un individu ayant une telle valeur. B. E. Rollin définit un télos comme une nature, une action, une série d'activités intrinsèques à un être vivant ; cette nature est déterminée par l'évolution, fait partie de l'équipement génétique de l’être vivant et le constitue comme tel. Une conception aussi nettement téléologique de la nature animale le conduit à critiquer durement le réductionnisme scientiste, spécialement dans sa version behavioriste.

T. Regan est le plus connu et le plus systématique défenseur des droits animaux. Sa méthode est intuitionniste. La réflexion éthique ne s'engage pas dans le vide : il s'agit de départager différente, théories morales concurrentes (versions du conséquentialisme ; diverses théories déontologiques ; contractualisme). S'inspirant de la procédure rawlsienne de l'équilibre réflexif, T. Regan va procéder à un examen de nos intuitions spontanées en purgeant celles-ci de leur inconsistance, de leur imprécision, de ce qui les complique inutilement, de ce qu'elles peuvent comporter de parti bris : apparaissent alors des intuitions ou des croyances réfléchies. La théorie éthique systématisant au mieux ces intuitions réfléchies sera retenue. Seule une théorie éthique fondée sur les droits est capable de rendre compte adéquatement de l'intuition réfléchie selon laquelle il n'est pas permis de traiter n'importe comment les animaux, c est-à-dire de l'intuition selon laquelle des restrictions normatives pèsent sur la conduite des êtres humains à l'encontre des « mammifères normaux, âgés d'un an ou plus » (The Case for Animal rights, 1984, 408).

Chacun pense qu'il est, au minimum, moralement condamnable de causer aux animaux des dommages injustifiés. Mais une théorie des obligations indirectes en ce qui les concerne n'est pas capable de justifier un tel principe : une telle théorie identifie, en effet, la communauté morale avec la communauté des agents moraux (l'agent moral est capable d'agir selon des principes ; il est doté du libre arbitre et peut donc délibérer). Envers les patients moraux, les membres de la communauté morale n'ont que des obligations indirectes. Mais une théorie des obligations indirectes (égoïsme éthique, kantisme, contractualisme) est capable d'expliquer pourquoi le principe selon lequel il ne faut pas causer de dommages aux individus s'applique directement aux agents moraux, et seulement : les patients moraux peuvent aussi avoir l'expérience d'un bien-être susceptible d'être affecté négativement. Ils peuvent ainsi subir un dommage direct, contrairement à l'affirmation centrale de la théorie traditionnelle.

Toute théorie des obligations directes n'est pas recevable pour autant. Par exemple, une conception qui condamne la cruauté envers les animaux et qui recommande la bonté à leur égard néglige un fait évident : on peut causer un dommage à quelqu'un sans avoir d'intention cruelle. Par ailleurs, un utilitarisme de l'acte (utilitarisme hédoniste ou utilitarisme de la préférence) présente des conséquences contraires à l'intuition : on peut, pour maximiser l'utilité, infliger de façon très inégalitaire de graves dommages aux agents moraux. En d'autres termes, le principe selon lequel on ne doit pas infliger de dommages aux individus dépend d'un principe d'ordre plus élevé, le principe de justice selon lequel on doit attribuer à chacun ce qui lui revient.

L'utilitarisme de la règle manque à expliquer pourquoi, en bonne justice, il peut exister des obligations directes envers les patients moraux (incapables de revendiquer un traitement équitable) ; et les éthiques perfectionnistes justifient des traitements non seulement différentiels, mais aussi discriminatoires. La faiblesse majeure de telles analyses vient de ce que les individus n'y comptent que pour autant qu'ils réalisent une valeur « localisée » ailleurs qu'en eux-mêmes (utilité, excellence de l'agir).

T. Regan pense donc que le principe de justice n'est intelligible que si les individus ont une valeur en eux-mêmes. Cette valeur n'est ni un état mental, ni une vertu. Il s'agit de la valeur inhérente, différente de la valeur intrinsèque, laquelle dépend toujours d'expériences mentales éprouvées par l'individu lui-même, par un autre individu, ou par d'autres individus (la différence entre valeur inhérente et valeur intrinsèque est classique depuis C. I. Lewis, An Analysis of Knowledge and Valuation, La Salle (III.), Open Court, 1946. 365-554). Reste à savoir ce qui confère aux individus une valeur inhérente. Être le sujet d'une vie suffit à faire de l'individu le titulaire d'une valeur inhérente. On est le sujet d'une vie si on éprouve des désirs et des préférences; si on est capable d'avoir des perceptions et des souvenirs ; si on peut agir intentionnellement en fonction d'un but ; si on est doté de sensibilité et si on a une vie émotionnelle si on a un sens du futur, y compris de son propre futur ; si on manifeste une identité psychologique à travers le temps ; mais de façon plus décisive encore, si on a un bien-être individuel dont on puisse avoir l'expérience propre à travers le temps. T. Regan considère sans doute que le bien-être (welfare) est l'occasion d'une expérience propre d'un type très particulier, autrement on comprendrait mal sa distinction entre la valeur inhérente (qui appartient à l'entité elle-même) et la valeur intrinsèque (qui dépend d'une expérience).

Quoi qu'il en soit, le premier des droits, appartenant également aux agents et aux patients moraux, est le droit à être traité avec respect. Ce droit prend la forme d'un titre contre les agents moraux : on ne peut jamais causer un dommage à l'individu ayant une valeur inhérente, au motif que ce dommage pourrait promouvoir ce qui a seulement une valeur intrinsèque (plaisir, satisfaction de préférences) par rapport à ce qui n'en a pas (déplaisir, frustration de préférences). Toutefois, T. Regan ne pense pas que le droit à être traité avec respect soit absolu. Nos croyances réfléchies nous indiquent, en effet, qu'il est parfois licite de passer outre au droit de ne pas subir de dommages. Il développe donc une théorie destinée à préciser dans quelles circonstances et à quelles conditions il est acceptable de causer un tort à l'innocent ou à la minorité. L'idée essentielle est qu'on ne saurait se contenter de minimiser la quantité totale de dommages infligés à tous ceux qui seront affectés par les conséquences de l'action, effets secondaires compris.

En conséquence de ces analyses, la façon dont les êtres humains traitent ces patients moraux que sont les animaux est, la plupart du temps, radicalement immorale. Ils ne leur infligent pas de dommages (mise à mort, souffrances) pour des raisons moralement justifiables, ni en respectant des principes minimaux de justice distributive. T. Regan condamne donc absolument la chasse, l'élevage industriel, l'alimentation carnée et l'expérimentation animale.

La libération animale

P. Singer, principal théoricien de la libération animale, pense qu'il est possible de se dispenser de la notion de droits. Selon lui, il est plus exact théoriquement et plus efficace pratiquement de considérer les animaux comme une minorité à émanciper. Il est en cela l'héritier de J. Bentham qui oppose l'amélioration du sort des esclaves par le Code noir de Louis XIV et le traitement encore tyrannique des animaux. À propos de ces derniers, J. Bentham affirme : « La question n'est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? » (An Introduction ta the Prineiples of Morals and Legislation [1789], in Collected Works, éd. J. H. Burns, Londres, Athlone Press, 1970, 283). L'utilitarisme de P. Singer doit également beaucoup au prescriptivisme universel de R. M. Hare, dont il fut l'élève.

R. M. Hare pense que l'exigence d'universalité, constitutive de la posture morale, prend concrètement la forme suivante: se mettre, en imagination, à la place de chacun de ceux qui seront affectés par les conséquences de son action et se demander jusqu'à quel point on accepterait de voir ses intérêts affectés comme les leurs le seraient.

P. Singer radicalise cette conclusion en admettant que ce ne sont pas seulement les intérêts humains dont il faut tenir compte dans cette affaire, mais ceux de toute créature dotée de sensibilité. La thèse centrale de la libération animale est donc l'affirmation de la prise en compte égale des intérêts de tous ceux, animaux compris, qui auront à subir les conséquences d'une action. P. Singer estime qu'il est espéciste de ne pas tenir compte également des intérêts de tous les êtres sensibles (id est capables d'éprouver plaisir et douleur) concernés par les conséquences d'une action. L'espécisme est une forme de discrimination analogue au racisme et au sexisme : il consiste à ne pas prendre en compte également les intérêts des membres d'une autre espèce au seul motif de leur appartenance à une autre espèce. Mais la libération animale n'implique pas le traitement indifférencié de tous les êtres sensibles. L'égalité dans la prise en compte des intérêts ne signifie pas l'égalité dans le traitement. Sur quoi un traitement différentiel peut-il se fonder? Pour répondre à cette question, P. Singer formule une théorie de la valeur de la vie en termes utilitaristes mitigés d'éléments en provenance de l'éthique de la personne : on doit distinguer entre les êtres conscients d'eux-mêmes et ceux qui sont simplement conscients. En ce qui concerne ces derniers, une conception totale de l'utilitarisme prévaut et l'argument du remplacement peut jouer : on est autorisé à ne prendre en compte que la quantité totale de bonheur et la destruction d'un être conscient peut être compensée par la création d'un autre être conscient susceptible d'éprouver au moins autant de bonheur que le premier aurait éprouvé s'il avait continué à vivre. En ce qui concerne les premiers, s'applique une conception de l'utilitarisme limitée à l'existence préalable : pour autant qu'il s'agit d'entités distinctes, dotées d'un passé et d'un futur propres, une simple comparaison entre des quantités impersonnelles de bonheur ne suffit pas. L'argument du remplacement ne joue pas et ces sujets d'une vie doivent bénéficier d'une protection plus contraignante. P. Singer a été amené à modifier de façon significative cette analyse et à abandonner la double norme : conception totale de l'utilitarisme pour les êtres conscients, conception limitée à l'existence préalable pour les êtres conscients d'eux-mêmes. Ces rectifications ne modifient pas substantiellement les implications pratiques de la libération animale: condamnation de l'élevage industriel et de la plupart des formes d'expérimentation animale, caractère moralement obligatoire d'une alimentation végétarienne, etc.

Les éthiques écologistes et les animaux

La théorie de la libération animale rencontre certaines difficultés lorsqu'il est question des animaux sauvages: les êtres humains pourraient certainement limiter la souffrance des animaux dans leur habitat naturel. Mais la mise en rouvre d'une telle ambition suppose une étrange politique de pacification de la nature. Les théories des droits de l'animal, dans leurs différentes versions, ne sont pas non plus exemptes de difficultés : s'il est vrai, comme le pense J. Feinberg, que les intérêts dépendent de la vie conative, toutes sortes d'animaux se trouvent exclus de la sphère des droits (il en est de même, a fortiori, pour les espèces animales, pour les plantes et les écosystèmes qui ne sont pas des entités à propos desquelles le langage des droits a un sens). Mais si l'existence d'un télos suffit à conférer des droits, on voit mal au nom de quel arbitraire les plantes seraient exclues de la classe des êtres ayant des droits. Certains philosophes pensent que de telles difficultés découlent des présupposés exclusivement individualistes de ces analyses. En conséquence, ils ont tenté d'articuler une éthique de l'environnement en général, au sein de laquelle les animaux comptent moralement, mais à titre de membres de la communauté biotique. Le représentant le plus conséquent de cette approche de la question est l'Américain J. Baird Callicott, qui aborde le problème du traitement éthique de l'animal dans le cadre d'une version contemporaine de « l'éthique de la terre » d'A. Leopold.

Dans ses premières formulations (1980), son écocentrisme est une critique en règle des thèses de la libération animale. Il affirme, en effet, que la logique de la vie est celle de l'exploitation mutuelle : les êtres vivants ne sauraient vivre sans vivre aux dépens d'autres êtres vivants. Il n'y a donc pas lieu d'étendre au monde naturel la rhétorique des droits ou de l'égalité : les animaux ne sont pas une minorité en quête d'émancipation. Au demeurant, les conséquences d'une libération animale seraient désastreuses du point de vue écologique. J. Baird Callicott en vient à soutenir une conception holistique de la réalité et de la valeur :  le monde naturel (ou communauté biotique) est un système unifié de parties organiquement liées plutôt qu'une collection d'êtres isolés poursuivant individuellement leur bien. On doit évaluer de façon différentielle chaque être vivant (ou classe d'êtres vivants ?) en fonction de sa contribution à la beauté, à la stabilité et à l'intégrité de cette communauté biotique. La douleur et la mort ne sont pas des maux qui doivent être évités à tout prix : elles font partie de l'ordre naturel et vouloir à tout prix s'y soustraire, c'est tricher. Ces premières analyses ont été jugées très sévèrement (T. Regan y voit un « fascisme environnemental ») ; J. Baird Callicott les a donc formulées de façon plus nuancée afin de montrer qu'une éthique de l'environnement n'est pas incompatible avec l'affirmation de droits de l'animal. Le cadre général de sa réflexion est communautarien : comme une société perçoit ses propres limites, de même elle perçoit les limites de la communauté morale qu'elle instaure. La théorie de l'évolution nous montre que les êtres humains constituent historiquement les valeurs qui sont les leurs au sein d'une communauté apparentée à toutes les formes de vie actuelles : et l'écologie nous enseigne qu'à chaque instant la communauté qui englobe toutes les autres est la communauté biotique. J. Baird Callicott considère donc (en développant une suggestion de la philosophe britannique M. Midgley, Animals and why they Matter, 1983) que les animaux domestiques font partie d'une communauté mixte, en vertu d'un processus immémorial d'alliance ; à ce titre, on peut considérer qu'ils doivent jouir de tous les droits et privilèges afférents à ce statut. Quant aux animaux sauvages, ils font partie de la communauté biotique et nos obligations à leur égard sont fixées par la maxime d'A. Leopold : promouvoir la beauté, la stabilité et l'intégrité de celle-ci.

L'écocentrisme de J. Baird Callicott suscite, dans son état actuel, au moins autant d'interrogations que dans son état précédent. Peut-on, comme le pense notre auteur, définir nos obligations à l'égard des membres d'une communauté à partir d'une description de cette communauté? C'est une forme de naturalisme que tout le monde n'est pas disposé à accepter. Par ailleurs, que faire lorsque adviennent des conflits dus à l'appartenance à différentes communautés différentes? J. Baird Callicott pense que nos allégeances envers les communautés proches ont priorité sur nos allégeances envers les communautés plus lointaines; sans doute, mais une théorie éthique pluraliste est condamnée à échouer à moins de produire des règles précises de résolution des conflits. De telles règles font encore défaut chez J. Baird Callicott (P. Taylor, « Respect for nature », 1986 et D. VanDeVeer, « Interspecific justice », 55-70, ont, dans des perspectives assez différentes, tenté d'en formuler).

On peut signaler l'existence d'une approche féministe des « droits de l'animal ». De façon générale, elle souligne les limites de la raison en éthique et insiste sur le rôle joué par le sentiment dans la reconnaissance du statut éthique de l'animal. Certains auteurs dressent un parallèle entre la violence faite aux animaux et la violence faite aux femmes dans une société dominée par les hommes. D'autres, se réclamant de l'écoféminisme, pensent qu'il existe des liens essentiels entre l'oppression des femmes et la domination de la nature. On retrouve ici, sur un ton différent, le débat entre ceux qui s'intéressent aux animaux individuels et ceux qui les incluent dans une éthique de l'environnement.

Contre les animaux ?

Les lignes qui précèdent ont fait la part belle aux contemporains qui estiment que les traitements infligés par les êtres humains aux animaux doivent être substantiellement, voire radicalement, modifiés. Pour autant, il serait faux de croire que tous les philosophes pensent qu'il existe des droits de l'animal, ou soient des partisans de la libération animale. Il existe des arguments sérieux contre de telles théories.

R. G. Frey (Interests and Rights, conteste la thèse Feinberg-Nelson, selon laquelle les droits sont générés par la possession d'intérêts. Selon lui, on peut interpréter la notion d'intérêt en un sens objectif ; dans ce cas, les intérêts dépendent de besoins. Et certainement il y a des intérêts animaux. Mais l'argument est beaucoup trop fort car il est dans l'intérêt d'une plante d'être arrosée, dans l'intérêt d'un moteur d'être huilé, etc. Il faudrait alors concéder des intérêts, donc des droits, aux plantes et aux objets artificiels. Les choses ne vont pas tellement mieux si on interprète la notion d'intérêt en un sens subjectif; dans ce cas les intérêts dépendent de désirs. Mais « X désire Y » peut s'analyser de la sorte : (l) Y fait défaut à X et (2) X peut dire : « La phrase "Y me fait défaut" est vraie. » On ne peut pas parler de désirs animaux, en l'absence d'un langage assez sophistiqué de leur part (intégrant la distinction entre phrase et proposition ; mettant en évidence le fait que la vérité d'une proposition est, au moins pour une part, fonction d'un état de choses).

M. P. T. Leahy (Against Liberation, 1991) affirme que les animaux sont des créatures primitives. Ils manifestent de façon prélinguistique des échantillons d'attributs humains (délibération, choix, désirs, peur, colère, croyances, etc.), ce que révèle la similarité de leur comportement avec le comportement des êtres humains. Mais ils n'ont pas, à proprement parler, transformé cet héritage prélinguistique par l'élaboration d'un langage. Leur forme de vie est donc trop étrangère à la nôtre pour qu'il soit nécessaire d'aller au-delà d'une théorie des obligations indirectes en ce qui les concerne.

P. Carruthers (The Animals Issue, 1992) considère que l'utilitarisme est réflexivement instable (id est qu'il va à l'encontre de traits fondamentaux de la pensée morale). Il lui préfère donc une théorie contractualiste de la morale. Mais les animaux ne sont pas des agents rationnels au sens plénier du terme ; ils ne peuvent donc pas être partie prenante dans le contrat et il n'existe à leur égard que des obligations indirectes.

 


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