Gary Francione,
"Prendre la sensibilité au sérieux",
in H.-S. Afeissa et J.-B. Jeangène Vilmer, Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010, p. 161-183, traduit par H.-S. Afeissa.
Paru initialement dans le Journal for Animal Law and Ethics, n° I, 2006, p. 1-20, puis repris dans G. L. Francione, Animals as Persons : Essays on the Abolition of Animal Exploitation, New York, Columbia UP, 2008, p. 129-147.
En 1993, un groupe d'experts a élaboré conjointement un recueil d'essais intitulé The Great Ape Project: Equality Beyond Humanity[2]. Ce livre servait de support à un document — la Déclaration sur les grands singes anthropoïdes, à laquelle ont souscrit les initiateurs du projet ainsi que les divers contributeurs du volume — qui énonce que les grands singes anthropoïdes « sont les plus proches cousins de notre espèce », et que ces êtres non humains « sont pourvus de capacités mentales et d'une vie émotionnelle suffisantes pour justifier leur intégration au sein de la communauté des égaux ». Depuis quelques années, s'inscrivant dans le prolongement de l'enquête et des problématiques du projet sur les grands singes anthropoïdes, ainsi que de l'organisation éponyme qui en est directement issue[3], une littérature considérable s'est développée autour du thème de l'aptitude des grands singes anthropoïdes, des dauphins, des perroquets et peut-être d'autres animaux à posséder des caractéristiques cognitives que l'on pensait jusqu’alors être l'apanage des êtres humains[4]. Ces caractéristiques incluent la conscience de soi, la capacité à éprouver des émotions et à communiquer en utilisant un langage symbolique. Par là même, cette littérature pose la question de savoir s'il faut repenser notre relation aux êtres non humains de telle sorte à pouvoir accorder à ceux qui possèdent de telles caractéristiques une considération morale plus grande, ainsi qu'une protection juridique renforcée. Le projet sur les grands singes anthropoïdes a tout simplement repris à son compte et popularisé ce que j’appelle la « théorie de la similitude des esprits » (similar-minds theory) dans le contexte de la relation entre les êtres humains et les êtres non humains[5].
La théorie de la similitude des esprits a donné naissance à toute une ribambelle d’éthologistes cognitifs qui se sont empressés de mettre au point des programmes de recherche visant à déterminer dans quelle mesure les êtres non humains possèdent des caractéristiques cognitives semblables à celles que possèdent les êtres humains – l'ironie de l'histoire voulant que pareille enquête ait été conduite, la plupart du temps, en recourant à l'expérimentation animale. Or, le défaut constitutif de la théorie de la similitude des esprits tient en ceci que les êtres non humains qui n'ont pour eux que la seule sensibilité – ainsi capables d'éprouver de la douleur et de souffrir, mais auxquels manquent par ailleurs toute capacité cognitive – apparaissent comme n’étant rien d’autre que des choses, qui peuvent encore prétendre à être traitées avec « humanité », sans pour autant avoir droit au traitement préférentiel que nous nous sentons tenus de réserver aux êtres non humains doués d'un esprit semblable au nôtre.
Je compte parmi les collaborateurs du Great Ape Project et parmi les premiers signataires de la Déclaration sur les grands singes anthropoïdes[6]. Toutefois, dans ma contribution à cet ouvrage en 1993[7], et de façon beaucoup plus développée dans mes écrits ultérieurs et, en particulier, dans mon livre Introduction to Animal Rights[8], j'ai soutenu que la sensibilité constitue à elle seule un critère suffisant d'intégration au sein de la communauté morale, sans qu'il faille exiger la possession d'aucune autre caractéristique cognitive.
La théorie de la similitude des esprits est présentée par ses partisans comme une théorie progressiste au motif qu'elle rendrait possible l'intégration d'au moins quelques êtres non humains au sein de la communauté des égaux. Mais j'estime pour ma part que c'est non seulement inexact, mais que c'est plutôt le contraire qui est vrai, en ce sens que la théorie de la similitude des esprits est tout juste bonne à renforcer notre propension à exclure pratiquement tous les êtres non humains de la communauté morale. Le problème réside dans la tentative visant à corréler les caractéristiques cognitives à l'importance morale des individus non humains. Bien que la théorie de la similitude des esprits soit manifestement d’invention récente, le geste qui consiste à subordonner le statut moral des individus à la possession de caractéristiques cognitives situées au-delà du plan de la sensibilité n'a rien d'inédit. À bien y regarder, on s'aperçoit que, sous une forme ou sous une autre, cette idée définit une constante de la façon dont les êtres humains ont pensé le statut moral des êtres non humains, et que c'est bien cette idée qui est responsable, dans une large mesure, de notre méprise.
Dans cet article, je souhaiterais tout d'abord restituer très brièvement l'histoire de cette idée. J'expliquerai ensuite pour quelles raisons nous devrions renoncer à la théorie de la similitude des esprits au profit de celle qui n'exige rien d'autre que la sensibilité au titre de condition d'intégration au sein de la communauté morale.
Jusqu'au xixe siècle, les êtres non humains étaient pour la plupart tenus pour des choses et non pas pour des personnes morales, parce que nous pensions alors que leur faisait défaut telle ou telle caractéristique censée appartenir en propre aux êtres humains, de telle sorte à nous rendre qualitativement différents des êtres non humains et à priver ces derniers de toute importance morale. Depuis les Présocratiques jusqu'au Moyen Âge et saint Thomas d'Aquin, en passant par Platon et Aristote, sans oublier les Lumières, Descartes, Locke et Kant, les penseurs ont soutenu que les animaux, à la différence des êtres humains, n'étaient pas rationnels, n'avaient pas conscience d'eux-mêmes, ou n'étaient pas capables de pensée abstraite, d'utiliser le langage, de témoigner d'un souci moral réciproque pour les êtres humains[9].
De ces différences hypothétiques il est censé résulter que les êtres humains ne peuvent pas se reconnaître d'obligations morales directes à l'endroit des êtres non humains, et que ces derniers ne peuvent pas non plus être tenus pour des membres de la communauté morale[10]. Pour autant que les êtres humains puissent avoir des obligations quelconques à l'endroit des animaux, celles-ci concernent en fait les autres êtres humains. Par exemple, l'obligation morale de ne pas faire souffrir sans raison les animaux n'est en réalité rien d'autre qu'une règle de la morale interhumaine commandant d'éviter tout comportement qui pourrait conduire à maltraiter une personne humaine. De la même manière, il n'existait pour ainsi dire aucune loi avant le xixe siècle qui établisse des obligations légales à l'endroit des animaux distinctes de celles qui, bien qu'elles concernent les animaux eux-mêmes, sont en fait destinées à protéger les êtres humains en tant que propriétaires d’animaux[11].
Des mouvements sociaux progressistes ont émergé pour demander l'obtention de droits plus étendus pour les femmes, pour réclamer l'abolition de l'esclavage, et pour faire valoir l'existence d'obligations morales à l'endroit des autres animaux indépendamment de l'incidence que peut avoir le traitement que nous leur réservons sur les autres êtres humains. Bien qu'il y ait eu de nombreux penseurs et avocats de cette dernière cause, le philosophe et juriste britannique Jeremy Bentham (1748-1832) se distingue comme le plus important et le plus influent. Bentham rejetait l'idée selon laquelle nous pourrions exclure les êtres non humains de la communauté morale et les traiter comme des choses au motif que certaines caractéristiques, jugées nécessaires et constitutives de toute personnalité morale, leur feraient défaut. Selon Bentham,
un cheval ou un chien adulte sont des animaux incomparablement plus rationnels et aussi plus causants qu'un enfant d'un jour, d’une semaine, ou même d'un mois. Mais s'ils ne l'étaient pas, qu'est-ce que cela changerait ? La question n'est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir[12] ?
Bentham cherchait, semble-t-il, à rompre avec cette tradition de pensée occidentale multiséculaire qui n'aura eu de cesse de corréler les caractéristiques cognitives au statut moral, au profit de l'idée selon laquelle la sensibilité est la seule condition exigible pour qu'un animal puisse être intégré au sein de la communauté morale. Mais est-ce bien là le sens de ce qu’il dit ?
En vérité, Bentham n'a point tiré de l'idée selon laquelle la sensibilité est la seule chose qui importe la conclusion que nous devrions cesser de tirer profit des animaux et de les tuer pour servir des fins humaines. Bien qu'il ait de toute évidence cherché à montrer que la rationalité et la possession du langage ne sont pas des critères déterminants de la considération morale, il ne fait toutefois guère de doute qu'il n'estimait pas dénuées de toute pertinence les différences cognitives entre les êtres humains et les êtres non humains.
Bentham pensait que les êtres non humains, à la différence des êtres humains, n'ont pas conscience d'eux-mêmes et sont dépourvus de tout sens de ce que peut réserver l'avenir. Cela ne signifie certes pas que nous sommes fondés à tenir pour rien la souffrance animale ; cela signifie plutôt que les animaux n’ont pas eux-mêmes un intérêt dans la continuation de leur propre existence et, donc, que nous sommes fondés à poursuivre l'exploitation animale. Bentham déclare ainsi que
si le fait d'être mangé était tout, il y a une très bonne raison pour laquelle il devrait nous être permis de les manger autant qu'il nous plaît : nous nous en trouvons mieux; et ils ne s'en trouvent jamais pire. Ils n'ont aucune de ces très longues anticipations de misère future que nous avons [...1 et ils ne s'en trouvent jamais pire d'être morts[13].
Selon Bentham, les animaux ne se soucient guère du fait que nous les utilisions ou que nous les tuions pour servir des fins qui nous sont propres, pour peu que nous ne les fassions pas souffrir indûment en cours de route. L'idée d'interroger le statut des animaux en tant que propriété ne lui est pas venue parce qu'il n'estimait pas qu'un tel statut, pas plus que l’exploitation animale en vue de servir des fins humaines, puissent être en eux-mêmes critiquables. Le problème prioritaire pour Bentham n'était pas de savoir si nous sommes fondés à tirer profit des animaux, mais bien de savoir comment nous devons le faire.
Ainsi qu'il apparaîtra par la suite, l'absence de remise en question du statut des animaux considérés en tant que propriété explique que la promotion benthamienne, toute révolutionnaire, de la sensibilité au rang de condition suffisante de la considération morale, n’ait été, en fin de compte, qu'un feu de paille. Bien décidé à récuser la corrélation traditionnellement établie entre les caractéristiques cognitives et le statut moral, Bentham s'est en fait contenté de la réintroduire sous une autre forme.
Les vues de Bentham sur ce sujet sont au fondement des principes visant à favoriser le bien-être animal – principes qui reflètent bien la morale du sens commun quant à nos obligations envers les animaux. Selon cette sagesse conventionnelle, il nous est tout à fait permis de tirer profit des animaux pour servir des fins qui nous sont propres, à condition de prendre la souffrance animale au sérieux – puisqu'il est avéré que les animaux peuvent souffrir – et de ne pas traiter ces derniers comme de simples choses. De fait, l'idée selon laquelle il est moralement condamnable d'infliger une souffrance « sans nécessité » aux êtres non humains, et donc que nous sommes moralement tenus de traiter les animaux avec « humanité », est assez largement partagée. Cette idée est si peu sujette à controverse que figure dans le code pénal lui-même un certain nombre d'articles – initialement adoptés en Angleterre au cours du xixe siècle pour être par la suite repris dans les textes législatifs du monde entier – qui visent à soumettre à des pénalités criminelles celles et ceux qui manqueraient de traiter les animaux avec « humanité » ou qui les feraient souffrir « sans nécessité » et de manière « injustifiée ». Autrement dit, il semble que nous ayons à ce point fait nôtre la théorie morale de Bentham au sujet du rôle central de la sensibilité que nous avons fini par la graver dans le bronze de la loi. Et c'est bien là le problème.
Pour peu que nous nous donnions la peine de les examiner attentivement, il apparaît que les principes conventionnels du bien-être animal souffrent d'une grande confusion. En effet, à quoi peut bien servir l’interdiction de faire souffrir sans nécessité et de manière injustifiée les êtres non humains, si celle-ci ne commence pas par prohiber le traitement qui consiste à les faire souffrir pour le seul plaisir, divertissement ou agrément des êtres humains ? Or dans l'immense majorité des cas où les êtres non humains sont exposés à la souffrance ou sont précipités dans la mort, le traitement que nous leur faisons subir ne peut guère se justifier autrement que par la référence au seul plaisir, divertissement ou agrément que nous y trouvons, et on voit mal par quel tour de passe-passe la souffrance et la mort données dans de telles conditions pourraient être considérées de façon plausible comme « nécessaires ».
Par exemple, il n'est nullement « nécessaire » de se nourrir de chair animale ou de produits animaux; l'on pense de plus en plus que les produits animaux nuisent à la santé des êtres humains, et que l'agriculture animale, d'un point de vue strictement écologique, est un réel désastre. La seule justification que nous puissions invoquer pour rendre compte du traitement brutal et funeste que nous faisons subir à plus de dix milliards d'animaux que nous tuons et que nous mangeons annuellement rien qu'aux États-Unis, est que nous apprécions le goût de la viande et des produits laitiers. De la même manière, il n'est nullement « nécessaire » d'élever des animaux à des fins de divertissement ou pour le seul plaisir de la chasse sportive. Il n'y a que dans un seul cas de figure où l'argument de la « nécessité » semble pouvoir être invoqué de façon plausible, c'est celui de l'expérimentation animale conduite dans le but de mettre au point des remèdes permettant de traiter les maladies graves dont peuvent souffrir les êtres humains[14]. Même si dans ce contexte l'argument de la « nécessité » demeure fragile, l'usage qui est fait des êtres non humains dans le cadre de l'expérimentation médicale a ceci d'unique qu'il semble échapper au soupçon sommaire de n'être rien d'autre qu'une activité pourvoyeuse de souffrance et de mort entreprise pour des raisons triviales[15].
Tout bien considéré, nous souffrons d'une sorte de « schizophrénie morale » dans le rapport que nous entretenons avec les animaux. D'une part, nous prétendons prendre au sérieux la souffrance animale et réputons moralement condamnable toute souffrance qui leur serait infligée sans nécessité. D'autre part, dans l'écrasante majorité des cas, les modalités selon lesquelles nous tirons profit des êtres non humains – en les exposant fatalement à une certaine souffrance – ne peuvent pas être tenues pour « nécessaires » en quelque sens que ce soit. Nombreux sont ceux qui parmi nous considèrent comme des membres de la famille les êtres non humains avec lesquels ils vivent. Et pourtant, nous retournons notre steak dans la poêle pour finir la cuisson, puis plantons gaillardement notre fourchette dans la chair d'autres êtres non humains, alors même qu'ils ne se distinguent de façon significative sous aucun rapport des animaux que nous aimons.
Notre schizophrénie morale au sujet des animaux est directement liée au statut de propriété que nous leur avons conféré[16]. Bien que nous déclarions prendre au sérieux leurs intérêts, les animaux apparaissent nécessairement comme n'étant rien d'autre que des choses parce qu'ils sont considérés à la façon de produits interchangeables que nous pouvons nous procurer et posséder, et qui n’ont en conséquence que la valeur que nous voulons bien leur donner. Dans mon livre intitulé Animals, Property, and the Law, j'ai fait valoir que, bien qu'elles semblent exiger que nous mettions en balance les intérêts des êtres humains avec ceux des êtres non humains au moment de déterminer les normes de l'usage ou du traitement acceptable des animaux, en vérité les lois sur le bien-être animal sont truquées d'avance, étant donné que les intérêts considérés sont, d'une part, ceux des propriétaires et, d'autre part, ceux des animaux définis comme étant la propriété des êtres humains. Le résultat de cet exercice ne fait à aucun moment mystère dès lors que l'on a pris soin d'assigner aux êtres non humains le statut de propriété[17]. L’animal en question sera toujours considéré comme un « animal d'élevage », ou bien comme un « animal de chasse », un « animal de rodéo », un « animal domestique », ou toute autre modalité d'appropriation des animaux réduisant ces derniers à n'avoir d'autre existence que celle que notre usage leur reconnaît, et à n'avoir d'autre valeur que celle que nous voulons bien leur conférer.
Tenir les animaux pour la propriété des êtres humains revient à leur dénier toute valeur inhérente ou intrinsèque, et autorise de façon générale à ignorer les intérêts (de quelque ordre que ce soit) qui peuvent être bien les leurs, pour notre plus grand profit. Rien ne nous interdit de les exposer à une douleur et une souffrance atroces, à les soumettre à un traitement que nul n'hésiterait à désigner comme constituant une forme de torture si des êtres humains en étaient victimes, pour peu qu'un tel traitement semble « nécessaire » à en juger selon les normes en vigueur des différentes industries reposant sur l'exploitation animale. C'est ainsi que, nonobstant l'intérêt que le bétail peut avoir à n’être pas castré sans anesthésie ou à n'être pas marqué au fer rouge – procédés qui sont, l'un et l'autre, des plus douloureux –, un tel traitement est tenu pour « nécessaire » sous prétexte que c'est une pratique courante en agrobusiness. La « souffrance » des propriétaires que l'on empêche de tirer profit à leur guise de leur propriété compte plus que la souffrance des êtres non humains. L'exigence de traiter les animaux avec « humanité » et de ne pas les faire souffrir « sans nécessité » n'est en réalité rien d'autre qu'une injonction à ne pas infliger de douleur et de souffrance au-delà ce qui est nécessaire pour rendre possible et efficace 1’exploitation animale, sous ses diverses formes. Dans un tel calcul, les intérêts des animaux se voient dénier toute valeur intrinsèque.
Il n'est pas douteux que nous ayons les moyens de traiter les animaux non humains bien mieux que nous ne le faisons actuellement, mais ce qui s'oppose le plus à toute amélioration significative sous ce rapport n'est rien d'autre que leur statut de propriété[18]. En outre, ainsi que j'ai cherché à le montrer dans Rain Without Thunder: The Ideology of Animal Rights Movement[19], l'expérience ne semble pas indiquer l'existence d'un quelconque lien entre la détermination des normes du bien-être animal et l’abolition de l'exploitation animale. Tout se passe plutôt comme si les normes du bien-être animal étaient impuissantes à réduire la souffrance animale effective, et servaient en priorité à rendre les êtres humains plus à l'aise par rapport à l'exploitation à laquelle ils soumettent les êtres non humains. Voilà maintenant grosso modo deux cents ans que nous élaborons des normes du bien-être animal, et jamais au cours de l'histoire autant d'êtres non humains n'ont été exploités.
En résumé, il apparaît qu'en dépit du refus affiché par la pensée morale et juridique conventionnelle qui est depuis quelque temps la nôtre de ne pas corréler les caractéristiques cognitives au statut moral, et en dépit également de la volonté proclamée de promouvoir la sensibilité au rang de seule condition moralement exigible, le statut de propriété que l'on continue de conférer aux animaux prend à rebours un tel discours.
En effet, le geste d'appropriation présuppose fondamentalement que les animaux, par opposition aux êtres humains, n'ont pas d'intérêt dans la poursuite de leur propre existence en raison de leur différence cognitive. Nous rejetons par la porte l'idée d'une quelconque corrélation, pour mieux la faire entrer par la fenêtre, sous une forme légèrement modifiée, et déclarons que l'existence hypothétique d'un certain nombre de différences cognitives justifie que nous réservions aux animaux un traitement auquel les êtres humains ne sont plus susceptibles d'être soumis. Il s'ensuit que la reconnaissance, sur le plan moral et juridique, de l'importance de la sensibilité n'a nullement entraîné un changement de paradigme dans la façon dont nous traitons les êtres non humains. Le siècle qui vient de s'achever aura été celui au cours duquel se seront développées certaines des formes les plus choquantes de l'exploitation animale, à commencer par l'élevage intensif ou ce que l'on appelle encore « l'élevage industriel », alors même que nous prétendons nous être élevés à des vues hautes et plus généreuses au sujet du statut moral des êtres non humains, ainsi qu'au sujet des obligations morales et juridiques que nous avons à leur endroit.
Parmi les différences qui existent entre la résurgence récente de la théorie de la similitude des esprits (telle qu'elle est réapparue au coeur du projet sur les grands singes, mais aussi dans d'autres programmes de recherche analogues) et les vues de Bentham dont il a été question précédemment (qui prennent place dans la perspective plus générale de la théorie conventionnelle du bien-être animal), la plus importante tient à ceci que la recherche éthologique moderne considère qu'il est tout à fait possible qu’il y ait quelques êtres non humains dont les esprits soient suffisamment semblables au nôtre, à un degré beaucoup plus élevé que Bentham et quelques autres n'eussent été disposés à l'avouer, pour qu'on leur reconnaisse le droit à bénéficier d'une plus grande considération morale et juridique. Peut-être est-il temps d'étudier de plus près cette vaste entreprise qui consiste à subordonner l’importance morale des êtres non humains à la possession d'attributs cognitifs qui dépassent la seule sensibilité, plutôt que de tenter de déterminer s'il existe parmi les êtres non humains quelques-uns qui possèdent de tels attributs cognitifs, ou qui les possèdent à un degré tel que cela les rend suffisamment proches des êtres humains pour mériter de se voir conférer une personnalité morale et juridique.
Pour le dire sans plus tarder, je dois avouer que la théorie de la similitude des esprits me paraît franchement étrange. Existe-t-il une personne qui, ayant l'expérience de ce qu'est la compagnie d'un chien ou d'un chat, puisse réellement leur dénier toute forme d'intelligence, de conscience de soi, de vie émotionnelle même s'ils sont génétiquement plus éloignés de nous que ne le sont les grands singes ? Ma femme et moi-même vivons en compagnie de cinq chiens rescapés. Si d'aventure quelqu'un nous demandait si nos amis canins possèdent les caractéristiques psychiques susmentionnées, cela nous paraîtrait aussi étrange qu'une enquête cherchant à savoir s'ils sont munis d'une queue. Et que l'on ne crie pas à l'anthropomorphisme (en entendant par là l'assignation de qualités humaines en l’absence de toute base empirique) : il est tout bonnement impossible d'expliquer de façon plausible et cohérente le comportement de ces animaux non humains sans se référer à l'idée d'activités mentales. Il se peut que les êtres non humains ne soient pas sujets à des états intentionnels de type prédicatif – c'est-à-dire du type de ceux que toute communication symbolique présuppose –, mais il n'est pas douteux qu'ils peuvent être sujets à des états cognitifs qui sont du type de ceux de la croyance, du désir, etc.
En outre, il est tout de même stupéfiant que, cent cinquante ans après Darwin, l'on puisse encore s'étonner de ce que d'autres animaux possèdent des caractéristiques que l'on croyait être l'apanage des êtres humains. De manière générale, la thèse selon laquelle les êtres humains posséderaient des caractéristiques psychiques qui feraient tout à fait défaut aux êtres non humains est incompatible avec la théorie de l'évolution. Darwin a expressément fait valoir qu'il n'existe pas de caractéristiques qui appartiendraient en propre aux êtres humains : « la différence psychique entre l'être humain et les animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence de degré et non pas de genre ». Ce qui revient à dire que les différences entre les esprits humains et non humains sont de nature quantitative et non pas de nature qualitative. Le même Darwin a avancé l'idée que les êtres non humains sont capables de penser et qu'ils possèdent les mêmes attributs émotionnels que les êtres humains — ce qui ne signifie pas qu'il n'existe aucune différence significative sous le rapport de la cognition entre un animal qui se sert d'un langage symbolique et un autre qui ne le fait pas, mais plutôt que la différence n'est pas de nature qualitative, au sens où l'on pourrait dire qu'un animal possède telle caractéristique cognitive qui n'a pas d’équivalent chez un autre.
Ma conviction personnelle, sur ce point, est que les êtres non humains possèdent vraiment les caractéristiques que nous considérons ordinairement comme étant l'apanage des êtres humains, mais je suis bien conscient qu'un débat subsiste et qu'il est plus prudent de laisser la question ouverte au regard du fait, en lui-même incontestable, qu'il existe des différences entre l'esprit des êtres humains et celui des autres animaux qui n'utilisent pas le langage. Quoi qu'il en soit, je vois au moins deux raisons de rejeter l'idée selon laquelle le critère de la sensibilité des êtres non humains ne pourrait pas suffire à leur assurer l'intégration plénière au sein de la communauté morale. La première est d'abord d'ordre pratique : la théorie de la similitude des esprits est-elle en mesure d'induire si peu que ce soit un changement significatif dans la façon dont sont traités les êtres non humains
Il est probable que la théorie de la similitude des esprits n'aura d'autre effet que de repousser à une date indéterminée le moment où il nous faudra faire face à nos obligations juridiques et morales envers les êtres non humains, en attendant que nous réunissions les preuves empiriques nécessaires pour pouvoir conclure en toute certitude qu'il existe au moins quelques êtres non humains doués d'un esprit semblable au nôtre. Mais en fait, même lorsque de telles preuves ont été réunies en sorte qu'aucun doute sur ce point ne puisse encore subsister, nous continuons de nier l'évidence et poursuivons notre exploitation de ces animaux comme si de rien n'était. Par exemple, les similitudes entre les êtres humains et les chimpanzés sautent aux yeux. Il est bien connu que leur ADN est pour 98,5 % semblable au nôtre. De surcroît, ils ont une vie culturelle et psychique très semblable à la nôtre, et nous connaissons ces similitudes depuis longtemps déjà. De ce point de vue, toute la nouveauté du projet sur les grands singes anthropoïdes consistait à démontrer sans contestation possible l'absence de toute différence pertinente entre les humains et les grands singes pouvant justifier que ces derniers ne soient pas intégrés au sein de la communauté morale. Et pourtant, nous continuons d'emprisonner les chimpanzés dans les zoos et de les utiliser comme cobayes dans des expériences biomédicales. Même Jane Goodall, qui est mentionnée dans le projet sur les grands singes anthropoïdes comme celle qui a eu le mérite d'avoir « fait découvrir au public que les chimpanzés sont des individus avec des personnalités distinctes et des relations sociales complexes », a refusé de se joindre à ceux qui appellent à renoncer purement et simplement à utiliser ces êtres non humains.
Il y a un autre problème, lié au précédent, qui consiste en ceci que la théorie de la similitude des esprits ne spécifie pas à quel degré un être non humain doit posséder une caractéristique particulière telle que nous puissions considérer que la ressemblance avec nous est suffisamment grande pour justifier l'intégration au sein de la communauté morale. Par exemple, « un ensemble croissant de preuves semble montrer que les perroquets, tout comme les chimpanzés et les dauphins, peuvent maîtriser des concepts intellectuels complexes que la plupart des enfants humains ne sont pas capables de maîtriser avant l'âge de cinq ans ». Historiquement, la capacité à élaborer des idées abstraites a longtemps été tenue pour l'apanage des êtres humains, et l'index d'une différence qualitative entre les êtres humains et les êtres non humains. Nous savons maintenant qu'il se peut que nous nous soyons mépris à ce sujet puisque les perroquets et d'autres êtres non humains semblent également être capables de former une pensée abstraite[21]. Et pourtant, nous n'avons nullement renoncé à vendre des perroquets dans les animaleries. De quel degré d’intelligence le perroquet doit-il témoigner pour que nous tirions la conclusion qu'il est pleinement qualifié pour être intégré au sein de la communauté morale ? Faut-il que le perroquet ait les capacités conceptuelles d'un enfant de huit ans ? De douze ans ? De la même manière, certains chimpanzés ont démontré leur aptitude à se servir du langage humain. Quelle doit être l'étendue de cette aptitude à manier la syntaxe et le vocabulaire pour que nous tirions la conclusion que les êtres humains et les primates non humains ont des esprits semblables ?
L'ennui, avec ce jeu des caractéristiques particulières, c'est que les êtres non humains ne peuvent jamais gagner. Sitôt attestée la capacité cognitive des perroquets à comprendre et à manipuler des nombres à un seul chiffre, nous voilà déjà en train d'exiger de leur part qu'ils en fassent autant avec les nombres à deux chiffres – s'il est vrai que ces êtres nous ressemblent. Sitôt démontrée la capacité du chimpanzé à maîtriser un vocabulaire étendu, nous voilà déjà à réclamer de lui qu'il se hisse à un certain niveau d'habileté syntaxique – s'il est vrai que l'esprit du chimpanzé est semblable au nôtre. L'ironie de l'histoire est que, bien entendu, les caractéristiques que nous sélectionnons pour les juger sont possédées à des degrés divers non seulement par les êtres non humains, mais encore par les êtres humains eux-mêmes, et qu'il peut arriver que certains êtres humains soient inférieurs à certains êtres non humains sous le rapport de telle ou telle caractéristique cognitive sans que pour autant il puisse nous venir à l'idée d’appliquer à ces membres de notre espèce le traitement que nous infligeons aux animaux.
Il est à craindre que la théorie de la similitude des esprits soit en fait une théorie de l'identité des esprits, et que les animaux ne se voient reconnaître la possibilité d'intégrer la communauté morale qu'à la condition que leurs esprits soient exactement comme les nôtres. Et même dans ce cas là, il n'y a aucune garantie que nous renoncions à toute discrimination entre les êtres non humains et les êtres humains. Il ne faut pas oublier après tout qu'au xixe siècle les préjugés racistes d'un certain nombre d'individus ont trouvé dans la phrénologie – c'est-à-dire dans cette pseudoscience qui ambitionnait de déterminer les traits de la personnalité d'un individu d’après l'étude de la forme de son crâne – les éléments censés apporter une justification à l'idée selon laquelle les êtres humains de couleur, les Juifs et d'autres encore, étaient doués d'un esprit différent. Par conséquent, il est bien clair que la possession d'un esprit identique, même si le fait est indubitable, est au fond bien peu de chose aussi longtemps que subsistent une raison et un désir quelconques d'exercer une discrimination. Étant donné qu'il est vraisemblable qu'il y ait des différences cognitives entre les animaux capables de manier un langage symbolique et ceux qui ne le sont pas, la théorie de la similitude des esprits est vouée à prêter main forte à la poursuite de l’oppression des êtres non humains, car elle se laisse absorber dans la quête infinie d'une identité entre les esprits dont nul ne verra jamais le terme, et ce d'autant plus que seul le désir de consommer des produits animaux continue de nous animer.
Dans l'hypothèse où la théorie de la similitude des esprits aboutirait à nous faire reconnaître le statut de personne morale de certains êtres non humains, tels que les grands singes anthropoïdes ou les dauphins, qu'adviendrait-il alors de tous ces animaux qui ne pourront jamais faire la preuve de leur aptitude à manier le langage humain ou à démontrer qu'ils possèdent d'autres caractéristiques que nous associons à l'esprit humain ? En admettant que la théorie de la similitude des esprits soit parvenue à montrer que nous nous sommes tout bonnement mépris par le passé sur le fait même qu'au moins quelques êtres non humains peuvent avoir quelques-unes des caractéristiques cognitives de l'esprit humain, il reste que cette théorie esquive la question morale sous-jacente, et cependant fondamentale, qui est de savoir pourquoi il est nécessaire que les êtres non humains se distinguent par d'autres qualités que celle de la sensibilité pour avoir le droit de ne pas être traités exclusivement comme de simples moyens pour les fins que poursuivent les êtres humains?
La théorie de la similitude des esprits commet une sorte de pétition de principe – une pétition de principe morale – en faisant l'hypothèse qu'il existe certaines caractéristiques sui generis qui sont justiciables d'un traitement différencié. Nous prétendons par exemple que les êtres humains sont les seuls animaux capables de se reconnaître eux-mêmes dans un miroir (à l'exception peut-être de quelques grands singes). Quand bien même cela serait vrai, en quoi ce prétendu fait importe-t-il d'un point de vue moral ? Il se peut que ma chienne de type berger soit incapable de se reconnaître dans un miroir, mais elle peut faire un bond de six mètres à partir d'une position assise – chose dont je suis assurément incapable, pas plus d'ailleurs qu'aucun autre être humain pour autant que je sache. Les oiseaux peuvent voler sans être dans un avion; aucun être humain ne peut le faire. Les poissons peuvent respirer sous l'eau sans l'aide d'un tuba ou d'un réservoir d'air; aucun être humain ne peut le faire. La théorie de la similitude des esprits commet une pétition de principe morale en ce sens qu'elle présuppose que nos aptitudes sont moralement d'une plus grande valeur que leurs aptitudes. Bien entendu, rien ne justifie une telle assertion, si ce n'est le fait que c'est nous qui le disons et qu'il est dans notre intérêt de le faire.
Allons plus loin et admettons que, après examen, il apparaisse que telle ou telle caractéristique cognitive, située au-delà du plan de la seule sensibilité, fasse effectivement défaut à tous les animaux non humains; ou encore que telle ou telle caractéristique cognitive ne soit en la possession des animaux qu'à un degré moindre ou sous une autre forme que celle sous laquelle elle se laisse observer chez les êtres humains. L'existence d'une telle différence rend-elle le moins du monde légitime la façon dont nous traitons d'ordinaire les êtres non humains en les réduisant au statut de choses ? Il se peut que les différences qui existent entre les êtres humains et les êtres non humains soient pertinentes à certains égards. Nul n'irait affirmer, par exemple, que les animaux doivent apprendre à conduire des automobiles ou doivent suivre des cours à l'université. Mais on ne voit pas pourquoi ces différences devraient avoir une quelconque incidence sur la question de savoir s'il est légitime de se nourrir de chair animale ou d'en tirer profit dans le cadre d'expérimentations médicales, et elles n'ont effectivement pas à le faire.
Transposons ce raisonnement dans les situations où seuls des êtres humains sont impliqués, et la même conclusion s'imposera avec évidence. Quelle que soit la caractéristique que l'on retienne comme étant propre à l'homme, des variations importantes pourront être observées d'une personne à l'autre, allant d'une simple différence de degré à l'absence totale de ladite caractéristique. Il se peut que certains êtres humains souffrent, sous ce rapport, d'une déficience en tous points analogue à celle que nous attribuons aux êtres non humains. Sans nier qu'il puisse y avoir des situations où il importe de la prendre en considération, qui admettra que l'existence même de cette déficience nous autorise à réduire les êtres humains qui en sont affectés au rang d'esclaves, ou encore à les traiter comme de vulgaires objets interchangeables dénués de toute valeur inhérente ?
Prenez par exemple cette caractéristique cognitive que constitue la conscience de soi. Il semble bien que tout animal sensible en tant que tel ne puisse pas ne pas avoir conscience de lui-même, en ce sens où la condition d'un être sensible est par essence celle d'un être qui reconnaît que c'est dans son existence, et non pas dans celle d'un autre, qu'il fait l'épreuve de la douleur ou de l'angoisse. Le biologiste Donald Griffin a fait valoir que, pour autant que les animaux puissent accéder à la conscience de quoi que ce soit, alors « le corps propre de l'animal et ses propres actions doivent tomber prioritairement dans le champ de sa conscience perceptive ». Mais, dira-t-on, une chose est d'avoir conscience de son propre corps, autre chose est d'avoir conscience de soi, et c'est bien cette dernière forme de conscience que nous sommes enclins à dénier aux animaux parce que nous considérons qu'« ils ne peuvent pas se former une idée d'eux-mêmes et la réfléchir en se disant "C'est moi qui cours, c'est moi qui grimpe à cet arbre, c'est moi qui chasse ce papillon, etc." ». Mais selon Griffin, quand un animal perçoit consciemment un autre animal en train de courir, de grimper ou de faire la chasse à un papillon, l'identité de celui qui accomplit toutes ces actions doit aussi lui apparaître en toute conscience. Et s'il est vrai que l'animal est capable d'avoir une conscience perceptive de son propre corps, il devient alors difficile de nier qu'il soit également capable corollairement de se reconnaître lui-même comme étant celui qui est en train de courir, de grimper ou de faire la chasse à un papillon[23].
Il en résulte que « si les animaux sont doués d'une conscience perceptive, alors on ne peut leur dénier toute forme de conscience de soi qu'au prix d'une restriction arbitraire et injustifiée ». Comme je l'ai expliqué ailleurs, « lorsqu'un chien ressent une douleur, cette expérience est nécessairement accompagnée du vécu psychique qui lui indique que "c'est dans mon existence que cette douleur m'atteint". Pour que la douleur existe en tant que telle, une forme de conscience – quelqu'un– doit nécessairement la percevoir comme quelque chose qui se produit dans son existence, et doit nécessairement préférer vouloir s'y soustraire ».
On fera peut-être remarquer que cette définition de la conscience de soi est trop lâche, qu'il convient de la resserrer autour de la capacité spécifiquement humaine à éprouver « des états de conscience [...] dont l'existence et le contenu se prêtent à une saisie réflexive effectuée en toute conscience (c'est-à-dire, qui se prêtent à une description accomplie sous la forme de nouveaux actes de pensée, lesquels se prêtent eux-mêmes à une saisie réflexive au moyen d'autres actes de pensée ultérieurs) ». Mais dans ce cas là, il faut bien voir qu'une telle forme de conscience réflexive, dont sont généralement capables les êtres humains normaux d'âge adulte, fait défaut à de nombreux êtres humains, à commencer par tous ceux qui souffrent de déficience mentale aggravée. Or il se peut que ces différences soient pertinentes à certains égards, comme, par exemple, lorsqu'il s'agit de décider d'autoriser une personne gravement attardée à conduire un véhicule motorisé. Mais on ne voit pas pourquoi cette différence cognitive devrait avoir une quelconque incidence sur la question de savoir s'il est légitime de tirer profit de ces êtres humains dans le cadre d'expériences biomédicales douloureuses. En effet, quelle que soit la caractéristique que l'on retienne comme étant propre à l'homme, des variations importantes pourront être observées d'une personne à l'autre, allant d'une simple différence de degré à l'absence totale de ladite caractéristique. Dans ce dernier cas de figure, il se peut qu'il y ait des situations où il importe de prendre en considération l'existence d'une telle différence, mais elle perd toute pertinence pour le problème de savoir s'il est légitime de traiter un être humain sensible comme une chose dont tous les intérêts fondamentaux peuvent être ignorés pour notre plus grand profit.
Ainsi qu'il a été dit précédemment, Bentham a à la fois sorti bruyamment par la porte l'idée d'une corrélation entre le statut moral des êtres non humains et la possession d'un esprit semblable au nôtre, et fait entrer par la fenêtre la même idée, sous une forme légèrement modifiée, en déclarant que nous pouvons légitimement continuer à tirer profit des animaux et à les tuer parce qu’ils n’ont pas d’intérêt dans la poursuite de leur propre existence.
Il est remarquable que Peter Singer, qui a coédité le projet sur les grands singes anthropoïdes, fasse exactement la même chose. D'une part, il énonce que la sensibilité est seule requise comme critère de considération morale et que, à ce titre, il nous appartient de prendre la souffrance animale au sérieux; et d'autre part, il déclare qu'il nous est permis de tirer profit des animaux étant donné que les animaux n'ont pas le sens de ce que peut réserver l’avenir et n'ont aucun intérêt dans la poursuite de leur propre existence – à l'exception peut-être des grands singes[24]. Selon Singer, « un animal peut se débattre contre une menace à sa vie », mais cela ne signifie pas que l'animal peut « saisir qu'il a "une vie" dans un sens qui implique de comprendre ce que représente exister dans le temps ». Il conclut qu’« en l’absence d’une forme ou d'une autre de continuité mentale, il n'est pas facile d'expliquer pourquoi la perte subie par l'animal tué ne serait pas, d'un point de vue impartial, compensée par la création d'un nouvel animal dont la vie serait également agréable ». À l'instar de Bentham, Singer défend donc l'idée que ce n'est pas tant l'usage en lui-même des animaux qui soulève un problème moral, que la souffrance des animaux liée à cet usage. Il affirme qu'il est possible d’appliquer le principe d’égale considération des intérêts – en vertu duquel nous devrions traiter des intérêts semblables de façon équivalente – aux intérêts des êtres non humains en souffrance, et qu'il n'est pas nécessaire, en vue de le faire, d'abolir le statut de propriété des êtres non humains.
Si l'on en croit Bentham et Singer, dire que les animaux n'ont aucun intérêt dans la poursuite de leur propre existence, c'est tout bonnement prendre acte d'un fait. Mais ce fait repose en vérité sur une compréhension hautement problématique de ce qu’est la conscience de soi. Tout être sensible est nécessairement conscient de soi[25]. Tout être sensible possède nécessairement un intérêt dans la poursuite de sa propre existence puisque la sensibilité est essentiellement le moyen de cette fin qu’est la poursuite de l'existence. Par conséquent, dire d'un être non humain qu'il est doué de sensibilité mais qu'il n'a pas d'intérêt dans la poursuite de sa propre existence, et qu'il ne préfère pas, ne veut ni ne désire vivre, est une proposition pour le moins étrange[26].
Selon la thèse défendue conjointement par Bentham et Singer, un être, qu'il soit humain ou non humain, ne peut être dit avoir un intérêt dans la poursuite de sa propre existence qu’à la condition d’avoir le sentiment du parcours biographique qui est le sien, et de pouvoir faire de son existence l’objet d'une conscience réflexive. Quoi qu'il en soit de ce dernier point, il n'y a aucune relation de dépendance entre cet état mental et le problème de savoir s'il est légitime de traiter un individu comme une simple ressource offerte à l'usage que les autres peuvent en avoir. Nous savons, par exemple, qu'il y a des êtres humains qui sont sujets à des amnésies globales transitoires et qui perdent tout sens du passé ou du futur, mais qui ont en revanche un sentiment très prégnant d'eux-mêmes dans le contexte des relations qu'ils soutiennent avec les objets environnants ou les événements dont ils sont contemporains. En ce sens, l'on peut bien dire d'eux qu’ils ont conscience d'eux-mêmes, même si cette forme de conscience réflexive diffère de celle d'un être humain adulte ne souffrant d'aucune amnésie. Il se peut que cette différence soit pertinente à certains égards, et qu'il y ait des situations où il importe de la prendre en considération. Il se peut, par exemple, que nous ne souhaitions pas inscrire à l'université un individu dénué de tout sentiment de son propre parcours biographique, parce qu'un tel individu serait probablement incapable de recevoir une instruction. Qui nierait, cependant, que de tels êtres humains aient un intérêt dans la poursuite de leur propre existence ? Le fait d'être sujet à une amnésie globale transitoire est sans pertinence pour le problème de savoir s'il est légitime de traiter ces personnes comme de simples objets interchangeables dont les intérêts fondamentaux peuvent être sacrifiés pour notre plus grand profit.
En résumé, la théorie de la similitude des esprits fait fondamentalement fausse route. Dans le meilleur des cas, elle ne fera rien d'autre que contribuer à l'apparition de nouvelles hiérarchies spécistes au sein desquelles il se peut que certains êtres non humains passent d'un groupe électif à un autre (tels les grands singes ou les dauphins)[27], sans rien changer à la situation de tous les autres êtres non humains qui continueront d'être traités comme des choses qui, comme telles, ne peuvent se voir reconnaître des intérêts moralement significatifs. La théorie de la similitude des esprits n'explique pas pour quelle raison la sensibilité ne peut pas être retenue au titre de critère suffisant de considération morale, mais elle se contente de présupposer que la possession de telle ou telle caractéristique qui est censée être l'apanage des êtres humains est une condition sine qua non d'intégration au sein de la communauté morale.
Si ce qui précède est correct, alors il convient de renoncer tout bonnement à la théorie de la similitude des esprits en ses diverses variantes, en y incluant celles de Bentham et de Singer, et de privilégier la théorie qui n'exige rien d'autre que la sensibilité au titre de critère d'intégration plénière au sein de la communauté morale. Or l'implication immédiate de cette dernière théorie est qu'il nous faut apprendre à ne plus traiter les êtres non humains à la manière de choses dont nous serions les propriétaires. Ainsi que je l'ai dit dans mon livre intitulé Introduction to Animal Rights, même si les êtres humains ne sont pas à l’abri de toute souffrance dans les diverses circonstances de la vie, la loi les protège contre la souffrance qui résulterait du fait d’être traité comme de simples ressources offertes à l'usage que les autres peuvent en avoir. C'est bien pourquoi nous reconnaissons à tout être humain – et ce, indépendamment des caractéristiques particulières qui peuvent être les siennes – un droit fondamental à ne pas être traité comme une chose dont les autres seraient les propriétaires[28]. C'est bien pourquoi nous considérons l’esclavage humain – même pratiqué avec « humanité » – comme inadmissible.
Il est remarquable que Bentham se soit opposé à l'esclavage humain, en partie sans doute, conformément à ce que j’ai cherché à montrer ailleurs, parce qu'il semble avoir compris que cette institution reposait sur le refus d'appliquer le principe d'égale considération des intérêts aux esclaves, que l'on a toujours une bonne raison de tenir pour inférieurs à leurs propriétaires[29]. Mais Bentham n'a pas su reconnaître que le problème se posait dans les mêmes termes au sujet de la propriété animale. Dans la mesure où les êtres non humains ont un intérêt dans la poursuite de leur propre existence, le fait de tirer profit de ces derniers dans des conditions auxquelles nous ne voudrions pas soumettre des êtres humains revient purement et simplement à nier que le principe d'égale considération des intérêts puisse s'appliquer dans ce cas particulier.
Ajoutons que, lorsqu'il en va de l’intérêt qu’ont les animaux à ne pas souffrir, l'application de ce principe, qui est déjà des plus délicates en temps normal compte tenu de la nécessité d'effectuer des comparaisons interspécifiques[30], devient un véritable casse-tête lorsque les animaux sont considérés comme des êtres qui n'ont aucun intérêt dans la poursuite de leur propre existence, et plus encore lorsqu'ils sont tenus pour des choses dont les êtres humains ont la propriété. Le statut de propriété des animaux fonctionne à la manière de ce que j'ai appelé ailleurs une « épée à double tranchant maniée contre leurs intérêts », dans la mesure où, d'une part, il nous empêche de percevoir les intérêts des animaux comme étant essentiellement semblables aux nôtres, tout en subordonnant, d'autre part, leurs intérêts aux intérêts qui sont les nôtres, alors même que les intérêts en question sont reconnus comme étant de même nature. Ce qui se comprend fort bien : aussi longtemps que les animaux figureront dans la sphère de la propriété privée, les bonnes raisons de ne pas leur accorder un traitement analogue à celui que l'on réserve aux propriétaires ne manqueront pas.
Abstraction faite des préjugés proprement spécistes, il n'y a aucune raison de ne pas reconnaître que l'intégration plénière au sein de la communauté morale exige que nous condamnions l'esclavage des êtres non humains avec la même fermeté que celle avec laquelle nous avons condamné l'esclavage des êtres humains. Pareille position impliquerait de notre part que nous abolissions – et que nous ne nous contentions pas seulement de réguler – l'exploitation des êtres non humains, et que nous cessions de faire naître des animaux domestiques en vue de servir de moyens à des fins humaines[31].
La théorie de la similitude des esprits n’énonce au fond rien de bien nouveau. C'est elle qui inspire depuis longtemps déjà les diverses tentatives visant à corréler les caractéristiques cognitives à la personnalité morale; c'est elle encore qui a fourni les principaux arguments permettant de justifier l'exclusion des êtres non humains hors de la communauté morale. Nous nous berçons de l'illusion d'avoir su rompre avec cette façon de voir les choses, et croyons nous être hissés à des vues plus généreuses du jour où nous avons accepté le principe selon lequel la capacité à souffrir est la seule caractéristique exigible pour l'obtention d'une considération morale et juridique. Mais la même théorie a tôt fait de réapparaître dans le discours de ceux qui ont fait valoir que les êtres non humains, à la différence des êtres humains, n'ont pas d'intérêt dans la poursuite de leur propre existence. La persistance de cette idée explique pour quelle raison nous n'avons pas su abroger les dispositions législatives faisant des animaux la propriété des êtres humains, et pour quelle raison nous nous sommes montrés incapables d’appliquer le principe de considération égale des intérêts dans des contextes juridiques et moraux. Nous avons beau déclarer à qui veut l'entendre que nous prenons au sérieux les intérêts des animaux, nous continuons en fait à les traiter comme rien de plus que des choses.
Il ne s’agit certes pas de nier l'intérêt scientifique de l'enquête visant à déterminer si les êtres non humains ont des esprits semblables ou identiques au nôtre, mais il importe de comprendre qu'un tel programme de recherche est tout simplement sans pertinence d'un point de vue moral. Il n'y a qu'une seule manière de prendre vraiment au sérieux les intérêts des êtres non humains – et c'est de reconnaître que la sensibilité est le seul critère pertinent de considération morale[32].
Pareille affirmation exige de notre part que nous allions plus loin que Bentham, et que nous cessions d'attribuer aux êtres non humains le statut de propriété dans la mesure où ce geste d'appropriation prolonge d'une certaine manière la théorie de la similitude des esprits, et conduit pratiquement à ne jamais prendre au sérieux les intérêts des animaux, sans même parler d’accorder une égale considération à leurs intérêts. Le mieux est encore d’oublier la théorie de la similitude des esprits. Cette dernière n'est rien d'autre qu'un encouragement à envisager la relation entre les êtres humains et les êtres non humains de manière confuse, et qu'un prétexte servant à pérenniser l'oppression spéciste dont sont victimes les êtres non humains. Les défenseurs des animaux doivent concentrer leurs efforts sur la promotion du véganisme et l'abrogation par étapes progressives des dispositions législatives faisant des êtres non humains la propriété des êtres humains[33].
* Gary L. Francione, « Taking Sentience Seriously », Journal for Animal Law and Ethics, n° I, 2006, p.1-20, repris dans G.L. Francione, Animals as Persons : Essays on the Abolition of Animal Exploitation, New York, Columbia UP, 2008, p. 129-147. La présente traduction a été établie par Hicham-Stéphane Afeissa avec l'aimable autorisation de l'auteur.
[1] Je tiens à remercier Anna E. Charlton, Taimie Bryant, Darian Ibrahim, Rupert Read et Gary Steiner pour leurs commentaires éclairants. J'ai bénéficié de l' assistance de Suzanna Polhamus et de l' aide financière du Dean' s Research Fund de l'University School of Law-Newark de Rutgers (New Jersey).
[2] P. Cavalieri et P. Singer (eds.), The Great Ape Project: Equality Beyond Humanity, London, Fourth Estate Publishing, 1993 [trad. fr. M. Rozenbaum, Le projet Grands Singes. L'égalité au-delà de l'humanité, Nantes, One Voice, 2003].
[3] Voir http://www.greatapeproject.org
[4] Voir par exemple M.D. Hauser, The Evolution of Communication, Cambridge, MIT Press, 1996; M.D. Hauser, Wild Minds : What Animals Really Think, London, Penguin Books, 2001; W.A. Hillix et D. Rumbaugh, Animal Bodies, Human Minds : Ape, Dolphin, and Parrot Language Skills , Dordrecht, Kluwer Academic Press-Plenum Publishers, 2004; M. Bekoff et D. Jamieson (eds.), Readings in Animal Cognition, Cambridge, MIT Press, 1996; S. SavageRumbaugh et R. Lewin, Kanzi. The Ape at the Brink of the Human Mind, New York, John Wiley & Sons, 1994; S.M. Wise, Drawing the Line : Science and the Case for Animal Rights, Cambridge, Perseus Books, 2002; S. M. Wise, Rattling the Cage : Toward Legal Rights for Animals, Cambridge, Perseus Books, 2000.
[5] G.L. Francione, « Our Hypocrisy », New Scientist, 4-10 juin, 2005, p. 51-52.
[6] Voir G.L. Francione, « Personhood, Property and Legal Competence », dans The Great Ape Project : Equality Beyond Humanity, op. cit. , p. 248.
[7] Ibid., p. 253.
[8] G.L. Francione, Introduction to Animal Rights : Your Child or the Dog ?, Philadelphia, Temple UP, 2000, p. 116-127. Voir aussi, G.L. Francione, « Animals – Property or Persons? », dans C.R. Sunstein et M.C. Nussbaum (eds.), Animal Rights : Current Debates and New Directions, Oxford, Oxford UP, 2004, p. 108 [repris dans G.L. Francione, Animals as Persons : Essays on the Abolition of Animal Exploitation, op. cit., p. 25-66].
[9] Il y a eu, bien entendu, des exceptions. On trouvera une excellente discussion du traitement qui a été réservé aux êtres non humains durant l'histoire de la philosophie occidentale dans G. Steiner, Anthropocentrism and Its Discontents : The Moral Status of Animals in the History of Western Philosophy, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2005.
[10] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 1-3, p. 103- 106, p. 111-113. En un sens, Descartes devrait être considéré séparément car il a défendu l'idée selon laquelle les animaux n'étaient pas doués de sensibilité, tandis que d'autres penseurs ont reconnu que les animaux étaient doués de sensibilité et étaient susceptibles d'avoir des intérêts, mais que nous pouvons ignorer ces intérêts dans la mesure où fait défaut aux animaux toute autre caractéristique cognitive. Si les animaux ne sont pas doués de sensibilité, alors ils ne peuvent pas posséder des intérêts, et il n'y a aucun sens à considérer que nous avons des obligations à leur endroit. Voir dans Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 2-3, p. 104. Voir aussi ci-dessous, note 47 [note 1, p. 219-220] (où il est question de la sensibilité comme d'une condition nécessaire et suffisante pour la possession d'intérêts). Non contents de leur dénier la possession d'un esprit (mind) semblable au nôtre, certains philosophes ont également soutenu que les animaux étaient dépourvus d'âme (soul) et étaient spirituellement inférieurs aux êtres humains. Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 106-111.
[11] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 3.
[12] J. Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1781), J.H. Bums et H.L.A. Hart (eds.), London, Athlone Press, 1970, chap. xvii, § 4, p. 282-283 [le lecteur français trouvera une traduction d'un large fragment de ce texte dans l'anthologie dirigée par L. Ferry et Cl. Germé, Des animaux et des hommes, Paris, Livre de poche, 1994, p. 388-389. Voir la traduction complète de ce livre, Introduction aux principes de morale et de législation, Paris, Vrin, 2010].
[13] Ibid., p. 282. Voir ci-dessous la note 44 [note 1, p. 217] (où il est question des vues de John Stuart Mill sur la question de la différence entre les êtres humains et les autres animaux). La position du théoricien des droits des animaux Tom Regan s'approche de celle de Bentham lorsqu'il admet que la mort constitue un dommage plus grand pour les êtres humains qu'elle ne l'est pour les êtres non humains, en sorte que, selon lui, si d'aventure nous étions confrontés à un dilemme nous obligeant à choisir entre sauver quatre êtres humains et sauver un million de chiens, nous devrions choisir de sauver les êtres humains en raison de cette différence qualitative. Voir T. Regan, The Case for Animal Rights, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 324-325. On trouvera une discussion de la position de Regan dans G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 215, n. 61.
[14] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 31-49 (où il est question la nécessité supposée de l'utilisation des animaux dans la recherche biomédicale et autres contextes qui lui sont liés).
[15] Ce qui ne veut pas dire que je tienne pour moralement justifiable l'usage des êtres non humains à des fins expérimentales. En fait, je crois le contraire. Voir ibid., p. 156-157. Voir aussi G.L. Francione, « The Use of Nonhuman Animals in Biomedical Research : Necessity and Justification », J. L. Med. & Ethics, n° 35, 2006 (où il est expliqué que l'usage des animaux dans des expériences ne peut être justifié moralement, même si, dans certaines situations, l'on peut justifier comme étant nécessaire l'usage qui en est fait). Je tiens en revanche l'usage des animaux à des fins de consommation alimentaire, de divertissement et de sport cynégétique (usages responsables à eux seuls dans une très large mesure de la souffrance et de la mort infligées aux êtres non humains) pour éminemment trivial.
[16] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit. , p. 50-80 (où il est question du statut de propriété des êtres non humains).
[17] Voir G.L. Francione, Animals, Property, and the Law, Philadelphia, Temple UP, 1995 (où il est question de l'échec des lois portant sur le bien-être animal à garantir une protection efficace aux animaux en raison de leur statut de propriété, et de l'impossibilité à mettre en balance en quelque sens que ce soit les intérêts de la propriété avec ceux du propriétaire).
[18] Voir G.L. Francione, Animals, Property, and the Law, op. cit., p. 14 (où il est dit que le statut des animaux considérés comme propriétés des êtres humains complique la tâche de ceux qui veulent leur assurer un meilleur traitement, mais ne la rend pas non plus impossible). Dans la décennie qui a suivi la publication de Animals, Property and the Law, je n'ai eu à constater aucune amélioration importante en matière de normes du bien-être animal, du moins aux États-Unis, alors même que, dans l'intervalle, a émergé un mouvement en faveur du bien-être des animaux des plus actifs et très bien financé. Voir G.L. Francione, « Reflections on Animals, Property, and the Law and Rain Without Thunder », article disponible à l'adresse suivante : http : illaw.duke.edu/joumals/lcp [repris dans G.L. Francione, Animals as Persons : Essays on the Abolition of Animal Exploitation, op. cit., p. 67-128].
[19] G.L. Francione, Rain Without Thunder: The Ideology of the Animal Rights Movement, Philadelphia, Temple UP, 1996.
[20] On trouvera une discussion plus développée de ce point point dans G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 117-119.
[21] Il se peut, bien sûr, que l'on dise que le perroquet (ou, en fait, n'importe quel être non humain) n'est pas capable d'effectuer une généralisation abstraite, mais est au mieux capable de former des associations complexes. Voir G. Steiner, Anthropocentrism and its Discontent, op. cit., p. 30-31. Mais il semble bien que la capacité cognitive à effectuer une discrimination entre les différents termes d'une série – que présuppose la formation d' associations complexes – implique un certain niveau de pensée abstraite.
[22] Les idées évoquées ici sont développées dans G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 111-127.
[23] D.R. Griffin, ibid.
[24] Voir P. Singer, Animal Liberation, New York, New York Review, 2e éd.1990, p. 18-21, p. 228-230 [trad. fr. L. Rousselle et D. Olivier, La libération animale, Paris, Grasset, 1993, p. 37-38, p. 343-344]; G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 135-146 (où il est question de la position de Singer). L'idée selon laquelle les animaux n'ont pas d’intérêt dans la poursuite de leur propre existence, et donc que l'usage des animaux n'est pas en soi problématique, est avancée par d’autres théoriciens aussi bien. Voir G.L. Francione, « Equal Consideration and the Interest of Nonhuman Animals in Continued Exitence : A Reply to Professor Sunstein », University of ChicagoLegal Forum, 2006, p. 231-252 (où sont discutées les idées de C.R. Sunstein, lesquelles se situent elles-mêmes dans le prolongement de celles de Bentham et de Singer) [repris dans G.L. Francione, Animals as Persons : Essays on the Abolition of Animal Exploitation, op. cit., p. 148-169]. Voir aussi M.C. Nussbaum, « Beyond "Compassion and Humanity" : Justice for Nonhumans Animals », dans C.R. Sunstein et M.C. Nussbaum (eds.), Animal Rights : Current Debates and New Directions, op. cit., p. 299, p. 314-215 (qui reprend à son compte l’idée utilitariste selon laquelle c'est le traitement des animaux et non pas leur usage qui soulève le problème moral prioritaire dans le cadre d'une pratique où les animaux sont tués pour répondre à une demande de consommation alimentaire) [trad. fr. FUS. Afeissa dans ce volume, p. 223-268].
[25] Voir ci-dessus le texte référencé dans les notes 29-32 [note 1, p.209 et notes 1-3, p. 210].
[26] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 137-138. Ajoutons qu'il est en fait pratiquement impossible d'expliquer une grande partie du comportement animal sans supposer qu'ils ont le sens de ce que peut réserver l’avenir. Voir ibid., p. 139-140.
[27] Voir par exemple P roject R&R : Release and Restitution for Chimpanzees in U.S. Laboratories, disponible à l'adresse suivante www.releasechimps.org (où l'on pouvait lire, avant que cette phrase ne soit retirée du site Internet, qu'« aucune autre espèce n'occupe la position unique des chimpanzés – une espèce qui a tant de choses pour elle qu'elle semble en être "humaine" »). Le Projet R&R est une campagne lancée par la société d’anti-vivisection de Nouvelle Angleterre.
[28] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 90-96.
[29] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 130-50 (où il est question des idées de Bentham sur l'esclavage et de leur application aux êtres non humains). De la même manière, Singer avance l'idée selon laquelle nous ne devrions pas traiter les êtres humains normaux d'âge adulte comme des objets interchangeables. Voir ibid., p. 141. Bentham et Singer, en tant qu'utilitaristes, s'abstiennent de parler de droits moraux, mais il est remarquable que l'un et l'autre se comportent à la façon d'utilitaristes de la règle (par opposition aux utilitaristes de l'acte) dès lors qu’il est question de traiter les êtres humains à la façon de ressources mises exclusivement à la disposition des autres.
[30] Voir G.L. Francione, Introduction to Animal Rights, op. cit., p. 143. En fait, il se peut que de telles comparaisons soient impossibles. Par exemple, John Stuart Mill, également d'obédience utilitariste, a défendu l’idée selon laquelle les plaisirs que procure l'intellect humain ont une valeur bien plus grande que les sensations auxquelles sont sujets les êtres non humains. Selon Mill, « il vaut mieux être un homme insatisfait qu'un porc satisfait ». J. Stuart Mill, Utilitarianism, dans The Basic Writings of John Stuart Mill: On Liberty, The Subjection of Women, and Utilitarianism, New York, The Modem Library, 2002, p. 233, p.242 [L'utilitarisme, trad. fr. G. Tanesse, Paris, Champs-Flammarion, 1988, p. 54].
[31] L'idée selon laquelle la domestication ne peut pas être justifiée est développée dans G.L. Francione, Introduction to Animal Rights , op. cit., p. 153-154.
[32] Taimie Bryant repousse elle aussi la théorie de la similitude des esprits, et déclare ne pas croire que l'existence de telle ou telle caractéristique commune constitue une condition nécessaire de la considération morale ou juridique. Voir T. Bryant, « Similarity or Difference as a Basis for Justice : Must Animals Be Like Humans to Be Legally Protected from Humans? », Law & Contemporary Problems, 2006, n° 70. Il existe toutefois entre nos deux approches des différences importantes. Taimie Bryant ne se contente pas de nier, comme je le fais, que des caractéristiques cognitives situées au-delà du seul plan de la sensibilité soient requises pour l'obtention de la considération morale, elle considère comme étant au moins aussi problématique l'idée que je défends selon laquelle il conviendrait de lier la considération morale à la seule sensibilité. Selon elle, une théorie fondée sur la sensibilité ne peut suffire à assurer la protection des êtres non humains, parce que les évaluations de la sensibilité sont aussi sujettes à être manipulées, en sorte que la sensibilité dont sont doués les êtres non humains finira toujours par apparaître comme étant d'une nature qualitativement différente de celle des êtres humains. Cette soi-disant différence servira alors à exclure les animaux de la communauté morale tout aussi efficacement que l'ont fait les différences qualitatives hypothétiques d'ordre cognitif. Bien qu'on ne puisse nier qu'une telle manipulation soit toujours possible, la théorie que je défends en est protégée dans la mesure où j'ai expressément déclaré qu'il suffit qu'un être soit doué de sensibilité pour se voir reconnaître des intérêts, et qu'il suffit que ces intérêts soit moralement significatifs pour conférer à cet être un droit à ne pas être traité exclusivement comme une ressource offerte à l'usage que peuvent en avoir les êtres humains. Aux yeux de Bryant, la sensibilité n’est pas nécessaire parce que nous pouvons créer un système d'obligations qui ne dépend pas de la question de savoir si les entités à l'endroit desquelles nous nous reconnaissons des obligations sont ou non douées de sensibilité. Elle considère que les obligations qui nous incombent concernent non seulement les êtres sensibles, mais encore les entités qui ne sont pas douées de sensibilité – et c'est sur ce dernier point que j'entre en désaccord avec elle. Selon moi, nous ne pouvons pas avoir d'obligation à l'endroit d'un être qui n'a pas d'intérêt. Or une entité qui n’est pas douée de sensibilité ne peut pas avoir d'intérêt.
[33] On trouvera une discussion du changement que nous appelons de nos voeux, tant au plan individuel qu'au plan social, dans G.L. Francione, Rain Without Thunder, op. cit., p. 147-219. Je développe dans ces pages l'idée selon laquelle un défenseur des animaux qui reprendrait à son compte la cause abolitionniste ou le combat pour la reconnaissance des droits des animaux se doit d’adopter un mode de vie conforme au véganisme. Au plan social, j'ai fait campagne en faveur d'une éducation abolitionniste et organisé des boycotts de consommateurs. Pour autant que les défenseurs des animaux admettent que les modifications apportées à un ensemble de dispositions législatives font partie intégrante du changement social, ils devraient s'attacher à faire promulguer des textes limitant progressivement les droits de propriété sur des êtres non humains.