Florence Burgat,

À quoi la question « qui sont les animaux ? » engage-t-elle ?,

in Jean Birnbaum (dir.), Qui sont les animaux ?, Gallimard, 2010, p. 138-150.

 

À quoi la question « qui sont les animaux ? » engage-t-elle ?

Depuis quelque temps, la « question animale » est posée. Les savoirs académiques se sont eux aussi emparés de la question. Quelle est en effet aujourd’hui l’université qui n’a pas organisé son colloque sur « l’homme et l’animal », la revue qui n’a pas commis son numéro sur ce thème ? C’est une bonne chose. Des controverses jusqu’alors ignorées se sont dessinées, de profondes oppositions et de véritables différends se sont affirmés. Les animaux sont bel et bien entrés sur la scène académique, politique, médiatique et publique. Mais en quels termes ?

Invisibilité

Ce n’est pas une distance, fût-elle immense, mais une véritable rupture, qui sépare la question : « Que sont les animaux ? » de cette autre : « Qui sont les animaux ? » Et cette rupture nous engage loin, puisqu’elle constitue en elle-même, à cause de sa formulation inouïe, la remise en chantier des fondements sur lesquels nous sommes tranquillement et confortablement installés, et dont la division bipartite du droit se fait peut-être le plus clairement l’écho : il y a les choses, d’un côté, les personnes, de l’autre. C’est du côté des choses appropriables que les animaux sont rangés.

La question — neuve, il faut y insister —, qui nous est adressée introduit deux idées qui bouleversent ce schéma, dont nous héritons et à l’intérieur duquel, qu’on le veuille ou non, nous pensons et agissons. Premièrement, les animaux sont là, au pluriel, dans leur diversité, et la chose est remarquable, car c’est le plus souvent de l’animal en général que l’on parle. Deuxièmement, en usant du « qui » et non du « que », une dimension de subjectivité s’affirme, les animaux sont évoqués dans une présence singulière, et qui nous fait face ; tandis que la question : « Que sont les animaux ? » les inclut, les absorbe dans des catégories disciplinaires et une conceptualité préétablies. « Qui sont les Animaux ? » nous invite à faire retour sur des individus, nombreux et si divers, et non sur quelque chose. Par le déplacement radical qu’elle opère, cette question nous alerte, nous arrête, nous interrompt, ou devrait nous interrompre, dans l’évidence de nos habitudes de consommations qui sont, pour nombre d’entre elles, des consommations animales, sous une forme invisible ou dont la visibilité est si banale et si intégrée à notre paysage perceptif que son existence n’apparaît pas. C’est en effet en tant que choses, biens, séries ou spécimens, c’est-à-dire éléments interchangeables d’une série, modèle expérimental, « viande sur pied », selon la désignation des professionnels du secteur boucher, que les animaux sont appréhendés et traités. Les animaux n’ont-ils donc ni vie, ni histoire de vie, ni attachement à cette vie pour être aussi massivement et aussi imperturbablement tués ?

Tout se passe comme si les chaînes qui conduisent à la mort des milliards d’entre eux existaient dans un monde parallèle, car nous n’en avons aucune connaissance ni conscience. Le lien entre la multitude des produits tirés de ces morts et les individus morts pour eux n’est jamais établi. La chose est comme n’étant pas, et ceci n’est pas seulement dû à l’invisibilité relative de la mise à mort, mais au fait que cette mort n’est pas thématisée comme crime et parfois même comme mort. Le témoignage absolument accablant de Jean-Luc Daub[1], qui enquêta durant une quinzaine d’années dans les abattoirs français, pour des associations de défense des animaux, donne à voir, pour la première fois de façon aussi précise, par un oeil qui décrit comme le ferait une caméra, le rouleau compresseur qui transforme, dans une répétition sans fin et une cadence infernale, des millions d’animaux en carcasses de viande.

Le principe de réalité impose de donner les chiffres de la mort animale, car on n’a jamais tué autant d’animaux qu’aujourd’hui par an, 58 milliards de mammifères et d’oiseaux sont tués dans le monde ; 1 milliard et 40 millions de bovins, ovins, caprins, équins et volailles en France pour la consommation carnée. Les poissons ne sont pas comptabilisés « par tête » : pour l’année 2007, 500 000 tonnes de poissons, crustacés et mollusques ont été pêchés et vendus en France. La chasse tue 40 millions d’animaux par an en France, chiffre qui comprend environ 10 millions d’animaux blessés et non retrouvés. 2 millions de vertébrés (les invertébrés ne sont pas comptabilisés) sont « sacrifiés » à l’expérimentation par an en France, tandis que 12 millions le sont dans l’Union européenne.

Comment s’est mis en place le dispositif conceptuel qui entérine le statut de chose pour les animaux ? En référence à ce que Jacques Derrida appelle la « structure sacrificielle », on s’interrogera sur cette «  place laissée libre pour une mise à mort non criminelle : avec ingestion, incorporation ou introjection du cadavre[2] », en quoi tient cette structure, dont les effets sont l’autorisation de tuer les animaux, de manière bientôt industrielle et institutionnalisée. Ces deux critères — l’industrialisation et l’institutionnalisation — caractérisent un tournant que Derrida fait remonter à environ deux siècles, marqué par une accélération de la « production », un accroissement du nombre d’animaux tués, une extension des finalités de cette exploitation et une emprise, notamment génétique, qui vise à adapter l’animal à la demande. Ce moment est sans précédent dans l’histoire des relations toujours violentes des hommes envers les animaux.

Dimension subjecivte

La question : « Que sont les animaux ? » renvoie à une rubrique du savoir, à un secteur de la connaissance, à une science sommée de répondre à une généralité par des généralités. Cette négation de la dimension subjective est attendue dans les sciences biologiques, qui s’intéressent aux mécanismes du vivant en général ou au fonctionnement de l’organisme, encore que certains travaux d’épistémologie notamment ceux du médecin et philosophe Georges Canguilhem[3] ou encore ceux du psychiatre et neurologue Kurt Goldstein[4] — insistent sur la relation individuelle de tel être vivant à son milieu, dans une perspective différente de celle de l’adaptation, pour inclure la marge d’indétermination propre au comportement animal. On s’étonne plus de trouver cette négation de la dimension subjective dans la psychologie, mais aussi dans la plus grande partie de l’éthologie, c’est-à-dire là où l’on était en droit de l’attendre. La méthode analytique héritée des sciences physiques s’appliqua aussi bien à la vie mentale : le béhaviorisme exporta ses vues jusque dans l’étude de ce dont elle niait l’existence. Cette inadéquation épistémologique entre une méthode (qui vaut pour les sciences de la nature où les chaînes causales sont seules à l’oeuvre) et son objet (l’animal et sa vie de relation) a été maintes fois analysée et critiquée par les épistémologues et les historiens des sciences[5]. Il faut ici rendre hommage aux courageux travaux de Jane Goodall. En posant clairement la question : « Qui sont les animaux ? », ils opéraient une rupture dans la trame d’une éthologie souvent morcelante, atomisante du comportement, qui n’est plus regardé comme une totalité, mais comme une juxtaposition d’aspects, de facettes explicatives comme l’adaptation, les indicateurs physiologiques, ou encore la cognition, c’est-à-dire le plus souvent la machine à « neurocalculer » : le cerveau... De manière plus large, la perspective dualiste, qui conduit à étudier le corps d’un côté, l’esprit de l’autre, laisse supposer que l’on peut restituer l’unité de l’individu par la conjonction des données collectées ici et là, sans souci de l’émergence qu’engendre l’union intime du psychique et du corporel. Aussi les actions du corps sont-elles regardées comme des modifications physiologiques et la vie mentale envisagée sous l’angle du seul fonctionnement cérébral. Si l’on détruit le comportement en le segmentant pour l’observer afin de se prononcer, au bout du compte, sur les besoins éthologiques des animaux, c’est finalement le comportement comme totalité dont on s’est débarrassé. On est alors en droit de s’interroger sur la validité des résultats ainsi obtenus. Les « sciences du comportement » ne portent guère leur regard sur cette part d’indétermination inhérente au comportement animal et sur le rapport à soi et à un environnement d’objets signifiants, et dont la signification excède largement la dimension seulement utilitaire ou adaptative. Un bref état des lieux de ces sciences montre combien est niée la dimension singulière, subjective des animaux, en particulier s’agissant de ceux à propos desquels cette prise en compte pourrait s’avérer bouleversante quant aux destinées que nous leur imposons. Il est en effet remarquable que les animaux de ferme ne fassent pas l’objet d’une approche subjectiviste qui en passe par la question « qui » : la tranquillité avec laquelle nous élevons, abattons et mangeons les animaux pourrait s’en trouver ébranlée.

Hésitations

Si l’on se demande quelle sorte de personnes sont les animaux, on se trouve immédiatement embarrassés par le concept inadéquat de personne. Jane Goodall a souvent raconté que le plus inacceptable aux yeux de ses pairs fut d’avoir suggéré que « les chimpanzés avaient des “personnalités”[6] ». Pourtant, le concept éthico-juridique de personne diffère profondément du concept psychologique de personnalité, qui suggère un style individuel ; il ne s’agissait pas pour l’éthologue d’assimiler les chimpanzés à des personnes kantiennes, d’autant que Kant n’accorde pas ce statut à l’ensemble des êtres humains, comme on le sait[7]. La difficulté est moins flagrante avec le concept de sujet, qui n’est pas circonscrit de manière aussi étroite que celui de personne et dont la définition constitue en elle-même un champ de bataille. Mais surtout, le courant de l’éthologie phénoménologique, ouvert par le biologiste allemand Jakob von Uexküll, prolongé et approfondi conceptuellement par le savant hollandais Frederik Buytendijk, a affirmé et étayé l’idée que l’animal est un sujet. Maurice Merleau-Ponty, pour faire pièce au « simplement vivant », montre en quoi l’animal est bien « une autre existence[8] ».

De l’autre côté, si l’on demande quelle sorte de choses sont les animaux, on a le sentiment de poser une question contre-intuitive. Si les animaux entrent mal dans la catégorie des personnes, découpée à la mesure de l’homme adulte rationnel et autonome, ils n’entrent pas non plus dans l’immense catégorie des choses, du moins pour le sens commun. Pourtant, c’est bien la catégorie choisie par le droit, et la référence au droit est loin d’être annexe puisqu’il reflète l’état des moeurs. Au « qui », précisément, les animaux n’ont jamais eu droit. La division du droit entre les personnes et les biens est particulièrement éloquente pour notre propos. Le droit n’a pas ménagé de place spécifique aux animaux, pour les classer, comme si la chose allait de soi, du côté des biens. S’exerce donc sur eux le droit des biens. Pour prendre une telle décision, le législateur a pu s’autoriser de bien des éléments relevant à la fois de pratiques immémoriales d’utilisation des animaux, de traditions de pensée, d’habitudes diverses qu’il a entérinées, et donc plus ou moins légitimées en les légalisant. L’encadrement croissant, sous la pression du droit européen, de l’exploitation des animaux, notamment au cours de l’élevage, du transport, de l’abattage, de l’expérimentation, réaffirme certes ce statut de bien, mais en reconnaît en même temps le caractère ambigu : cette propriété vivante et sensible résiste à la saisie. « Nous devons porter une attention particulière aux voies uniques par lesquelles les animaux eux-mêmes résistent à l’assujettissement et à la domination, même si leurs efforts ne sont pas couronnés d’un franc succès[9] », écrit le philosophe américain Matthew Calarco. Il faut entendre par ce qu’il appelle les « figures de la résistance animale » : l’éléphant qui s’échappe d’un cirque, le cochon qui s’enfuit de l’abattoir pour errer dans les rues jusqu’à ce que la police le tue, les baleines qui se protègent mutuellement des harpons, le chimpanzé qui s’attaque à l’expérimentateur, l’animal sauvage qui refuse de se laisser attraper.

Apostrophe

« Qui sont les animaux ? » est en revanche adressé à quelqu’un, à un sujet qui se trouve ainsi apostrophé à propos d’autres sujets. Cette question nous invite donc d’emblée à interroger une tradition où l’animal n’a jamais été un sujet. La notion d’objet est suffisamment claire pour qu’on ne s’y arrête pas longuement. Pris dans son opposition au sujet, l’objet est une chose saisissable sans autre forme de procès, disponible, plutôt inerte, qui ne s’oppose pas à sa prise, du moins pas par un de ces mouvements qui expriment un attachement immédiat à sa propre vie (loin de tout projet réflexif sur ce qu’on va faire de sa vie, on parle ici du fait de vivre). Le sujet est une notion plus complexe parce que lestée de définitions visant chaque fois à en renouveler la problématique. Par exemple, le sujet tel que pensé par Emmanuel Levinas veut rompre de manière radicale avec les approches essentiellement réflexives d’un sujet qui se regarde lui-même en train de faire ou de penser, au profit d’un humanisme de la responsabilité infinie pour autrui. Mais ce nouveau sujet obsédé par autrui l’est par un autrui qui n’est jamais que l’autre homme. Si le sujet est une notion feuilletée et plurielle, un trait commun traverse cependant toutes ses définitions : le sujet, c’est l’homme, rien que l’homme, entendons : pas l’animal. Une visée d’exclusion des animaux de la sphère de la responsabilité, du droit, de la liberté, de la réponse, de la constitution d’un monde, etc., sous-tend la définition de la subjectivité. On en vient à se demander si ce n’est pas de cette notion de sujet qu’il faudrait se débarrasser, si elle constitue par excellence et de manière consubstantielle un dispositif d’exclusion des animaux de tout ce qui confère valeur et dignité.

La question : « Qui sont les animaux ? » met en suspens, dans sa formulation même, le socle ininterrogé d’une tradition philosophique qui nous permet « tranquillement[10] », « imperturbablement », «  comme si de rien n’était[11] » » d’user et d’abuser des animaux. Ces termes évoquent la dimension d’inexistence, à force d’être déniée, d’une réalité qui est comme n’étant pas. Et Jacques Derrida rattache fondamentalement cette tranquillité au fait que l’animal n’a jamais été regardé comme un « qui ». « L’autorisation, la justification de la mise à mort, la mise à mort comme dénégation du meurtre », écrit-il, sont à relier à « l’institution violente du “qui” comme sujet »[12]. L’institution violente du « qui » comme sujet désigne le moment où la qualification philosophique de l’homme comme centre et mesure, monopole de la valeur, s’établit plus solidement, s’inscrit durablement dans la théorie et dans la pratique, en s’incarnant notamment dans le droit positif et dans les pratiques qu’il codifie. Ainsi cette notion s’institutionnalise-t-elle, et cette institution est violente parce qu’elle autorise, permet et justifie par avance tous les traitements concernant ceux qui ne sont pas déclarés « sujets ».

J’en viens à l’autre élément qui doit retenir notre attention : le pluriel. « Qui sont les animaux ? » Il y a un lien très fort entre le refus de faire entrer les animaux dans la sphère de la subjectivité et la désignation de leur immense diversité par un singulier, l’animal. Cette pluralité fait éclater l’idée d’une rupture une et indivisible entre « l’Homme et l’Animal » : « [...] jamais on n’aura le droit, écrit Derrida, de tenir les animaux pour les espèces d’un genre qu’on nommerait l’Animal, l’animal en général[13]. » Ce mot, l’animal, est « une appellation que des hommes [...] se sont donné le droit et l’autorité de donner à l’autre vivant[14] ». Ce mot a une fonction : celle de « parquer un grand nombre de vivants sous ce concept : l’Animal, disent-ils[15] ». Cette généralité, cette homogénéisation d’une infinie diversité, ce nivellement sont encore qualifiés de « méconnaissance intéressée ». Aussi la question de la responsabilité de l’homme à l’égard du vivant animal est-elle posée de telle sorte que, dans les traditions métaphysique et théologique occidentales en tout cas, la réponse est toujours non.

Requalifications

Qui sont les animaux ? Nous voici engagés à les requalifier ontologiquement, dans leur être propre : ont-ils un monde propre, c’est-à-dire des objets qui font sens pour eux et qu’ils constituent tels au gré de leurs expériences ? Y a-t-il des choses qui comptent pour eux, en dehors de tout «  projet de vie » ? Les différences qui séparent les espèces animales les unes des autres, et qui séparent les animaux des êtres humains ne sont-elles à envisager que sur le mode de la privation : privation de langage, de raison, de conscience, d’âme, de culture, d’histoire ? Les animaux ne peuvent-ils être regardés autrement que comme des êtres déficients au regard d’une norme constamment humanocentrée ? Mais une autre impasse consisterait à élever les animaux à un rang « presque » humain en les évaluant, fût-ce « à la hausse  », à l’aune de leurs « performances comparées à celles d’un humain adulte en possession de tous ses moyens. Ainsi fait-on parler des singes, ainsi leur fait-on manipuler des symboles sur des ordinateurs, solidement rivés à un fauteuil... Ne reconduit-on pas alors le travers que l’on pensait mettre à mal ? Car les animaux demeurent dans ce cadre évaluatif des esquisses, des brouillons de l’homme, donc toujours finalement des êtres par défaut, auxquels il manque l’essentiel.

Cette impasse est apparue à certains auteurs du Projet Grands Singes. Ce volume collectif paru en 1993, dirigé par la philosophe italienne Paola Cavalieri et son collègue australien Peter Singer[16], se propose d’étendre aux grands singes trois droits fondamentaux : le droit à la vie, la protection de la liberté individuelle et la prohibition de la torture. Afin d’inclure les grands singes dans la communauté morale, quête doit être faite des critères qui s’avèrent moralement discriminants. Certains auteurs fondent leur argumentation sur la présence chez les grands singes d’attributs (intelligence, vie sociale et émotionnelle riche) considérés par la tradition philosophique humaniste occidentale comme étant de nature à fonder ces droits. On s’interroge immédiatement : la recherche de critères qui rapprochent tels animaux de l’homme n’est-elle pas une forme subtile d’anthropocentrisme ? Ce serait la proximité des grands singes avec l’humain qui leur conférerait une valeur morale à laquelle le reste du genre animal ne pourrait prétendre. Certes, les coordonnateurs de ce travail sont conscients des problèmes posés par cette restriction, et voient dans le choix des grands singes un choix plus stratégique que véritablement satisfaisant sur le plan philosophique. L’abandon de l’exploitation de ces animaux, du fait de son peu d’incidence sur les habitudes de vie humaines, est aisément envisageable, tandis que l’abandon de l’exploitation des autres mammifères conduirait à l’interdiction de la majeure partie de l’élevage pour la boucherie, de la chasse de loisir, de l’expérimentation, du commerce de la fourrure, notamment.

Certains auteurs font cependant valoir que le choix d’attributs en fonction de leur présence chez l’homme présente le grave défaut de fermer la porte aux animaux chez lesquels ces performances cognitives vont en s’estompant pour laisser place à tout autre chose. Car envisagées sous cet angle, ces « performances  » (les animaux doivent en effet montrer leur capacité à résoudre des problèmes humains[17]) sont des traces : empreintes, marques qui renvoient à quelque chose de plus haut qu’elles et à l’aune de quoi elles sont évaluées. Le philosophe américain Tom Regan parle d’un « bien mal acquis ». On peut donc, comme plusieurs auteurs de ce livre, dont Tom Regan, s’engager en faveur de la « Déclaration sur les grands singes » et exposer de sérieuses réticences à l’égard d’une argumentation dont on peut se demander si elle n’en vient pas, au bout du compte, à renforcer le statut animal de brouillon, esquisse, être par défaut, ébauche de l’humain au lieu de le mettre à mal. Les différences spécifiques ne devraient-elles pas être envisagées comme des traits qui créent chaque fois un type de rapport aux choses et aux êtres ?

La thèse derridienne déconstructrice de la « structure sacrificielle » conduit immanquablement à la requalification éthique, de même qu’à la requalification juridique des animaux. On ne peut en effet les envisager comme des singularités dont l’être est requalifié tout en les laissant du côté des biens appropriables. Jacques Derrida écrit encore : « Cette violence industrielle, scientifique, technique ne saurait être encore trop longtemps supportée, en fait ou en droit. Elle se trouvera de plus en plus discréditée. Les rapports entre les hommes et les animaux devront changer[18]. » Il ajoute que cette nécessité s’accompagnera d’un bouleversement complet de nos façons de penser l’éthique et l’ontologie, c’est-à-dire les devoirs, les droits, la valeur et le sens des êtres vivants. L’excès inouï de l’exploitation des animaux conduira peut-être à une question en retour qui posera en d’autres termes les assises d’un autre type de relations. Il faudrait pour cela que s’inventât une autre anthropologie. Comment changer de regard ? Comment entendre des voix autres ? Comment donner une place à ceux qui n’en ont jamais eu aussi peu ? Pour nous engager sur cette voie, ne nous faut-il pas d’abord nous défaire de cette arrogance tranquille avec laquelle nous faisons couler le sang des bêtes ?

 

 


 

[1] Jean-Luc Daub, Ces bêtes qu’on abat. Journal d’un enquêteur dans les abattoirs français (1993-2008), préfacé par Élisabeth de Fontenay, L’Harmattan, 2009.

[2] « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », Confrontations, cahier 20, hiver 1989, Aubier, p. 107.

[3] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, 1965 (rééd.).

[4] Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine [1934], traduit de l’allemand par le Dr. E. Burckhardt et Jean Kuntz, préface de Pierre Fédida, Gallimard, coll. « Tel », 1983.

[5] Voir Penser le comportement animal. Contribution à une critique du réductionnisme, sous la direction de Florence Burgat, co-édition MSH/Quœ, 2010.

[6] Jane Goodall, « Les chimpanzés et nous — Combler le fossé », dans Le Projet Grands Singes, traduit de l’anglais par Marc Rozenbaum, OneVoice, 2003, p. 18.

[7] Plutôt qu’aux occurrences kantiennes, je renvoie au chapitre qu’Élisabeth de Fontenay consacre aux limites de l’humanisme kantien dans Le Silence des bêtes, Fayard, 1998, pp. 517-526. « Une fois de plus, un athlète du propre de l’homme, sûr de son fait quand il expulse les animaux du domaine des devoirs, tombe sur l’imbécillité ou la folie et ne s’aperçoit pas que, si elle excepte de l’humanité ceux qui ne répondent pas au critère de la rationalité, la définition de l’homme manque à l’universalité qu’elle a prise pour règle » (p. 519).

[8] Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement [1942], PUF, 1977, p. 136.

[9] Matthew Calarco, Zoographies. The Question of the Animal from Heidegger to Derrida, New York, Columbia University Press, 2008, p. 76.

[10] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006, p. 77.

[11] Jacques Derrida, «  L’animal que donc je suis », dans L’Animal autobiographique, Galilée, 1999, p. 274. Ce sont les termes par lesquels Jacques Derrida qualifie notre disposition à exploiter les animaux.

[12] « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », op. cit., p. 110.

[13] Jacques Derrida, «  L’animal que donc je suis », op. cit., p. 282.

[14] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 43.

[15] Ibid., p. 54, et Jacques Derrida, « L’animal que donc je suis », op. cit., p. 282.

[16] Traduit en français par Marc Rozenbaum, OneVoice, 2003.

[17] Georges Canguilhem souligne, de manière générale, le caractère absurde de cette démarche : «  Quelle lumière sommes-nous donc assurés de contempler pour déclarer aveugles tous autres yeux que ceux de l’homme ? [...] Sans doute l’animal ne sait-il pas résoudre tous les problèmes que nous lui posons, mais c’est parce que ce sont les nôtres et pas les siens. » La Connaissance de la vie [1965] Vrin, 1998, p. 10.

[18] Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain..., Fayard/Galilée, 2001, p. 108.