Florence Burgat,

"Animalité",

Encyclopaedia Universalis, 2004.

Animalité

La réflexion sur l'animalité se distingue radicalement d'une approche zoologique comme d'une approche ethnologique qui présenterait les modes de relations aux animaux propres aux diverses sociétés humaines. C'est vers le discours philosophique qu'il convient de se tourner pour appréhender ce concept supposé dire l'essence de l'animal. Dans la tradition occidentale, le concept d'animalité remplit, de par sa structure et son contenu, une fonction importante dans la définition de l'humain lui-même. En effet, le concept d'animalité ne vise pas tant à caractériser l'essence des êtres vivants sensibles autres que l'homme qu'à construire le contre-modèle de ce dernier, son négatif ontologique. Aussi l'animalité est-elle définie en creux, par un ensemble de manques : manque de raison (Descartes), manque de liberté (Kant), pour ne citer que les principaux aspects de la démarcation. Par ailleurs, cette construction permet aux sciences humaines de délimiter leur objet et de l'inscrire dans les cadres préexistants et distinctifs de la culture, du langage, du symbolique. L'animalité demeure captive de son opposition à l'humanité, comme le soulignent Max Horkheimer et Theodor Adorno : « Dans l'histoire européenne, l'idée de l'homme s'exprime dans la manière dont on le distingue de l'animal. Le manque de raison de l'animal sert à démontrer la dignité de l'homme. Cette opposition a été prêchée avec tant de constance et d'unanimité [...] qu'elle fait partie du fond inaliénable de l'anthropologie occidentale comme peu d'autres idées. Même de nos jours, elle est encore reconnue » (La Dialectique de la raison, 1944). L'animalité n'est ainsi rien d'autre que le concept qui dit la différence ; il est la démarcation même de l'humain, sa limite.

Il existe cependant une voie critique qui, à l'assimilation de la possession de la raison au fondement des droits, oppose la capacité à ressentir le plaisir et la souffrance. La compassion envers tout être sensible prend alors le pas sur les performances cognitives. Schopenhauer, qui confère à la pitié le rôle de fondement de la morale, en appelle aux religions de l'Inde pour faire valoir un modèle inverse de celui prôné par celles qui voient dans le monde animal un fonds mis à la disposition de l'homme. En effet, du fait de l'introduction dans les Upanisad de la notion d'ahimsa (non-violence), c'est d'une tout autre manière que les traditions indiennes (bouddhisme, hindouisme, jinisme) ont considéré l'animal. Si la différence entre l'humain et l'animal structure la pensée occidentale, avec la levée des interdits moraux qu'elle implique à l'égard de ce dernier, c'est, notamment, leur commune sensibilité à la souffrance qui, dans la pensée indienne, gouverne le devoir de non-violence étendu aux animaux.

1. Animalité : la part mauvaise de l'humain ?       

Dans la philosophie occidentale, du moins dans sa tradition dominante, l'animalité est définie comme une catégorie privée de tout ce dont l'homme est doté ou supposé être doté : une âme, une raison, une histoire, un langage, une conscience, un monde, etc. C'est comme différence, qualifiable de différence par défaut, que l'animalité est donc pensée. Le caractère a priori de cette conception est immédiatement sensible dans la mesure où le même schéma est appliqué à tous les attributs : aucun d'entre eux n'est posé sans son contraire ; rien de ce qui se dit positivement de l'humain qui ne s'affirme en même temps négativement de l'animal. Tout se passe comme si, pour qu'une qualité (la raison, l'intelligence, la culture, etc.) fût véritablement donnée à l'humain et qu'elle manifestât son efficacité, il fallait qu'elle fût conjointement niée chez l'animal. C'est de leur caractère exclusif que ces qualités tirent sens et valeur.

Que la différence soit originelle ou qu'elle soit le produit d'un « arrachement à la nature », selon l'expression couramment employée, elle est fondatrice de deux ordres hétérogènes. La controverse qui oppose Rousseau aux jurisconsultes modernes est à cet égard exemplaire. La négation d'un état de nature conduit Samuel Pufendorf, Richard Cumberland et Jean-Jacques Burlamaqui à voir en l'homme un être d'emblée social, doué de raison et de langage. Pour Rousseau, il y a une erreur à la fois logique et chronologique à penser l'homme naturel sur le modèle de l'homme actuel. Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), la fiction d'un état de nature permet à Rousseau de dépouiller l'homme de toutes les qualités et de tous les acquis dont sa longue histoire sociale l'a pourvu, pour ne voir en lui, à l'origine, qu'un animal. Ce qui distingue l'homme naturel des autres animaux restera en sommeil tant que la nécessité de quitter cet état ne se fera pas sentir ; il devra alors recourir à des ressorts cachés, manquant aux animaux, qui lui permettront de s'adapter à des conditions de vie nouvelles. Selon Rousseau, ce n'est pas en effet l'entendement qui fait la différence entre l'homme et les animaux, puisque ces derniers ont des idées et les agencent jusqu'à un certain point, mais la liberté, qui se manifeste dans la perfectibilité, cette capacité à progresser. L'animal, lui, n'évolue pas. Il est au bout de mille ans, affirme Rousseau, ce qu'il était au premier jour. Pour Rousseau, ce trait distinctif qu'est la liberté ne produit aucune coupure sur le plan des droits naturels. Cette posture atypique - poser une différence métaphysique qui n'entraîne pas de discrimination sur le plan moral - mérite d'être soulignée. N'est-ce pas la vision dramatique qu'il développe, lorsqu'il s'agit d'évoquer les désastres engendrés par cette liberté, qui conduit Rousseau à dissocier les qualités métaphysiques du fondement des droits ?

Notons également que, de manière très audacieuse, l'encyclopédiste Georges Leroy défend, dans ses Lettres sur les animaux (1781), la thèse d'une perfectibilité des animaux, mettant sur le compte de notre myopie l'incapacité où nous sommes de mesurer le chemin qu'ils ont parcouru dans les différents domaines de leur activité. C'est la raison pour laquelle il se fait le virulent critique de l'instinct comme mode de connaissance réservé à l'animal (« Instinct », in Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1751-1772). Là encore, sur le plan de la théorie de la connaissance, le concept d'instinct fait figure de négatif de la raison : manquer de raison pour l'animal équivaut à n'avoir que l'instinct. Or celui-ci désigne un savoir si pauvre et si invariant qu'il devient impropre de parler même de savoir. L'individu se confond ainsi avec l'espèce à laquelle il appartient. D'où l'idée que l'animalité ne peut engendrer que le règne du même, de la répétition, là où l'humanité serait sans cesse productrice de différences.

Si l'on se trouve paradoxalement conduit à parler de l'humain pour aborder l'animalité, c'est, on l'aura compris, à cause de la construction en miroir de ces deux concepts, l'animalité étant le produit d'un dépouillement des qualités qui font l'humain.

L'animalité rationnelle     

Une parenthèse mérite d'être ouverte sur l'Antiquité, pour signaler l'importance du débat qui porte tant sur la nature animale et sa distinction avec l'homme, que sur les liens entre l'intelligence et la vie, les conséquences morales de la métempsycose, la justice due aux êtres vivants. Les travaux des spécialistes sur le végétarisme antique, la définition du logos, le rôle des métaphores animales chez Platon, la conception aristotélicienne de l'âme animale, entre autres, permettent de prendre la mesure de la diversité des questions abordées et de la tout autre manière de penser la différence anthropozoologique. Ainsi, exception faite des stoïciens qui ouvrent la voie à la conception moderne en conférant à la raison un rôle discriminant, le logos n'est aucunement substituable à la raison, au sens moderne du terme. Le concept de zoon logikon ne comporte pas l'opposition qui structure celui d'« animal raisonnable », ce dernier confortant l'idée d'une essence dont les deux composants se repoussent l'un l'autre.

La pensée de la différence trouve de fait sa formulation la plus classique et la plus durable dans cette définition de l'homme comme animal raisonnable. La définition de la raison elle-même s'avère des plus problématiques, comme le montre John Locke dans l'Essai concernant l'entendement humain (1690) : qu'est-ce que cette « droite raison » que Dieu a mise en l'homme ? si on refuse l'innéisme, comment rendre compte de sa genèse et de son développement ? que doit-elle aux sens et à l'expérience, et, partant, est-elle véritablement le propre de l'homme ?

La désignation de la raison comme moyen de distinguer l'animal de l'humain conduit à une impasse sur au moins trois plans. Le premier concerne le caractère essentiellement normatif de la raison ; outre le débat entre l'innéisme et l'empirisme sur l'origine et la nature de la raison, le problème du « fou » et de l'« imbécile » sont les objections classiques que l'on fait à la prétention de cette faculté à caractériser universellement l'humain. Et si la raison n'est que la possibilité de relier, à des degrés divers, les idées entre elles en vue d'une action, l'animal possède nécessairement cette capacité. Le second plan a trait à la qualité fondamentalement hétérogène d'une essence de l'homme à laquelle l'animalité est étroitement mêlée : animal par le corps, humain par la raison, tel est cet être divisé, sans cesse menacé de sombrer dans ce qui, par le corps, l'apparente au règne d'en bas. « Car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, écrit Descartes dans le Discours de la méthode (1637), je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun... » Cette conception recèle l'idée, implicite ici, d'une « animalité de l'homme » : sans la raison, il ne resterait à l'homme que sa part animale. Dès lors, que signifie l'animalité dans un tel contexte ? pourquoi en faire un sous-ensemble de l'humain ? d'où vient cette impuissance, ou ce refus, de penser l'animalité en et pour elle-même ? C'est bien la question du dualisme de l'âme et du corps qui traverse la problématique de l'animalité - une animalité qui sera bientôt réduite, par une philosophie que conforte le biologisme, à la vie organique et pulsionnelle. Enfin, troisième et dernier plan, le rôle discriminant qui est accordé, au niveau moral, à la faculté raisonnante, c'est-à-dire le fait d'inférer des droits à partir d'une performance intellectuelle, est des plus discutables.

L'animalité de l'homme      

Il est nécessaire de préciser ce que recouvre cette notion d'« animalité de l'homme ». Dans le langage courant, le terme « animalité » désigne communément les pulsions, les déviances, le refoulé d'un état quasi indomptable que la raison, d'une part, la civilisation, d'autre part, tentent de maîtriser. Comment tenir à bonne distance cette part négative tapie au cœur de l'humain ?

Plusieurs pages de Kant ont trait à la nature « animale » de la sexualité, et au moyen de la rendre acceptable. Cette « cohabitation charnelle ou bestiale », selon les termes de l'auteur, ne peut avoir lieu que dans le cadre du mariage et servir la conservation de l'espèce. Il n'en demeure pas moins que cette « souillure de soi-même dans la volupté » abolit l'humanité dans la personne de celui ou de celle qui s'y livre : « Tout se passe comme si l'homme se sentait honteux d'être capable d'une action rabaissant sa propre personne au-dessous de la bête », écrit Kant (Métaphysique des mœurs, 1797). Dans l'Histoire de l'érotisme (1950), les analyses de Georges Bataille sur l'érotisme, qu'il qualifie avec fascination d'« animalité répugnante », celles encore que Freud consacre, dans Malaise dans la civilisation (1929), au rôle de l'odorat et à la dépréciation dont il fait l'objet dans la civilisation, font écho à leur tour à cette acception négative de l'animalité. Il ne s'agit là que de quelques évocations parmi d'autres qui mettent en lumière l'idée selon laquelle l'animalité est exclusivement pensée comme la partie charnelle de l'être humain.

L'animalisation 

Dans cette même logique, il existe un usage du concept d'animalité appliqué à l'humain qui constitue, sur le plan anthropologique, un effet de la conception négative de l'animalité telle que l'humanisme métaphysique l'a forgée.

Ce procédé - l'animalisation de l'humain - trouve naissance dans ce que l'on pourrait appeler une animalisation de l'animal lui-même, c'est-à-dire l'application aux animaux de l'animalité pensée comme part mauvaise. Animaliser, c'est rendre disponible. Est disponible ce à l'égard de qui ou de quoi l'on n'est soumis à aucune obligation : ce dont on peut disposer librement. L'animalisation désigne le procédé qui consiste à « rabaisser à l'état animal », définition qui montre à quel point est prégnant le caractère vil de l'animalité. Il s'ensuit qu'un travail de « déconstruction » de l'animalité ainsi entendue doit être entrepris, pour que prenne fin un tel usage du concept. Car tant que l'animalité sera pensée comme la limite inférieure de l'humain, le procédé d'« animalisation » perdurera.

Cette marque qui creuse clivages et discriminations au sein du genre humain se retrouve dans le monde animal : si certains humains peuvent être considérés, par la pensée raciste, ou sexiste comme moins humains que d'autres, les animaux, y compris parfois à l'intérieur d'une même espèce, sont voués à des utilisations relevant d'une séparation du même type : il y a les consommables, les nuisibles, les compagnons, ceux que l'on tue et ceux que l'on choie. Prenons l'exemple du chien qui, dans une même société, peut être animal de compagnie, animal de service, animal de laboratoire ; ou encore du lapin : animal chassé, animal de laboratoire, animal de consommation et animal de compagnie. Le découpage des distances culturellement construites ne recouvre pas celui de la classification zoologique : les animaux les plus proches de l'homme ou ceux qui sont les plus complexes d'un point de vue psychobiologique ne sont pas nécessairement les mieux traités. L'ambivalence du statut de l'animal se reflète tant sur le plan des usages que sur celui des représentations et des métaphores pour qualifier tel ou tel trait de comportement humain : les unes tendant vers le haut (qualités de cœur, courage, fidélité...), les autres vers le bas (saleté, perversité, grossièreté...).

À la lumière de ce qui précède, le concept d'animalité apparaît comme une construction idéologique qu'il convient d'appréhender comme telle : il tire son origine et son contenu des fins qu'il sert, et non de l'essence de l'objet qu'il prétend décrire. Les deux finalités principales de ce système de concepts sont en effet, d'une part, de mettre en place une définition de l'homme située aux antipodes de celle de l'animal sur les plans métaphysique, cognitif et moral, d'autre part, d'en tirer les conséquences sur le plan éthique : à qui le droit d'être traité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ? C'est à ce second point que nous allons maintenant nous attacher.

2.  Animalité, droit naturel et éthique     

Le dispositif de la différence par défaut (l'animal est privé des qualités dont l'homme est doté) a pour finalité implicite d'exclure les animaux de la communauté morale, dans le but d'en faire des choses à la disposition de l'homme. N'est-ce pas en effet en amont, du côté de l'être, que tout se décide ? La place des animaux dans l'éthique et le type de traitements que l'homme leur réserve sont intimement liés à leur ontologie. La conception négative de l'animalité induit en effet une différenciation sur le plan axiologique : est supposé pertinent le passage entre les capacités cognitives (privilège accordé à la raison) et la valeur morale (droit au respect, prise en considération des intérêts de l'individu). Il y va des limites de la communauté morale, c'est-à-dire de l'ensemble des êtres vis-à-vis desquels existent des obligations, sans que ceux-ci soient nécessairement capables d'exercer des devoirs. On rejoint ainsi la double question de savoir si l'on peut tirer un impératif d'un indicatif, et, si oui, quel est l'indicatif véritablement pertinent pour fonder des droits ? En l'occurrence, les capacités cognitives peuvent-elles légitimement justifier un tel passage ? Interrogation à laquelle on peut objecter cette autre : pourquoi faudrait-il être doué de raison pour se voir reconnaître des droits ?

Rousseau et la refondation d'un droit naturel       

La critique de l'humanisme métaphysique porte sur la non-pertinence d'attributs spirituels (l'âme) ou de performances cognitives (la raison, la conscience réflexive) à fonder les droits moraux. C'est la notion de sensibilité (la capacité à ressentir le plaisir et la souffrance) qui serait en elle-même génératrice de droits : telle est la voie ouverte par Rousseau, et dont nous allons reprendre le fil.

Partant, comme on l'a vu plus haut, non de caractéristiques propres à l'homme naturel, mais de la capacité, issue du langage, à faire le détour par la représentation abstraite des maximes morales, les jurisconsultes modernes (Pufendorf, Cumberland, Burlamaqui) confondent droit naturel et loi naturelle. Faisant valoir les deux aspects contradictoires qui composent la loi naturelle, Rousseau conclut que « pour qu'elle soit loi il faut que la volonté de celui qu'elle oblige puisse s'y soumettre avec connaissance, mais il faut encore pour qu'elle soit naturelle qu'elle parle immédiatement par la voix de la Nature » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes). Recherchant les principes antérieurs à la raison et régissant la conduite de l'homme naturel comme de l'animal, Rousseau en distingue deux : la conservation de soi et la pitié. Le premier assure l'intérêt de chacun à conserver sa vie, le second tient dans la « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible » (ibid.). C'est sur cette nouvelle base que se trouvent édifiés les fondements d'un droit naturel commun aux hommes et aux animaux, si ce n'est pas de la capacité à raisonner que ce droit relève, mais bien de la sensibilité. Mettant ainsi un terme aux « anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle » (ibid.), Rousseau élabore le concept d'un droit primitif qui peut enfin légitimement porter le nom de « naturel », puisqu'il est lié à la nature première de l'homme et non à l'artifice de sa nature sociale, posture qui permettait aux jurisconsultes modernes d'assimiler le droit naturel à une loi. Aussi est-ce la pitié qui, de manière spontanée, interdit de causer du tort ou de la souffrance à « tout être sensible ». La pitié, qui ne requiert pas le détour de la raison (la conscience est soigneusement distinguée de la raison), est donc au fondement du droit naturel : elle est sa mise en pratique et sa condition de possibilité, en tant qu'elle implique la sensibilité. On ne peut avoir pitié que de ce qui souffre ; en d'autres termes, il s'agit d'une éthique pathocentrée, c'est-à-dire qui prend la souffrance comme critère, et non d'une éthique biocentrée, qui choisirait la vie comme centre, mêlant alors dans un même ensemble l'humain, l'animal et le végétal.

La compassion à la source de l'éthique      

Ce qui est pour Rousseau à la racine du droit le plus primitif deviendra sous la plume de Schopenhauer l'expérience fondatrice de la morale. La pitié (ou compassion) est indissociable de la sensibilité, puisqu'il faut que soit donnée à voir la souffrance, dans la multiplicité des manifestations qu'elle revêt en fonction des espèces et des individus, pour que naisse chez celui qui en est le témoin ce sentiment profond d'identification. Ce qui rend possible cette étrange fusion est l'antériorité d'une identité sur toutes les différences, y compris celle de l'espèce. Sa puissance vient du fait qu'il ne s'agit aucunement d'une réflexion d'ordre conceptuel sur les obligations auxquelles m'invite l'autre dans sa vulnérabilité, mais bien de ce qu'elle est une expérience que je ne commande pas, et qui pulvérise le point d'ancrage le plus profond : la distinction entre mon intérêt et celui d'autrui. En transposant un concept épistémologique dans le champ éthique, on pourrait dire de la pitié qu'elle est une expérience cruciale. C'est elle qui, de manière irrévocable, dessine les contours d'une communauté morale dont les frontières coïncident avec celles de la capacité à souffrir. L'effort de Schopenhauer, à la suite de Rousseau, est de mettre en évidence le caractère foncièrement hétéronome des critères de la raison et de la liberté dans leur prétention à fonder les droits.

Il s'agit pour Schopenhauer de prouver, contre Kant, que la pitié, en tant qu'expérience quotidienne et spontanée, est le véritable fondement de l'éthique. La première preuve de la justesse de ce fondement est que le détour du concept - en l'occurrence, la représentation de la loi morale - n'est pas requis, ce qui met l'injonction morale à la portée de tout individu. Pour être universel, le fondement de la morale ne doit en effet pas réclamer le détour de médiations complexes ou de l'abstraction. On trouve la même idée chez Rousseau, lorsqu'il fustige la nécessité d'être « un grand raisonneur et un profond métaphysicien » pour parvenir à entendre la loi naturelle. La seconde preuve vient du fait, note Schopenhauer, qu'« avec [ce fondement] les animaux eux-mêmes sont protégés » (Le Fondement de la morale, 1841). Ici les obligations envers les animaux sont directes, contrairement à la thèse de Kant selon laquelle c'est directement envers lui-même et indirectement envers les animaux que l'homme exerce ses devoirs lorsqu'il s'abstient de cruauté envers eux. Celle-ci n'est en effet répréhensible, aux yeux de l'auteur de la Métaphysique des mœurs, que dans la mesure où, en « émoussant en l'homme la pitié pour la douleur des bêtes », elle concourt à affaiblir la disposition morale la plus utile aux devoirs que les êtres de raison se doivent les uns aux autres.

Une critique de la métaphysique humaniste       

C'est explicitement dans le sillage de Rousseau que Claude Lévi-Strauss formule sa critique d'un humanisme basé sur la coupure entre l'homme et le reste des vivants, pour proposer un nouveau fondement des libertés : à la définition de l'homme comme être moral, il faut substituer celle de l'homme comme être vivant. « Face à une tradition occidentale qui a cru, depuis l'Antiquité, qu'on pouvait [...] tricher avec l'évidence que l'homme est un être vivant et souffrant, pareil à tous les autres êtres avant de se distinguer d'eux par des critères subordonnés, qui donc, sauf Rousseau, nous l'aura dispensé [cet enseignement] », écrit Claude Lévi-Strauss (« Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l'homme », in Anthropologie structurale deux, 1973) ? Ainsi, ce n'est pas la capacité à raisonner qui fonde le droit naturel, mais la capacité à souffrir, c'est-à-dire la sensibilité. La pitié est cette identification originelle qui, prenant le pas sur la conscience des différences physiques et/ou culturelles, permet une appréhension globale de l'ensemble des êtres sensibles. Elle seule est capable de prémunir, outre les animaux, tous les humains. « Car, écrit encore Claude Lévi-Strauss, l'unique espoir, pour chacun de nous, de n'être pas traité en bête par ses semblables, est que tous ses semblables, lui le premier, s'éprouvent immédiatement comme êtres souffrants, et cultivent en leur for intérieur cette aptitude à la pitié » (ibid.). Un humanisme synonyme de la souveraineté de l'humain est à la racine de plusieurs formes de domination de peuples sur d'autres, dès lors qu'on en vient à considérer que certains humains possèdent de manière plus éminente que d'autres les critères métaphysiques par lesquels l'humanité est définie. Dans une telle hiérarchie, les animaux n'ont évidemment aucune place.

À l'inverse, en intégrant l'être humain dans un ensemble plus large que celui de la vie sociale comme seule créatrice de droits, on choisit l'unique voie qui trouverait l'assentiment de toutes les civilisations : la nôtre en renouant avec l'ancien droit romain (qui voyait dans le droit naturel les règles communes à la conservation de tous les êtres vivants), celles de l'Orient et de l'Extrême-Orient, empreintes des traditions bouddhiste et hindouiste, celle enfin des peuples les plus humbles, des sociétés sans écriture, souligne encore Claude Lévi-Strauss (« Réflexions sur la liberté », in Le Regard éloigné, 1983). En recherchant l'antithèse de la morale judéo-chrétienne eu égard au traitement des animaux, Schopenhauer se tournait déjà vers l'Inde. Il multiplie, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), puis dans Le Fondement de la morale, les références au brahmanisme et au bouddhisme : « Je ne sais pas de plus belle prière que celle dont les anciens hindous se servent pour clore leurs spectacles. Ils disent „Puisse tout ce qui a vie être délivré de la souffrance !« » (paragr. 19). Tournons-nous donc vers la doctrine de la non-violence, cette spécificité des religions de l'Inde.

3.  Le devoir de non-violence envers les animaux        

La notion de non-violence (ahimsa) apparaît pour la première fois dans les Upanisad, considérable corpus de textes sanskrits, dont les premiers remontent aux environs du VIe siècle avant J.-C. Leur apport concernant la manière dont l'homme doit se comporter avec les animaux est central dans plusieurs religions de l'Inde.

Le bouddhisme       

Le bouddhisme, qui est né en Inde dans la deuxième moitié du VIe siècle avant J.-C., donnera à cette notion un rôle central, puisque l'injonction de ne détruire aucune vie fait partie des huit préceptes que doivent observer les bouddhistes. Ses implications morales concernant les rapports des hommes aux animaux vont se manifester, au sein de la pratique religieuse, par la condamnation des sacrifices (aucune faute ne saurait trouver réparation dans un rituel, et moins encore dans un rituel sanglant) et, de manière plus large, par la promotion conjointe du végétarisme. Selon l'enseignement du Bouddha, les sacrifices au cours desquels des animaux, voire des êtres humains, sont tués doivent cesser (notons que le sacrifice animal était un trait dominant de la religion védique, même si elle était déclinante du temps du Bouddha) ; la consommation de viande et de poisson constitue une forme importante de violence dont l'homme doit se détourner. Au-delà de l'enseignement religieux, signalons la tentative d'inscrire dans la vie quotidienne cet interdit de la mise à mort des animaux : brahmaniste converti au bouddhisme, Asóka, auteur de tant de massacres qu'on le nomma Asóka le Cruel avant la crise morale qui le conduisit au repentir, régna sur la quasi-totalité de l'Inde de 251 à 226 environ avant J.-C. Il fit graver sur des rochers et des piliers les inscriptions qui constituèrent sa législation. Plusieurs d'entre elles ont trait au devoir de non-violence envers les animaux.

Il y a controverse quant à l'interdiction par le Bouddha de la consommation de viande ; les textes se contredisent et les études manquent. En effet, parce que le bouddhisme admet que le fait même de vivre implique une certaine quantité de violence involontaire, une distinction est opérée entre l'esprit de la non-violence (son sentiment intérieur) et ses manifestations : l'intention est, d'une certaine manière, plus importante que l'action. Aussi, ce qui est véritablement condamnable dans la consommation carnée est d'avoir tué un animal pour le manger, ou de manger un animal qui a été tué pour soi, car, dans les deux cas, le mangeur est la cause directe de la mise à mort (de l'action et de l'intention dans le premier cas, de l'intention dans le second). Comme le note Karam T. S. Sarao, « il est difficile d'imaginer que celui qui condamne le sacrifice animal dans les termes les plus durs, ainsi que l'abattage, la chasse et le piégeage, savoure la chair de ces mêmes animaux » (Origin and Nature of Ancient Indian Buddhism, 2001). L'auteur renforce le caractère spécieux de l'argument, en rappelant qu'en dehors des bouchers, des chasseurs et des pêcheurs, la plupart des mangeurs de viande sont indirectement responsables de la mort des animaux, car ces derniers ne seraient pas tués s'ils n'étaient pas mangés.

Par ailleurs, la transmigration des âmes, et les existences successives auxquelles elle conduit (samsara), réduit la distance entre les animaux et les humains. Même si ces derniers occupent ontologiquement la position la plus haute, la société ne se limite pas à eux, et si un homme peut renaître en animal, un animal peut renaître en homme ; tous deux ont un karman (ensemble des actes accomplis durant la vie). Le fait d'être pris dans le cycle des naissances est un esclavage dont l'homme cherche à se libérer, et l'observation de la non-violence à l'égard des animaux fait incontestablement partie des actions contribuant à cette libération.

L'hindouisme    

Si, comme on a eu l'occasion de le dire plus haut, le sacrifice animal était central dans la religion védique (ensemble des croyances et des pratiques décrites dans le Veda, écritures sacrées rédigées en sanskrit entre le XVIIIe et le VIIIe siècle av. J.-C.), dans sa phase postérieure, que l'on nomme brahmanisme, puis hindouisme, cette pratique décline grâce à l'intériorisation du sentiment religieux. Le sacrifice n'est plus le moyen de recevoir les grâces divines, et les fautes ne sont plus de nature rituelle. C'est la bonne conduite observée par le souverain qui protégera le monde, et non ses offrandes de victimes. La faute morale prend le pas sur la faute rituelle. À la multiplicité des dieux védiques fait place la triade constituée par Brahma (le créateur), Visnu (le stabilisateur) et Siva (le destructeur). Dans un souci d'intégrer à soi le bouddhisme déclinant, on voit apparaître (vers la fin du VIIIe siècle) le nom de Bouddha pour désigner l'avatar de Visnu descendu sur terre dans le but d'abolir les sacrifices sanglants. La conjugaison des théories de l'ahimsa et des renaissances contribua à la substitution d'offrandes végétales aux offrandes animales, et la pratique du végétarisme s'étendit.

Le jinisme      

Mais aucune religion (le terme « religion » étant d'ailleurs contestable, dans la mesure où, tout comme pour le bouddhisme, elle n'a pas de Dieu) n'a donné plus de place à la non-violence que le jinisme (ou jinisme). Ses premiers prophètes, Parsva et Mahavira, vécurent respectivement au VIIIe et au VIe siècle avant J.-C. Bien que contemporain du Bouddha, Mahavira réforme la doctrine de son prédécesseur : son enseignement ne constitue aucunement une ramification du bouddhisme, comme on l'a pensé en Occident ; les travaux d'Herman Jacobi ont établi en 1884, et de façon certaine, l'indépendance des deux mouvements. Mahavira accentue les aspects moraux du jinisme par l'introduction de cinq vœux que tout membre de la communauté jaïna s'engage à observer, dont celui de ne pas nuire aux êtres vivants. L'exigence de non-violence (ahimsa) est au centre de l'éthique jaïna. Le fardeau de la transmigration, qui a envahi la pensée indienne, n'est pas absent du jaïnisme ; le karman, cet ensemble des volitions et des actions, pèse sur le cycle des renaissances. L'observance de la non-violence - en action mais aussi en pensée - constitue, comme dans le bouddhisme, l'élément libérateur le plus important, à ceci près que l'on ne trouve pas dans le jaïnisme la tolérance à l'égard de la consommation carnée présente dans certaines interprétations du bouddhisme.

Signalons, tout comme pour le bouddhisme sous le règne d'Asóka, la tentative d'instituer un État jaïna en Inde. Entre le VIe et le VIIIe siècle de notre ère, la dynastie de Valabhi accorda sa protection à la communauté jaïna. Mais c'est dans la seconde moitié du XIIe siècle, sous le règne du roi du Gujarat, Kumarapala, que le jinisme atteignit son apogée et tenta de généraliser un végétarisme rigoureux. L'imprégnation végétarienne du Gujarat est encore forte de nos jours.

La doctrine de Gandhi, dont le jinisme constitue l'un des héritages spirituels, a accordé une place centrale à la non-violence. Si sa pensée et son action ont fait l'objet d'une immense littérature, ses positions non violentes envers les animaux sont quasi ignorées de la critique. Pourtant, Gandhi s'est tout au long de sa vie préoccupé de la manière d'étendre concrètement aux animaux la non-violence, et sa contribution à l'élaboration d'un programme de réforme de l'élevage à l'échelle nationale, qui soit à la fois économiquement viable et non violent (proscription de tout abattage), en représente l'une des importantes illustrations.

4.  La refonte du concept d'animalité : les apports de la phénoménologie

Quittons le domaine moral pour nous tourner de nouveau vers l'ontologie de l'animalité dans la pensée occidentale, mais cette fois du côté de la phénoménologie. Il s'agit, dans ce mouvement de « retour aux choses mêmes », de penser l'animalité pour elle-même, de saisir ce qu'elle a de propre, d'original. Si les sciences qui explorent les comportements et l'esprit des animaux peuvent contribuer à cette tâche, c'est à la phénoménologie, et au courant de l'éthologie qui en est issu, qu'il revient d'avoir ouvert la voie la plus féconde en la matière, en ruinant, par le type même des questions qu'elle pose, cette ontologie renversée qui, pour la métaphysique, qualifie l'animalité. C'est, entre autres, pour ne pas avoir considéré l'animal dans son être propre, dans sa différence par originalité, que la métaphysique n'a pas pensé l'animalité, préférant construire un concept qui se borne à dire le négatif de l'humain. La manière dont l'éthique peut se saisir des apports de la phénoménologie est une autre question ; mais le fait de penser l'animal comme un sujet dans un monde, comme un être pour-soi, doté d'une structure de moi, ne saurait laisser indemne l'indigence ontologique sur laquelle repose l'appropriation, rendue de ce fait innocente, du monde animal. Mais avant d'en présenter les apports, il n'est pas inutile de voir contre quoi une telle éthologie phénoménologique se situe.

Le béhaviorisme, une science du comportement    

Le béhaviorisme, dont Broadus Watson est, au début du XXe siècle, le fondateur (Psychology as the Behaviorist Views It, 1913), a opté pour une interprétation mécaniste du comportement, que celui-ci soit animal ou humain. Dans cette optique, et s'agissant d'observer un organisme régi par un mécanisme strict, voire un système de stimuli et de réponses de l'arc réflexe, les conditions du laboratoire sont suffisantes. Fortes de ce postulat (l'animal est un organisme impulsé de l'intérieur), bien des recherches furent menées, et ce dès la fin du XIXe siècle, sur les réflexes conditionnés ou les névroses expérimentales provoquées en laboratoire, sous la direction, notamment, de Pavlov. Tout un courant s'engagea dans cette voie mécaniste où les notions de comportement (compris comme une relation dialectique avec l'environnement, selon la définition qu'en donnera Maurice Merleau-Ponty), de monde, de sujet de l'action, etc., ne pouvaient avoir aucune place. La méthode comme la pensée de Pavlov ont profondément imprégné le béhaviorisme et la psychologie objective, qui ont emprunté aux sciences physiques le modèle de leur démarche : l'exclusion de toute référence à la vie mentale était présentée comme une caution de scientificité. Il n'est pas sûr que cette option soit dépassée : en témoigne la réduction du comportement à des mesures physiologiques et de la vie psychique au fonctionnement du cerveau. Il est un fait que l'éthologie phénoménologique n'a guère fait école, peut-être à cause de l'effort de réflexion philosophique qu'elle requiert.

La notion de monde animal       

En réaction contre le béhaviorisme, l'éthologie, dont Konrad Lorenz, Nikolaas Tinbergen et Karl von Frisch furent les pionniers, prôna - c'est une première étape - l'observation des animaux dans leur milieu naturel, privilégiant systématiquement les études de terrain. Si ces derniers ont un comportement porteur de sens, il est indissociable du contexte dans lequel il s'élabore. Aussi, l'introduction de la notion husserlienne d'intentionnalité par Jakob von Uexküll, dans les années 1930, mérite d'être soulignée : elle permet de faire valoir que dans le monde animal aussi les phénomènes sont vécus et n'apparaissent pas dans une extériorité autonome. C'est de manière globale que la signification des objets perçus est donnée : voir un objet, c'est le doter d'une signification, le reconnaître en tant qu'élément occupant une place dans un ensemble signifiant, en relation avec d'autres éléments de ce tout. L'organisme et le milieu ne constituent pas deux éléments extérieurs l'un à l'autre, mais un système de relations étroites.

« Revenir aux choses mêmes », à ce qui se manifeste dans le champ du sensible, constitue, dans la méthode même - laisser parler l'expérience afin qu'elle révèle sa structure propre -, la caution d'un regard dégagé des présupposés de la métaphysique et de la théologie. En témoigne le remaniement profond, opéré par la phénoménologie, des questions de monde, de comportement, de temps, de subjectivité... L'animalité s'en trouve de part en part repensée : car il ne s'agit plus, comme c'est le cas pour la métaphysique, de déduire le concept d'animalité d'une essence de l'homme, mais d'appréhender l'animal pour lui-même, à la fois dans sa singularité et sa proximité ontologique avec l'homme, loin de l'anthropomorphisme comme du réductionnisme. Dire que l'animal est bien une autre existence ne constitue aucunement, comme prend soin de le noter Merleau-Ponty dans La Structure du comportement (1942), un retour aux thèses vitaliste, animiste ou encore à celle de l'âme des bêtes. La phénoménologie regarde l'animal comme un sujet dans un monde, et son comportement comme une relation dialectique avec l'environnement.

La question du comportement est au cœur du débat ; c'est d'elle que dépend la reconnaissance ou non d'une relation au monde. Hésiter, renoncer, persévérer, inventer... sont autant de traits qui relèvent de l'intention, mettent en scène un sujet en avant de lui-même pris dans une structure signifiante. Ce qui constitue à proprement parler un comportement est cette projection et ce devancement constant qui créent une relation entre soi et l'entourage, observable chez les animaux les plus humbles, même s'il convient d'opérer des distinctions entre les mondes animaux. Aussi Merleau-Ponty, dans La Structure du comportement, caractérise-t-il celui-ci comme une forme signifiante qui conduit nécessairement à s'inscrire en faux contre le béhaviorisme. Dans une contribution intitulée « La „Psychiatrie animale« et les troubles du comportement chez les animaux » (Psychiatrie animale, Henry Brion et Henry Ey dir., 1964), Georges Lanteri-Laura estime que les normes comportementales sont à comprendre comme « les mœurs coutumières » de l'espèce en question. Cela signifie qu'il n'y a ni indétermination absolue ni uniformité du comportement, mais qu'il est lourd de la complexité toujours renouvelée propre à la relation dialectique entretenue avec l'entourage et des possibilités d'action que la structure de son organisme offre à l'animal.

De son côté, Jakob von Uexküll élabore, dans Mondes animaux et monde humain (1934, trad. franç. 1956), le concept d'Umwelt : ce monde environnant est en même temps un monde propre à chaque espèce. La distinction entre les animaux dits supérieurs et ceux dits inférieurs permet d'affiner la compréhension de cette notion : les premiers sont dotés d'un organisme qui leur offre la possibilité d'intérioriser leur monde extérieur (Uexküll nomme cette reproduction le Gegenwelt, « monde opposé » ou « monde réplique »). Ce monde intériorisé comprend à son tour un Merkwelt (« monde de la perception », ou encore « monde caractéristique ») et un Wirkwelt (« monde de l'action », ou « monde agi »). Par ailleurs, chaque Umwelt possède une temporalité propre, un Merkzeit. En revanche, le monde des animaux inférieurs, comme l'oursin, a pour caractéristique de ne laisser entrer en lui que les éléments vitaux. Ces animaux forment avec leur monde une cohésion telle que l'on peut parler d'ensemble fermé. La structure de monde propre aux animaux dits supérieurs indique un degré de perception élaboré et un entourage riche d'objets autres que ceux nécessaires aux échanges biologiques : l'air n'est pas seulement pour eux l'élément qui permet de respirer, l'eau de se désaltérer, la chaleur du soleil de synthétiser la vitamine D... D'autres types de relations (de jeu, de plaisir) existent avec ces éléments, et il semble bien que pour l'animal aussi il y ait des paysages et non un simple environnement constitué d'objets seulement utiles à la survie. Il existe, pour les animaux aussi, des choses désirables et qui ne servent à rien.

Élève de Jakob von Uexküll, Frederik Buytendijk, auteur de plusieurs essais de psychologie animale et de psychologie comparée parus en Allemagne durant la première moitié du XXe siècle, choisit la démarche phénoménologique pour étudier les relations que l'animal entretient avec ce qui l'entoure. Rejetant les situations expérimentales et les modèles mécanistes, il montre par exemple que l'on ne peut parler d'habitat animal sans faire intervenir une Stimmung (terme allemand généralement traduit par « disposition affective »), un sentiment de sécurité par exemple. Cette notion désigne « l'état affectif général dans lequel nous nous trouvons dans notre monde » ; une telle définition souligne la teneur psychologique qui la caractérise (L'Homme et l'animal. Essai de psychologie comparée, 1958, trad. franç. 1965). L'apport décisif des recherches d'éthologie et de psychologie phénoménologiques (Erwin Straus, Jakob von Uexküll, Frederik Buytendijk, notamment) ne saurait être négligé par quiconque entreprend une réflexion philosophique sur l'animalité, mais aussi par les chercheurs des sciences du comportement animal, que celles-ci s'apparentent à l'éthologie ou à des approches plus positives (neurosciences, physiologie du comportement...).

 

 

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