Florence Burgat,

« Le lait, les oeufs, la laine »,

La cause des animaux. Pour un destin commun, Buchet/Chastel, 2015, p. 48-52.

 

Le lait, les œufs, la laine

Au contraire de la viande, ainsi que de la fourrure et du cuir dont nous parlerons plus bas, le lait, les œufs et la laine semblent ne porter aucunement atteinte à la vie de l’animal ni peut-être même à son bien-être : d’un côté, on a tué, de l’autre, on a récolté ; la chasse et la cueillette, en somme. C’est du moins ce que l’on peut penser à première vue. Le fait que les végétariens dits « éthiques », ceux qui ont opté pour un régime excluant le meurtre alimentaire, ne repoussent ni les laitages ni les œufs semble cautionner ce point de vue.

Les choses ne sont pourtant pas si tranchées. Il est en effet plus que réducteur de considérer le lait du seul point de vue du moment de la traite. Le lait a partie liée à l’engendrement. Pour qu’elles aient du lait, les femelles doivent être gestantes aussi souvent que possible. Que l’on n’aille pas imaginer dans les élevages l’aménagement d’une vie douillette entre la mère et son petit ; la naissance ne sert qu’à faire monter le lait : elle est le moyen pour la fin qu’est le lait. Les petits sont du reste évoqués comme les sous-produits du lait. Des débouchés ont été prévus pour le veau, le chevreau, l’agneau : la boucherie. Le veau y part soit très jeune, soit après avoir séjourné dans un atelier d’engraissement, notamment en Italie et en Espagne. La souffrance provoquée par la séparation de la mère et de son petit se laisse entendre dans le documentaire d’Emmanuel Gras, Bovines (2012), au moment où les hommes emmènent le veau que la vache appelle.

Pour ce qui concerne les œufs, plusieurs aspects doivent être envisagés : les conditions de vie des poules dans les batteries de cages, leur mise à mort dès que la ponte se tarit et, comme nous y avons fait allusion, l’élimination des poussins mâles dès la naissance en raison de la sélection génétique qui les rend impropres à une « carrière de poulet de chair ». Ce n’est donc pas le fait de ramasser un œuf qui pose un problème, mais l'organisation de la production d’œufs dans un système où tout doit être rentable. Que faire en effet des poussins mâles mis au monde pour obtenir les millions de poules nécessaires à tant d’œufs ? Les poules n’ont pas besoin de coqs pour pondre... Ces éléments expliquent en tout cas le passage par un certain nombre de personnes d’un régime végétarien, éthiquement fondé s’entend, vers un régime végétalien : il s’agit pour elles de refuser le meurtre alimentaire dont l’information nous apprend qu’il œuvre là où il semble absent.

Les choses se présentent de façon assez similaire pour la laine. Quoi de plus commun, et semble-t-il, de plus innocent, que ce « produit naturel » qui habille et protège sans avoir coûté leur vie au mouton ou à l’agneau ? Cette question, à vrai dire, ne nous vient même pas à l’es-prit, d’autant moins que les flocons de laine coupée ne sont pas la peau du mouton, la « peau retournée » avec laquelle sont par ailleurs fabriqués certaines articles. La peau est beaucoup plus reconnaissable pour ce qu’elle est, lorsque, de forme hexagonale (laquelle constitue le sigle du « cuir véritable »), nous la trouvons, par exemple, jetée sur une moquette ou un divan. Cette forme correspond exactement à celle de l’animal auquel on a coupé la tête et le bas des pattes. Dans cette peau, l’animal est stylisé.

Dans le monde 2,1 millions de tonnes de laine sont produites par an, soit, selon les statistiques mondiales en temps réel établies par le site Planetoscope, 67 kg/s en moyenne. Ces tonnes de laine proviennent d’un cheptel de plus d’un milliard de moutons. Suivie par la Chine, l’Australie fournit un cinquième de la laine produite dans le monde. Les immenses élevages australiens alimentent donc le commerce international - un élevage de plein air, certes, mais intensif : les animaux ne disposent pas de la liberté de mouvement qui accompagne en principe les méthodes dites « de plein air ». Dans ces espaces démesurés, les moutons ne reçoivent guère de soins, si ce n’est, à leur arrivée, la castration et la coupe de la queue pratiquées à vif (le jargon zootechnique qualifie ces coupes de « soins » aux animaux). En raison d’une sélection génétique ayant élargi la surface de la peau afin d’accroître la quantité de laine elle-même, ces moutons ne peuvent déféquer proprement, de sorte que l’apparition de plaies infectées de mouches constitue une pathologie inhérente à cette race. Aussi un autre « soin » est-il pratiqué, le mulesing, du nom de son inventeur, John Mule. Il s’agit du découpage à vif de la peau péri-anale ; le but est de minimiser les risques d’infection causées par les fèces retenues par la toison et dans lesquelles certains diptères viennent pondre, leurs larves se développant ensuite dans les plis de la peau. Pourquoi ces opérations sont-elles pratiquées à vif? Parce qu’elles peuvent ainsi être faites par l’éleveur armé d’un fort ciseau, tandis qu’une anesthésie doit être pratiquée par un vétérinaire : plus de temps passé par animal, plus d’argent dépensé par l’éle-veur. Le moment de la tonte est déterminé par l’étoffe de la toison et non par le bien-être des animaux : ils sont tondus en hiver où la température peut descendre très bas. En fin de « carrière », les moutons sont exportés par mer vers les pays du Moyen-Orient pour y être abattus. Faut-il donner des détails sur les conditions d’un tel transport ? L’odeur de ces bateaux est bien connue des familiers des mers ; les cadavres d’animaux morts durant le transport sont jetés par-dessus bord.

Quant à l’angora, il est obtenu par l’épilation d’une race de lapins blancs élevés à cette fin de manière confinée, c’est-à-dire en cage. Cette opération est effectuée tous les trois mois. Les animaux sont abattus lorsque leur fourrure ne se densifie plus suffisamment, entre deux et cinq ans. La Chine en est le premier producteur.

Constatons-le, les problèmes posés par le détournement de ce qui appartient intimement aux animaux ne se résument pas à une affaire de mauvais traitements que quelques réglementations suffiraient à faire disparaître. Elles y échouent d’ailleurs. Ces mauvais traitements sont inhérents au système de production du point de vue de son organisation et, plus radicalement, du point de vue de l’esprit qui l’anime : un système fondé sur l’exploitation des animaux est incompatible avec leur respect puisqu’il en est la négation même, sauf à vider totalement le respect de ce qui le caractérise. Ainsi les efforts de l’institution pour qualifier d’éthiques et de respectueuses de l’animal les pratiques de boucherie et d’expérimentation, notamment, ne relèvent-ils que d’une entreprise de communication.