Joel Feinberg

 

 

 

Joel Feinberg,
« Les droits des animaux et des générations à venir »,
Philosophie, 2008, no 97, p. 64-72.
Traduit par Hicham-Stéphane Afeissa.

Droits des animaux et des générations à venir[1]

Tout article philosophique doit débuter par une hypothèse indémontrée. La mienne consiste à dire qu'il y aura toujours un monde d'ici cinq cents ans, et qu'il contiendra des êtres humains qui nous ressembleront. De toute évidence, il est en notre pouvoir aujourd'hui d'affecter la vie de ces créatures, pour le meilleur ou pour le pire, en contribuant à la conservation ou à la dégradation de l'environnement au sein duquel elles doivent vivre. Je ferai l'hypothèse supplémentaire qu'il est psychologiquement possible pour nous de nous soucier de nos descendants éloignés, que nous sommes nombreux en fait à nous en soucier, et que nous devons le faire. Mon principal propos sera donc de montrer qu'il y a un sens à dire que les droits des générations à venir sont opposables, et que, conformément au jugement moral selon lequel il est de notre devoir de protéger leur héritage environnemental et ce sur quoi il repose, nous pourrions dire aussi bien que les générations futures possèdent vraiment des droits corrélativement aux devoirs actuels que nous avons à leur endroit. La protection de l'environnement est, dès aujourd'hui, affaire de simple prudence et, dans la mesure où nous le faisons pour la génération à venir qui est déjà présente dans la personne de nos enfants, c'est affaire d'amour. Mais dans la perspective de nos descendants éloignés, c'est fondamentalement affaire de justice, de respect de leurs droits. Mon principal propos sera ici de savoir comment il convient de comprendre le concept de droit afin de rendre cette thèse intelligible.

LE PROBLÈME

Posséder un droit, c'est pouvoir prétendre[2] à quelque chose à l'encontre de quelqu'un ; la reconnaissance d'un tel droit est garantie par les règles juridiques ou, dans le cas de droits moraux, par les principes d'une conscience éclairée. Dans le contexte familier d'une cour de justice, le requérant est un être humain d'âge adulte, en possession de ses capacités intellectuelles, et celui qui le représente est un fonctionnaire de justice ou une personne qui exerce pour son propre compte, dans les deux cas, il s'agit d'un être humain d'âge adulte en possession de ses capacités intellectuelles. Les êtres humains adultes normaux sont donc de toute évidence un genre d'êtres auxquels il est possible d'attribuer des droits de façon significative. Il n'est personne qui ne soit disposé à accorder ce point, pas même les misanthropes les plus extrêmes qui nient en fait que quiconque ait des droits. Mais d'autre part, il est absurde de dire que les rochers peuvent avoir des droits, non pas parce que les rochers sont des choses moralement inférieures indignes de se voir reconnaître des droits (cette affirmation n'a guère plus de sens), mais parce que les rochers ressortissent à une catégorie d'entités à laquelle il n'est pas possible d'attribuer des droits de façon significative. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas certaines circonstances où nous avons le devoir de traiter les rochers avec précaution, mais seulement que les rochers eux-mêmes ne peuvent pas exiger de notre part que nous les traitions de cette manière. Mais entre ces deux extrêmes que constituent les cas (qui, en eux-mêmes, ne posent pas de difficulté) des rochers et des êtres humains normaux, se déploie tout un spectre de cas plus problématiques, en y incluant certains cas limites déconcertants. Est-il concevable d'attribuer des droits à nos ancêtres morts ? aux animaux individuels ? à des espèces entières d'animaux ? aux plantes ? aux hommes atteints d'idiotie et aux fous ? aux foetus ? aux générations qui ne sont pas encore nées ? Cela a-t-il un sens ? A défaut de savoir comment régler ces cas embarrassants, nous ne pouvons prétendre avoir pleinement saisi le sens du concept de droit, ou connaître sa structure logique.

L'une des façons d'envisager ces énigmes consiste à prêter d'abord attention aux exemples les plus familiers et les moins problématiques de droits, à prendre bonne note de ses caractéristiques les plus saillantes, et ensuite à les mettre en regard des cas limites, en s'efforçant d'observer aussi scrupuleusement que possible quels sont les points de similitude et de différence. A terme, il se peut que la façon dont nous classions les cas limites dépende, pour une part, du fait que nous nous sommes laissés impressionner par telles ou telles similitudes plutôt que par telles ou telles différences et, pour une autre part, de la plus grande confiance que nous inspirent tels ou tels cas.

Il pourrait être utile de procéder autrement en considérant en premier lieu le problème des animaux individuels, parce que ce cas a déjà été débattu de façon approfondie par les philosophes, si bien que la dialectique des propositions et des contre-arguments a été suffisamment développée pour que ceux qui participent au débat puissent aujourd'hui rapidement dégager les principaux enjeux. Pour peu que nous parvenions à comprendre précisément quel est l'enjeu de la controverse autour des droits des animaux, e pense que nous tiendrons par là même la clé de toutes les énigmes que soulève l'application du concept de droit.

LES ANIMAUX INDIVIDUELS

Tous les auteurs modernes, ou presque, le reconnaissent : une chose est de dire qu'il est de notre devoir de nous montrer bienveillants à l'endroit des animaux, une autre est de dire que les animaux peuvent exiger de nous comme un dû un tel traitement. Les lois qui criminalisent la cruauté à l'endroit des animaux sont maintenant monnaie courante, et elles déterminent bien entendu un certain nombre d'obligations juridiques interdisant de soumettre les animaux à mauvais traitement ; mais la question reste ouverte de savoir si les animaux, en tant qu'ils sont les bénéficiaires de ces obligations, possèdent des droits corrélatifs. Il se peut très bien que nous ayons des devoirs à l'endroit des animaux qui ne soient pas en même temps des devoirs concernant les animaux, de même qu'il se peut que nous ayons des devoirs à l'endroit des rochers, des bâtiments ou des clairières, qui ne soient pas des devoirs concernant les rochers, les bâtiments ou les clairières. Certains juristes ont adopté la thèse encore plus extrême selon laquelle les animaux eux-mêmes ne sont pas les tiers bénéficiaires directs des lois interdisant l'usage de la cruauté à l'endroit des animaux. Durant le 19e siècle, par exemple, il a souvent été dit que de telles lois ont été conçues pour protéger les êtres humains en empêchant que ne se forment des habitudes de cruauté qui pourraient par la suite leur être préjudiciables. Le professeur Louis B. Schwartz considère que le fondement de l'interdiction d'user de cruauté à l'endroit des animaux se trouve dans le besoin de mettre la sensibilité des amis des animaux à l'abri de tels affronts. « Ce n'est pas le chien maltraité qui compte en cette affaire de façon ultime », écrit-il. « Le problème a plutôt à voir avec les sentiments des autres êtres humains qui, dans leur majorité, alors même qu'ils sont habitués à tuer les animaux pour se nourrir, s'identifient promptement au chien ou au cheval que l'on torture, et se montrent très sensibles à leur souffrance. »[3] Cette argumentation me paraît artificielle. Il est autrement plus naturel de dire avec John Chipman Gray que la véritable fin que poursuivent les lois interdisant d'user de cruauté à l'endroit des animaux est de « protéger les bêtes de la souffrance »[4]. Les personnes dont la sensibilité a été invoquée précédemment, lesquelles de nos jours définissent un groupe au sein duquel la plupart d'entre nous pourrait probablement s'inclure, sont précisément celles-là mêmes qui feraient valoir que la protection doit se faire d'abord et avant tout pour le compte des animaux eux-mêmes, et non pas purement et simplement en considération de leurs propres sentiments bienveillants. En fait, il peut sembler assez difficile de rendre compte de l'existence de tels sentiments en l'absence de la croyance selon laquelle les animaux méritent d'être protégés pour ce qu'ils sont en eux-mêmes et pour leur propre compte.

Même si nous reconnaissons, comme nous devons le faire me semble-t-il, que les animaux sont les tiers bénéficiaires directs de la législation interdisant l'usage de la cruauté à leur endroit, il ne s'ensuit pas pour autant que les animaux ont des droits juridiques, et Gray lui-même, parmi d'autres[5], refuse de tirer cette conclusion. Les animaux ne peuvent pas avoir de droits, dit-il, pour la même raison qu'ils ne peuvent pas avoir de devoirs, à savoir parce qu'ils ne sont pas d'authentiques « agents moraux ». Or, il est relativement aisé de voir pour quelle raison les animaux ne peuvent pas avoir de devoirs, et ce point n'est pas sujet à controverse. Les animaux ne peuvent pas être « raisonnés » ou instruits de leurs responsabilités ; ils sont inflexibles et incapables de s'adapter aux contingences futures ; ils sont sujets à des impulsions instinctives qu'ils sont incapables de réprimer ou de contrôler, d'ajourner ou de sublimer. Ils ne peuvent pas être partie prenante d'accords contractuels, pas plus qu'ils ne peuvent faire des promesses, pour la bonne raison qu'il est impossible de leur faire confiance. Ils ne peuvent pas être blâmés (sauf dans certaines limites très étroites et dans une perspective de conditionnement) pour un comportement qui, s'il était adopté par un être humain, serait tenu pour un « manquement moral ». Ils sont donc incapables d'être des sujets moraux, d'agir correctement ou de manière répréhensible au sens moral de ces mots, incapables également d'assumer le poids de leurs devoirs et obligations, de s'en acquitter ou de ne pas les observer.

Mais qu'est-ce qui, dans les capacités cognitives des animaux (ou plutôt dans l'insuffisance de leurs capacités), les rend non seulement inaptes à assumer des devoirs, mais encore logiquement inaptes à se voir conférer des droits ? La réponse le plus souvent donnée à cette question est que les animaux sont incapables par eux-mêmes de revendiquer des droits. Ils ne peuvent pas par eux-mêmes se rendre en justice pour obtenir la reconnaissance ou l'application de leurs droits ; ils ne peuvent pas par eux-mêmes engager la moindre procédure judiciaire ; ils ne sont pas même capables de comprendre pour quelle raison leurs droits sont bafoués, ou encore de distinguer entre tel ou tel mal qui peut leur être fait et tel ou tel préjudice illégitime qu'ils peuvent subir ; ils sont incapables de s'indigner et de se sentir outragés par une injustice, et ne sont sujets, au mieux, qu'à des sentiments de colère ou de crainte.

Il ne s'agit pas tant de contester la vérité de ces propositions en tant que telles, que de montrer qu'elles n'autorisent pas à nier que les animaux ont des droits. Conformément à ce que se sont efforcés d'établir certains philosophes, tel W. D. Lamont[6], il est tout bonnement erroné de dire que la capacité à comprendre ce qu'est un droit, et la capacité à mettre en branle de sa propre initiative la machinerie juridique, constituent les conditions nécessaires de toute attribution de droits. Si tel était le cas, alors ni les êtres humains atteints d'idiotie, ni les nouveaux-nés ne pourraient se voir reconnaître le moindre droit juridique. Et pourtant, il est bien évident que ces deux catégories d'êtres, qui ne disposent pas de la plénitude de leurs capacités cognitives, sont investies des droits juridiques qui leur ont été reconnus, de l'application desquels la justice se porte notoirement garante. Les enfants et les individus atteints d'idiotie engagent des procédures judiciaires, non pas de leur propre initiative, mais plutôt par l'intermédiaire des actions de leurs avocats ou mandataires qui sont habilités à parler en leur nom. S'il n'y a nulle absurdité logique dans cette situation, pourquoi devrait-il y en avoir une dans le cas où un mandataire ferait valoir une prétention pour le compte d'un animal ? H est courant que les gens fassent des testaments dans lesquels ils confient de l'argent à un administrateur, à charge pour ce dernier de s'en servir pour le bien-être des animaux. N'est-il pas naturel, en ce cas, de parler du droit de l'animal à recevoir l'héritage qui lui est dû ? Si l'administrateur détourne l'argent de cet héritage[7], et si un mandataire, parlant au nom des intérêts de la bête, fait valoir la juste prétention de l'animal à recevoir la part qui lui revient, ne peut-on dire du mandataire qu'il fait valoir les droits de l'animal ? Plus exactement, ne peut-on dire que l'animal lui-même revendique ses propres droits par l'intermédiaire des actions, qui tiennent lieu des siennes, du mandataire humain parlant en son nom et pour son compte ? Par conséquent, ne peut-on conclure qu'il n'y a aucune raison d'exiger de la part de l'animal qu'il comprenne ce qui se passe, et aucune raison de faire de cette compréhension la condition sous laquelle il est possible de le tenir pour un titulaire de droits ?

Mais – ne manqueront pas de s'exclamer certains – cette conclusion est irrecevable car la relation juridique qui existe entre un mandant et un mandataire ne peut pas valoir entre les animaux et les êtres humains. Entre hommes, la relation que soutiennent les agents peut revêtir deux formes très différentes, selon le degré de liberté dont dispose le mandataire, et il existe un continuum de combinaisons entre les extrêmes. D'une part, un mandataire peut être purement et simplement le « porte-parole » de son mandant. Il est un « instrument » au sens même où on le dit d'une machine à écrire ou d'un téléphone ; il transmet simplement les instructions que lui donne son mandant. Les êtres humains peuvent difficilement être les mandataires ou les représentants des animaux en ce sens, puisque les bêtes ne peuvent pas plus utiliser les « instruments » humains qu'ils n'utilisent les instruments mécaniques. D'autre part, un mandataire peut également être une sorte d'expert engagé pour mettre sa compétence professionnelle au service du mandant au nom duquel il agit. Il se peut qu'on lui reconnaisse, dans les limites de son domaine d'expertise, une liberté totale d'agir comme bon lui semble, le mandant restant quant à lui solidaire des bénéfices ou des dommages que les actions entreprises par son mandataire pourraient entraîner. Tel est le rôle que jouent les commissionnaires, les juristes et les « nègres » littéraires. Ce type de représentation exige que le mandataire soit très habile, et qu'il ne sollicite que très peu, voire pas du tout, son mandant, qui peut très bien laisser toute chose à l'appréciation du mandataire. Par conséquent, il semble qu'il n'y ait, de prime abord, aucune raison qui interdise de tenir l'animal pour un mandant complètement passif, sur le modèle du second type de relation que divers agents peuvent soutenir l'un avec l'autre.

Et pourtant d'importantes différences subsistent encore. Dans le cas typique de représentation par un mandataire, et même dans le second cas où le mandataire dispose d'une grande liberté d'action, le mandataire est engagé par un mandant qui s'entend au préalable avec lui ou qui contracte avec lui ; le mandant déclare à son mandataire : « vous pouvez parler en mon nom », en fixant clairement les limites dans lesquelles il est autorisé à le faire. Quoi que dise le mandataire, ses propos restent sujets à l'approbation du mandant, qui conserve toujours par devers lui le droit de donner de nouvelles directives, ou de résilier l'accord dans son ensemble. Aucun chien et aucun chat ne peuvent faire une chose pareille. En outre, si la tâche assignée au mandataire est de défendre les droits du mandant, il se peut que le mandant décide de se délier de son représentant, ou d'abandonner ses propres droits, et de donner des instructions à son mandataire en conséquence de ces changements. Encore une fois, aucune vache ni aucun cheval muets ne peuvent faire une chose pareille. Mais bien que les possibilités d'engager, de trouver un accord, de contracter, d'approuver, de diriger, de résilier, de se délier, d'abandonner et de donner des instructions soient présentes dans le cas typique de représentation d'une personne (humaine) par une autre personne (humaine), il semble qu'il n'y ait aucune raison d'ordre logique ou conceptuel qui exige qu'il en soit ainsi, et de fait il existe quelques exemples remarquables qui impliquent (les mandants humains sans que l'ensemble de cette situation soit reproduite. je songe par exemple aux règles juridiques qui exigent qu'un défendeur soit représenté à son procès par un avocat, et qui imposent un avocat commis d'office aux défendeurs réticents ou à ceux qui sont jugés in abstentia, que cela leur plaise ou non. De la même manière, les enfants en bas âge et les adultes mentalement déficients et dérangés sont d'ordinaire représentés par des mandataires et des avocats, même s'ils sont incapables de consentir à cette représentation, ou de contracter, de donner des directives, ou d'abandonner leurs droits. Il se peut qu'il soit imprudent de permettre à des mandataires de représenter des mandants sans que ces derniers puissent donner leur consentement, et sans qu'ils puissent savoir à quoi ils consentent. Dans ce cas, nul ne devrait se voir reconnaître le droit de parler pour un animal, du moins dans un cadre juridique. Mais une chose est de dire que nul n'en a le doit, autre chose est de dire qu'une telle représentation est logiquement ou conceptuellement incongrue – et c'est cette dernière proposition qui, seule, fait l'objet de notre examen.

H. J. McCloskey [8] , me semble-t-il, pourrait reprendre à son compte ce raisonnement sans être pour autant contraint de modifier la position qu'il défend, car c'est au nom d'un tout autre argument qu'il conteste la possibilité d'attribuer des droits juridiques aux animaux. La capacité à formuler des revendications, que ce soit directement ou par l'intermédiaire d'un représentant, est essentielle à la possession de droits. Les animaux, de toute évidence, ne peuvent pas faire valoir leurs droits par eux-mêmes, si bien que, s'ils ont des droits, ces derniers doivent pouvoir être affirmés par des mandataires. Or les animaux ne peuvent pas être représentés, assure McClockey, non pas pour les raisons qui viennent d'être discutées, mais plutôt parce que la représentation, au sens strict, est toujours une représentation d'intérêts, et que les animaux sont incapables d'avoir des intérêts.

L'exigence logique selon laquelle seul un sujet de droit au sens strict peut posséder des intérêts fait assurément valoir une idée très importante. Il est possible de s'en rendre compte si l'on se demande pour quelle raison les simples choses ne peuvent pas posséder de droits. Considérons une « simple chose » très précieuse – un coin de nature sauvage de toute beauté, ou un édifice complexe à valeur ornementale, tel que le Taj Mahal. Il importe de prendre soin de ces choses parce qu'elles ne manqueraient pas de se dégrader si elles venaient à être négligées, privant certains êtres humains, et peut-être même tous, de quelque chose qui possède une grande valeur. Il se peut même que certaines personnes aient pour métier de prendre soin et d'assurer la conservation de ces objets de valeur. Dans ces cas là, nous ne sommes nullement tentés de parler des « droits » que les choses possèdent corrélativement aux obligations de surveillance qui pèsent sur nous, parce que, même avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons nous représenter les choses comme des entités possédant des intérêts par elles-mêmes. Il se peut que certaines personnes aient le devoir de conserver, de maintenir en état ou d'améliorer le Taj Mahal, mais on peut difficilement leur reconnaître le devoir d'empêcher qu'on le blesse, de l'aider ou de lui faire du bien, de l'assister et de le soulager. Les gardiens peuvent bien veiller sur le Taj Mahal pour le compte de la fierté nationale et pour celui des amoureux de l'art ; mais ils ne le conservent pas en bon état « pour son propre compte », ou « pour son propre bien-être » ou « bonheur ». Une simple chose, quelle que soit sa valeur aux yeux des autres, n'a aucun bien qui lui soit propre. La raison de cet état de fait, me semble-t-il, tient à ceci que les simples choses n'ont pas de vie conative : pas de souhaits, pas de désirs ni d'espoirs conscients ; pas d'impulsions et de mouvements spontanés ; pas de pulsions, d'intentions ou de buts inconscients ; pas de tendances latentes, de croissance finalisée et d'accomplissements naturels. Les intérêts doivent être d'une certaine manière combinés avec les conations ; partant, les simples choses ne possèdent pas d'intérêts. A fortiori, elles ne possèdent pas d'intérêts à être protégées au moyen de règles juridiques ou morales. En l'absence d'intérêts, une créature ne peut avoir aucun « bien » qui lui soit propre et dont la réalisation lui serait due. Les simples choses ne sont pas des lieux de valeur par elles-mêmes, mais leur valeur consiste plutôt entièrement dans le fait d'être les objets des intérêts des autres êtres.

Avouons que jusqu'ici McCloskey avance plutôt sur la terre ferme, mais faut-il le suivre lorsque, refusant de reconnaître que les animaux possèdent des intérêts, il réserve aux hommes ce privilège ? On reconnaîtra volontiers que l'administrateur nommé pour gérer l'héritage légué à un chien ou à un chat est plus que le simple gardien de l'animal qu'il protège. Sa tâche consiste plutôt à veiller sur les intérêts de l'animal et à s'assurer que nul ne le spolie. L'animal lui-même est le bénéficiaire de ses bons et loyaux services. Or nombreux sont les animaux supérieurs à avoir des appétits, des impulsions conatives, des intentions rudimentaires, dont la satisfaction intégrale produit leur bien-être ou constitue leur bien. Il se peut bien sûr aussi que, de façon tout à fait cohérente, nous traitions les animaux comme de simples fléaux, et que nous contestions qu'ils aient le moindre droit, et sans doute ne pouvons-nous guère faire autrement lorsqu'il en va des animaux des ordres inférieurs. Mais il me semble tout de même que, de manière générale, les animaux sont de ces sortes d'êtres auxquels il y a un sens à attribuer des droits ou à les leur refuser.

Or, si une personne est disposée à admettre la validité de la conclusion de l'argumentation qui vient d'être développée, à savoir que les animaux sont de ces sortes d'êtres qui peuvent se voir reconnaître des droits, et si elle accepte de reprendre à son compte le jugement moral selon lequel il est de notre devoir de nous montrer bienveillants à l'endroit des animaux, il ne manquera plus que de lui faire admettre la validité d'une dernière prémisse pour pouvoir lui faire tirer la conclusion que certains animaux possèdent réellement des droits. Il convient à présent de nous poser la question suivante : pour le compte de qui devons-nous traiter certains animaux avec égard et humanité ? Si nous considérons que notre devoir est celui d'obéir à une autorité, ou celui d'obéir aux commandements de notre propre conscience, ou encore celui de ménager les sentiments d'humanité des autres, alors il se peut que nous continuions de contester que les animaux possèdent des droits, même si par ailleurs nous admettons qu'ils sont de ces sortes d'êtres qui peuvent se voir reconnaître des droits. Mais si nous défendons l'idée qu'il est non seulement de notre devoir de traiter les animaux avec humanité, mais encore que nous devons agir de la sorte pour le compte des animaux, et qu'un tel traitement leur est dû, qu'il peut être réclamé comme devant leur être réservé, et que le fait de les priver de ce traitement auquel ils ont droit constitue une injustice et un préjudice (et non pas seulement une forme de violence), alors il est clair que nous sommes en train de leur attribuer des droits. Il me semble que les jugements moraux que la plupart d'entre nous formulons au sujet des animaux passent avec succès ces épreuves phénoménologiques, si bien que l'on peut dire que la plupart d'entre nous croient vraiment que les animaux possèdent des droits, mais hésitent à le dire en raison des confusions conceptuelles qui entourent le concept de droit, et que j'ai tenté de dissiper précédemment.

Il est loisible, à présent, de dégager de notre discussion du problème des droits des animaux un principe fondamental auquel nous pourrons avoir recours pour tenter de résoudre les autres énigmes que soulèvent les conditions d'application du concept de droit, à savoir le principe selon lequel la sorte d'être qui peut avoir des droits est précisément celle qui a (ou peut avoir) des intérêts. je suis parvenu à cette conclusion provisoire au moyen de deux arguments : (1) le premier énonce qu'un titulaire de droits doit être capable d'être représenté et qu'il est impossible de représenter un être qui ne possède pas d'intérêts, et (2) le second énonce qu'un titulaire de droits doit être capable d'être un bénéficiaire en son propre nom, or un être qui ne possède pas d'intérêts est un être qui est incapable de subir un préjudice ou de bénéficier d'une situation, n'ayant nul bien qui lui soit propre. Par conséquent, un être ne possédant pas d'intérêts n'a nul « compte » pour lequel agir, aucun « profit » à faire valoir. La stratégie que je vais adopter dans ce qui suit va consister à appliquer le « principe d'intérêt », pour l'appeler de cette manière, aux autres énigmes soulevées par le concept de droit, tout en me tenant disposé à le modifier si nécessaire (mais aussi peu que possible), dans l'espoir de distinguer de manière à la fois cohérente et intuitivement satisfaisante entre les êtres qui peuvent posséder des droits et ceux qui ne le peuvent pas.

 

 


 

 

[1] Joel Feinberg, « The Rights of Animals and Unborn Generations », conférence présentée à la Fourth Annual Conference in Philosophy à l'Université de Géorgie le 18 février 1971, puis publiée dans Philosophy and Environmental Crisis, William T. Blackstone (éd.), pp. 43-68, Athens, University of Georgia Press, 1974 ; repris dans Joel Feinberg, Rights, Justice, and the Bounds of Liberty, Princeton, Princeton University Press, 1980, pp. 159-84.

[2] Je laisserai dans ce qui suit le concept de prétention [claim] inélucidé, mais on trouvera une discussion détaillée dans mon article « The Nature and Value of Rights », Journal of Value Inquiry, n° 4, hiver 1971, pp. 263-277 [repris dans Joel Feinberg, Rights, Justice, and the Bounds of Liberty, Princeton, Princeton University Press, 1980, pp. 143-155].

[3] Louis B. Schwartz, « Morals, Offenses and the Model Penal Code », Colombia Law Review, n° 63, 1963, p. 673.

[4] John Chipman Gray, The Nature and Sources of Law, 2nd éd., Boston, Beacon Press, 1963, 43.

[5] Voir par exemple D. Ross, The Right and the Good, Oxford, Clarendon Press, 1930, appendice 1, pp. 48-56.

[6] W. D. Lamont, Principles of Moral Judgment, Oxford, Clarendon Press, 1946, pp. 83-85.

[7] Voir H. J. McCloskey, « Rights », Philosophical Quarterly, n° 15, 1965, p. 121, p. 124.

[8] Ibid.