Empedocle

 

 

 

Empédocle,

Les Purifications, un projet de paix universelle,

édité, traduit et commenté par Jean Bollack,

Seuil, 2003 (bilingue Grec-Français), p.99-105.

La viande est un meurtre

Fragment 136

Vous ne ferez pas cesser le meurtre (phonos) discordant? Vous ne voyez pas que vous vous dévorez les uns les autres, sans discernement?1

Fragment 137

« Le père soulève son propre fils, qui a changé de forme;
Il l'égorge, avec par-dessus des prières, le grand sot. Les autres
Sont gênés de sacrifier un fils qui supplie. Lui, reste sourd aux appels;
Il égorge, et prépare dans la grande salle un repas funeste. De la même manière, le fils saisit son père et les enfants leur mère,
Ils arrachent leur vie et mangent leurs propres chairs. »2

Fragment 138

« Puiser la vie avec le bronze [...] »3

Fragment 139

« Malheur à moi! quand le jour sans pitié ne m'a pas détruit, Avant que je n'aie eu autour de mes lèvres la pensée des actes affreux de la dévoration. »4

 

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COMMENTAIRES DE JEAN BOLACK:

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1. [Note du webmaster: la traduction de ce premier fragment a été modifiée à partir de la traduction plus littérale de J.-F. Balaudé (cf. article cité en marge, ci-dessous, à droite, note 43, p.43)]

Les deux textes les plus forts contre le massacre des animaux (fr. 136 et 137) sont cités par Sextus, Contre les physiciens, I; ils montrent que, chez les « Italiques » (dont Pythagore et Empédocle), opposés aux Ioniens de l'Est, la communauté naturelle, déterminant les actes de justice et de piété, est étendue aux animaux dénués de raison. La relation est assimilée chez Sextus à celle des hommes entre eux (allèlοus) et des hommes avec les dieux. Le principe est formulé en termes stoïcisants et porte la marque de Posidonius (dans son Commentaire du Timée) : « Il y a un souffle unique qui traverse l'univers en son entier à la manière d'une âme [du monde], et c'est lui aussi qui fonde l'unité qui nous relie à eux. » Empédocle est expliqué dans ce cadre. L'errance des démons a pu susciter cette présentation de la solidarité, où allèlous devient le terme essentiel de la citation ; il y a un « l'un l'autre », entre nous et les animaux.

Le rhéteur plaide au moyen de deux questions négatives: « vous n'allez donc pas sortir du crime? ». Les hommes sont sur le banc des accusés. On passe du futur au présent, d'une continuation des habitudes à la mise à nu de l'inconnu. L'épithète du crime (phonos) relève une qualification terrible de la guerre formulée dans l'épopée du meurtre, dans Iliade: « lourde de cris » (dusèkhès) ; c'est toujours la guerre, et, si ce n'est pas la guerre, c'est la mort à la guerre. La question implique l'analyse. L'instinct de mort survit au-delà du champ de bataille, les cris des mourants sont relayés par ceux des bêtes sur les autels, sacrifiées comme Iphigénie. Le meurtre se perpétue, inaugu­rant l'humanisation du dieu, en vérité une animalisation. Il s'est produit par la volonté des dieux pour être combattu. On passe ainsi au deuxième stade, qui implique l'extension et le transfert : vous vous entretuez et vous ne vous voyez pas. En traduisant : « vous ne voyez donc pas que vous vous déchiquetez? », on néglige le préverbe es- (il y a donc bien une deuxième construction syntaxique qui est imbriquée savamment dans l'autre) : « vous ne vous voyez donc pas vous-mêmes tels que vous êtes? ». C'est une non-reconnaissance de soi. Les animaux se dévorent entre eux et continueront à le faire. La doctrine à ce point se précise et s'éclaire : c'est pour ne pas faire comme les bêtes sauvages et carnivores qu'il faut cesser de tuer dans ce domaine aussi bien, comme à la guerre. À la place des bêtes, on se rencontre soi-même. Un démon, adapté au corps d'un lion, ne change pas sa nature, il s'enrichit en prenant la mesure de sa puissance. Connaître, c'est laisser être, ne serait-ce que pour ne pas être ainsi. En tuant, on devient soi-même la bête, mais le démon qui l'habite a étendu les virtualités de notre nature jusqu'aux animaux, en les intégrant dans le mouvement global de la divinisation.

L'acuité d'une perception ou la perspicacité que traduit le mot noos, dans la reconnaissance d'une véritable identité, sont perturbées par une absence de «soin» ou de « souci » –c'est une incurie ou une indifférence. Le mot akèdeièisi offre un bel exemple d'explicitation verbale; c'est aussi, selon l'usage de la langue, d'une part, l'insouciance, à l'égard des morts et des rites funèbres (kèdea) et, d'autre part, de la famille et de la parenté au sens le plus large (kèdesthai, kèdeuma). Les deux notions sont rééclairées à la lumière de l'affinité universelle.

2. Le fils a changé de forme (il n'y a dans le fond qu'une forme toujours la même, indéfiniment variée) ; d'homme, il est devenu boeuf ou mouton. Ce n'est pas que « lui » soit devenu ceci ou cela; le démon qui l'habitait a changé de demeure; il est entré dans une autre forme. Le substrat, c'est le démon ; comme tel, il n'est ni fils ni fille, ni père ni mère. La scène, fortement dramatisée, dans un dialogue serré avec la tragédie athénienne, superpose à la vision du rite l'horreur des récits mythiques cannibales ou sacrificiels, des guerres de succession des dieux au repas de Thyeste et au sacrifice d'Iphigénie. Elle en tire toute sa force symbolique. C'est plus vrai de cette façon. Le démon a été ceci, et maintenant il pourrait être cela dans le domaine du vivant; c'est par ce biais que l'on peut dans le meuglement reconnaître la voix humaine. Le cri est le même ; autrement dit : il n'est cri que si l'autre l'est aussi. L'ascèse conduit à l'entendre.

L'opposition qui se manifeste dans le déroulement de l'acte est tout à fait centrale. Le père est le chef, il est l'officiant, le prêtre et l'exécutant. Il égorge et « par-dessus » (ep-), pendant que le sang jaillit, formule la prière liturgique. C'est en train de se faire. Mais il y a, à côté de lui, d'autres gens qui ne sentent pas comme lui. L'emploi épique de « et eux » (hoi de), que l’on a aussi au fr.112, se rapporte à une identité définie par la situation évoquée dans le récit; le tour a été inutilement contesté (cf. Zuntz, qui n'est sensible ni à la disparité, ni à la tension produite). Ce ne sont même pas nécessairement les serviteurs du sacrifice (D.-Kr. avec Wilamowitz). Pourquoi pas les convives, l'assistance? Le mot de nèpiοs caractérise dans l'Odyssée le comportement irréfléchi ou insensé des compagnons d'Ulysse (voir le poème, chant 1, v. 8). Ils fran­chissent les limites de l'interdit et dévorent les chairs des « boeufs du soleil », contre la volonté d'Ulysse. La situa­tion est renversée ici. C'est le père, qui est « le grand sot », soumis à l'autorité qu'il représente; il accomplit le sacrifice et commet le crime ; ce sont ici les « compagnons » au contraire qui sont dans l’embarras, ne sachant que penser; ils enten­dent, dans leur humanité, les gémissements de la bête.

L'embarras de l’entourage (aporeuntai) a fait problème; les interprètes n'y voient pas la réaction de l'assistance qui participe au sacrifice. Le mot a fini par être retenu par D.-Kr.: oida poreuntai, mal divisé, est dans un manuscrit de Sextus, les autres manuscrits ont hoi de poreuntai : àla première lecture de Diels : hoi d'eporeuntai, « se précipitent»; on a par ailleurs cherché à éviter différemment le mot, à l'aide de plusieurs tentatives lexicales (voir surtout les corrections extra­vagantes de Zuntz). La suite écarte les doutes, décrivant l'obsti­nation d'une réponse ou d'une non-réponse aux réactions de l’assistance, contrainte de rester sourde devant les supplications du sacrifié (anèkoustos peut être maintenu dans Sextus avec un allongement métrique de l'initiale a-; voir P. Chantraine, Gram­maire homérique, I, p. 98 et 102). Si les uns entendent, et que l'autre est insensible, c'est que ceux qui voient faire ne sont pas aliénés par la contrainte qu'exerce la loi religieuse, comme Agamemnon qui lui succombe, étouffant ses sentiments en sacrifiant sa fille dans la pièce d'Eschyle (Agamemnon, vers 231-247; voir ci-dessous, p. 131). C'est comme si l'exécutant du rite était entouré de gens avertis qui sont horrifiés. Il ne sait pas voir. L'opposition est forte (« mais eux », « mais lui »). C'est comme si les autres appartenaient à une communauté d'amis qui défendent le vrai. Empédocle écrit sa Bible, avec une critique fondée en raison contre tous les René Girard à venir.

On a besoin de la réaction. Le sentiment contraire est natu­rel, pour qu'il apparaisse que le rite vient le réprimer. L'écoute de la «supplication », qui permet l'interprétation juste des appels, se heurte à la surdité du sacrifiant devant les cris du désespoir (les deux mots sont aux deux extrémités du vers). L'expérience de la tradition mythique se reproduit dans le rite, qui survit et fait comprendre les histoires du passé. Le héros est dans la grand'salle de son palais et prépare à ses convives la quintessence d'un repas de malheur (vers 4). Toujours l'instinct de la dévoration est premier; l'instance décisive de la pensée trouve sa forme autour du mouvement imprimé par les lèvres avides (fr. 139). « L'un, l'autre », l'allèlophagie resti­tuée, cela peut être la famille réduite, celle où chacun a grandi; ce sont les parents mêmes, dans les situations qu'évoquent les mythes, les géniteurs dont on s'empare, que l’on ravit et que l'on avale. Kronos angoissé dévorait sa propre progéniture (Théogonie, v. 459-460) ; un mouvement contraire, presque plus naturel, poussait les enfants à leur arracher la vie.

Symétriques ou analogiques (voir le même usage de hôs autôs dans les Origines), les deux derniers vers construisent une variation significative du mouvement. Dans la première situation, le père soulève la victime, avec assurance, il apporte l'offrande de son fils, il se dépossède du bien qui lui appar­tient. Dans l'autre cas, si c'est le fils qui sacrifie, ou si les enfants dans une famille tuent leur mère, ils se saisissent de leurs géniteurs plus faibles et leur arrachent la vie en absorbant leur chair, c'est un geste différent qui se reflète alors dans le miroir du même acte, moins rituel et social, plus bestial et primitif, issu d'une promiscuité immonde. C'est comme si on ne se trou­vait pas dans la salle d'un palais héroïque mais dans le repaire de fauves lacérant leur proie. L'adjectif philos, souligne la parenté, plus encore l'appartenance commune; cette accep­tion restrictive du mot exprime toute la violence de l'acte, qui passe a contrario dans le concept plus large; plus abstrait, pris en soi, le terme retrouve alors la vérité de l'affinité universelle dans un amour qui ne saurait être que spéculatif.

3. Aristote choisit deux expressions d'Empédocle, empruntées aux Catharmes, sans nom d'auteur, pour illustrer la métaphore obtenue par un échange entre deux espèces, en l'occurrence les notions de  «puiser » et de « couper ». En un endroit, non connu par ailleurs, le poète écrivait : « écopant la vie avec le bronze », voulant, selon Aristote, dire : tranchant avec l'épée (on est dans le contexte des sacrifices). Au fr. 143, c'est l'inverse : « on tranche avec le bronze indestructible » dans les fontaines. Puiser pour trancher, trancher pour puiser.

4. Personne n'est exempt de faute. Tout le monde peut s'iden­tifier avec l'un, le tis, et se sentir responsable de l'allèlophagie. On corrige hote, « lorsque », en hoti (Nauck, malgré Théo­crite XI, 54) pour trouver la cause de la plainte, mais on peut essayer de justifier le tour en isolant le « malheur à moi » (oimoi), comme s'il représentait une proposition indépen­dante, On accentue alors le moment crucial de l'entrée dans la temporalité humaine: « Malheur ! le jour où...»

L'exclamation a ses modèles classiques dans le « plutôt être mort avant, ou être né après » de l'épisode de la race de fer des Travaux et le « plutôt ne pas être né du tout, ou bien alors...» de Theognis, v. 425-428. Avec « le jour impitoyable de la mort », selon Homère (Iliade, XI, v. 484; Odyssée, IX, v. 17), la formule suscite la représentation d'un anéantissement complet, qui serait l'unique possibilité d'avoir évité le carnage massif le jour du crime.

La relation avec le sacrificateur inconscient, le « sot » nèpiοs du fr. 137 et la malédiction des vaches du soleil (Odys­sée, XII) est évidente. Empédocle fait advenir une seconde naissance dans le mal; la réduction à l'animalité ne peut être mesurée qu'à l'aune du néant.

Le crime concerne l'humanité tout entière. Il ne reste donc plus, pour Théophraste (dans Porphyre), « aux gens qui vien­nent après » (tois husterois), qu'à trouver dans les purifica­tions un remède contre le crime commis auparavant. Elles peuvent efficacement s'accomplir dans un exercice de pure représentation intellectuelle du mal qui a été fait. On exprime le voeu d'avoir péri plutôt que d'en être arrivé là. Ce sera une manière, sinon de l'effacer, du moins de le bannir ou de l'éloi­gner de soi. Ce n'est pas exactement la découverte de la « vraie nature » du crime (Zuntz) ; c'est bien un exercice mental méthodique, comme le suggère Théophraste.

Le tour prépositionnel avec peri (« autour des lèvres ») a gêné, on n'en comprenait pas le sens; H. Frankel croyait inutilement y déceler la mauvaise lecture d'un prin (« avant »), qu'il rétablissait en refaçonnant le vers (cf. Zuntz). Mais il s'agit bien d'un déplacement de la pensée concentrée en une partie animale du corps, autour de la bouche, et dominée par un appétit de chair. La plongée des démons dans le règne animal s'accompagne aussi de la volonté de l'homme-dieu de se défaire de son animalité. Faire la bête pour accéder à l'état de dieu.

 

 

 

Fragment 136 = Sextus Empiricus, Adversus dogmaticos III (Contre les physiciens, I), 129, p. 243 Mutschmann (B.T., vol. II).

Fragment 137 = lignes 1-6 : Sextus Empiricus, Adversus dogmaticos III (Contre les physiciens I), 129, p. 243 Mutschmann (B.T., vol. II); cf. Calcidius, In Timaeum, 197; lignes 1-2 (incomplet) : Origène, Contre Celse, V, 49.

 

Fragment 138 = Aristote, Poétique, chap. 21, 1457b 13s.

Fragment 139 = Porphyre, De l'Abstinence, II, 31, 5 (extrait, il semble, de Théophraste).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour une analyse plus complète, cf. Jean François Balaudé, "Parenté du vivant et végétarisme radical: le 'défi' d'Empédocle"in Romeyer Dherbey, Labarrière, Cassin, L'Animal dans l'antiquité, Vrin, 1997. J.-F. Balaudé montre qu'Empédocle n'est pas motivé par la métensomatose. Il se soucie des autres vivants pour eux-mêmes.