David DeGrazia

 

 

David DeGrazia,
"Motivation and methods for studying animal minds",
Taking Animals Seriously: Mental Life and Moral Status,
Cambridge University Press, 1996, chapitre 4, p. 75-96.

Traduction Estiva Reus, Cahiers Antispécistes, n°18 et 19 (février et octobre 2000) [titre modifié].

Motivation et méthodes pour étudier l'esprit animal

Nous avons examiné les questions de méthode en éthique, le statut moral de base des animaux*, et le principe d'égale considération. Dans le présent chapitre, et dans les trois suivants, nous explorerons la vie mentale des animaux, avant de revenir à l'éthique. Ce détour peut surprendre. Pourquoi quitter le domaine de la morale pour celui de l'activité mentale ?

Les raisons d'explorer la vie mentale des animaux

Pour prendre les animaux au sérieux, il est essentiel d'envisager les questions philosophiques et scientifiques relatives à leur vie mentale, et il vaut mieux le faire avant de pousser plus avant la réflexion éthique. Il en est ainsi pour plusieurs raisons.

En premier lieu, il est nécessaire d'explorer la vie mentale des animaux pour déterminer lesquels d'entre eux ont un statut moral de base. Nous avons expliqué au chapitre 3 (et ce point sera approfondi au chapitre 8) que seuls les êtres ayant des intérêts ont un statut moral, et que seuls les êtres sensibles - qui, par définition, ont certains états mentaux (cf. chapitre 5) - possèdent des intérêts. En quoi consistent exactement ces états mentaux et quels sont les animaux qui les éprouvent ?

Il ne nous suffit cependant pas de savoir quels sont les animaux dotés d'un statut moral. Peut-être existe-t-il entre eux des différences moralement significatives (même si l'on adopte le principe d'égale considération). Par conséquent, nous voulons savoir (1) s'il existe des différences moralement importantes parmi les êtres dotés d'un statut moral ; (2) si tel est le cas, sur quelles variables concrètes se fondent ces différences ; (3) de façon générale, quels traits moralement significatifs appartiennent à tel ou tel animal. Comme nous le verrons au chapitre 8, tout ceci exige une réflexion sur la théorie de la valeur**. Et puisque (comme nous le verrons également), toute théorie plausible de la valeur définit au moins partiellement la valeur prudentielle en termes d'états mentaux - comme le plaisir et la souffrance, ou encore les désirs - la théorie de la valeur appliquée aux différentes espèces exige que nous nous informions sur la vie mentale des animaux. (Par commodité j'utiliserai l'expression abrégée états mentaux pour désigner à la fois les états, les évènements, les processus mentaux1, etc.)

Ainsi, l'activité mentale des animaux importe à la fois pour l'attribution d'un statut moral et pour la théorie de la valeur. Au chapitre 3, nous avons soutenu que l'on devait étendre le principe d'égale considération aux animaux, c'est à dire accorder le même poids moral à leurs intérêts, lorsqu'ils présentent une similitude pertinente. Mais aussi injustifiable que soit la thèse de l'inégale considération pour les animaux, même ceux qui croient pouvoir la défendre ont des raisons d'explorer leur psychisme. Car ils justifient vraisemblablement leur position par des différences dans les aptitudes mentales. Certains, par exemple, croient que la condition nécessaire et suffisante pour mériter une égale (et pleine) considération est d'être un agent moral. D'autres attribuent un rôle similaire au fait d'être autonome. D'autres encore insistent sur des caractères tels que la conscience de soi et la compétence linguistique. Comme nous le verrons au chapitre 7, les analyses plausibles de ces caractères font référence aux capacités mentales. Ces théoriciens, à supposer qu'ils n'aillent pas jusqu'à adopter une position totalement insoutenable - par exemple, que les individus qui ne sont pas des agents moraux n'ont aucun statut moral du tout - admettraient probablement que certaines autres caractéristiques sont significatives pour déterminer quel poids il faut accorder aux intérêts d'un être. Un défenseur d'une inégale considération pourrait soutenir par exemple que (1) une considération pleine et entière n'est due qu'aux êtres autonomes, et que (2) le degré (inférieur) de considération dû aux autres animaux dépend de la complexité de leur conscience. Une telle position inciterait à étudier la vie mentale des animaux, afin de déterminer lesquels d'entre eux sont autonomes, ainsi que le degré de complexité de la conscience des êtres conscients non-autonomes.

Ainsi, pour différentes raisons, et même en partant de positions éthiques différentes, le chemin pour parvenir à un traitement éthique des animaux passe par l'étude de leur psychisme. Dans les termes des qualités théoriques requises par la méthode de recherche de cohérence (cf. chapitre 2), nous devons nous assurer que nos affirmations morales relatives aux animaux sont compatibles ou cohérentes avec ce que nous savons par ailleurs, ou pensons raisonnablement savoir, en particulier concernant la nature des animaux.

Les propos de chercheurs, ou d'autres personnes travaillant régulièrement avec des animaux, font penser que la connaissance qu'ils en ont est bien inférieure à ce qu'on pourrait attendre. Souvent ces cas d'erreur intellectuelle coïncident avec des manquements moraux. Voici un exemple d'affirmation d'une invraisemblance extravagante concernant la vie mentale des singes, dans le contexte d'un traitement immoral à leur égard (traitement incompatible avec le principe d'égale considération, et sans doute avec toute considération sérieuse pour les singes) :

 

L'Agence de défense nucléaire a confirmé que, pendant une période de cinq ans, elle a utilisé pour ses expériences 1379 primates, presque tous des macaques rhésus. Dans une série de tests, les animaux ont été soumis à des doses létales de radiations, puis ont été forcés au moyen de chocs électriques à courir dans une roue jusqu'à ce qu'ils tombent d'épuisement. Avant de mourir, les singes, qui n'avaient pas été anesthésiés, subirent les effets prévisibles de radiations excessives, dont les vomissements et la diarrhée. Après avoir reconnu tout cela, un porte-parole de l'Agence de défense nucléaire fit ce commentaire : « D'après nos connaissances les plus avancées, les animaux ne souffrent pas2 ». Il est surprenant que beaucoup de chercheurs et vétérinaires ne distinguent pas l'anesthésie de la contrainte chimique. Cette dernière immobilise l'animal, l'empêchant de « protester » ou se tordre de douleur, mais elle ne fait rien pour soulager les sensations désagréables provoquées par la chirurgie3. De telles erreurs démontrent qu'il importe d'étudier la vie mentale des animaux. Mais les raisons de le faire ne se limitent pas à l'intérêt éthique subséquent pour un traitement approprié de ceux-ci. Le psychisme animal est fascinant en lui-même. Quels animaux sont conscients ? Quelles sortes de sentiments éprouvent-ils ? Peuvent-ils communiquer et, si oui, dans quelle mesure ? L'intérêt intrinsèque de telles questions est considérable. Et l'engouement du public pour les réponses à ce type de questions se développe rapidement.

 

Ainsi, à mon avis, prendre les animaux au sérieux implique de prendre au sérieux leur vie mentale, à la fois pour savoir comment nous devons les traiter, et simplement pour les connaître. Pour ce faire, il faut naturellement prêter attention aux données. Mais quelle sorte de données devrait-on prendre en compte ? Cette question fait l'objet de la discussion méthodologique qui va suivre.

Méthode
La recherche d'un équilibre réfléchi par le recours à plusieurs approches

Nous avons besoin d'une méthode pour rassembler et évaluer les données relatives au psychisme animal. Celle que je préconise implique que l'on s'efforce d'atteindre un équilibre réfléchi entre quatre façons d'explorer les phénomènes mentaux : (1) la phénoménologie humaine ; (2) l'étude du comportement animal ; (3) des arguments de type fonctionnel-évolutionniste ; (4) les données physiologiques4.

L'idée est de reconnaître une valeur à chaque type de données - sans accorder la priorité à aucun - et de travailler à forger des thèses sur le psychisme animal qui rendent justice à toutes les données disponibles. Les quatre méthodes (ou sous-méthodes) abordent les phénomènes mentaux par des voies différentes, mais elles sont compatibles. Certains philosophes et scientifiques le contestent, et, comme on le verra, nombreux sont ceux qui donne la priorité à un type de données sur les autres. Plus bas, je présenterai leurs positions et la critique que j'en fais††.

1. La phénoménologie humaine : un point de départ familier5

Nous voulons étudier la vie mentale des animaux, acquérir des connaissances sur son contenu, mais il nous est impossible d'y accéder directement par notre expérience vécue, c'est à dire que nous n'avons pas d'accès phénoménologique à l'esprit des animaux. Je suppose, premièrement, que les esprits humains ont un contenu et, deuxièmement, que l'étude de la phénoménologie humaine (qu'on expliquera mieux plus loin) nous aide à comprendre ce contenu. Les données comme celles qui seront discutées dans les trois prochaines sections fournissent de bonnes raisons de croire (comme nous le verrons dans les chapitres 5, 6 et 7) que beaucoup d'animaux ont une vie mentale dont le contenu ne diffère pas totalement de celui de la vie mentale des humains. Par conséquent, nous avons besoin de la phénoménologie humaine pour étudier la vie mentale des animaux. Plus précisément, la phénoménologie humaine dresse un programme du type d'états mentaux à rechercher chez les animaux et fournit un point de départ pour la compréhension des traits qualitatifs du psychisme animal. Ces deux fonctions méritent d'être approfondies dans le cadre d'une discussion plus complète de la phénoménologie humaine.

La phénoménologie humaine est l'étude des expériences subjectives des êtres humains, de la façon dont ils perçoivent ou ressentent les choses. En l'absence de la phénoménologie humaine, nous pourrions décrire le comportement des animaux de certaines manières, soutenir que certains comportements semblent avoir été favorisés par la sélection naturelle, et décrire les cerveaux animaux. Mais pour étudier la vie mentale des animaux, nous avons besoin d'une perception plus claire de ce que nous cherchons, à savoir certains états mentaux. Ainsi, nous avons besoin de certains repères. Nous pouvons nous référer aux mêmes objets que ceux employés dans la phénoménologie humaine - comme la douleur, la peur et les désirs - et attribuer les états mentaux auxquels ils renvoient aux animaux, dans la mesure où les données disponibles justifient cette attribution.

L'hypothèse selon laquelle nous pouvons employer avec profit les repères de la phénoménologie humaine, ainsi que l'hypothèse (formulée plus haut) selon laquelle la phénoménologie humaine nous aide à comprendre le contenu de notre esprit, reposent sur une hypothèse plus fondamentale, à savoir que la psychologie populaire est à peu près correcte. La psychologie populaire - ou psychologie du sens commun - recourt au vocabulaire mental courant pour évoquer et expliquer la vie et le comportement mental humain. Elle parle de croyances, de désirs, d'intentions, de peurs, de souvenirs, et ainsi de suite. La phénoménologie est censée nous apporter une information sur de tels états (sans être nécessairement infaillible). Je suppose sans en apporter la démonstration que les êtres humains normaux éprouvent les états mentaux reconnus par la psychologie populaire6.

Outre le fait qu'elle établit un programme de recherche, la phénoménologie explore aussi les aspects plus qualitatifs des états mentaux, tels le plaisir et le déplaisir. La phénoménologie humaine, qui nous apporte beaucoup d'information sur les aspects qualitatifs de la vie mentale des humains, nous aide aussi (combinée à d'autres types de données) à commencer à comprendre les aspects plus qualitatifs du psychisme animal. À des fins morales, nous devons explorer la façon dont les animaux ressentent (qualitativement) le monde, parce qu'une partie de leur monde résulte de nos actions sur eux, et que c'est là le principal problème moral qui nous occupe.

Par phénoménologie, les philosophes semblent parfois désigner spécifiquement l'étude de la façon dont les choses apparaissent à soi-même, c'est à dire au sujet lui-même et à personne d'autre. Mais il est probable que même les Méditations de Descartes, bien que rédigées à la première personne du singulier, ont été composées de façon à ce que les lecteurs puissent se livrer à l'introspection parallèlement à Descartes, et atteindre des résultats similaires aux siens7. Par phénoménologie humaine, j'entends la façon dont les choses sont perçues ou ressenties par les humains, au pluriel. La méthode se décline à la première et à la troisième personne, et n'accorde la préférence à aucune des deux. L'idée de base est de prendre plus ou moins pour argent comptant les témoignages apparemment sincères, apportés par des êtres humains apparemment normaux, sur la façon dont ils perçoivent les choses. Le témoignage n'est ni mis en doute sans raison spéciale, ni accepté comme infaillible ; il est pris au sérieux en tant que source de données sur la vie mentale des êtres humains. Nous pouvons mettre en doute - mais non pas rejeter sur-le-champ - un témoignage que nous avons du mal à comprendre, comme celui d'une personne qui affirmerait qu'elle ressent une grande douleur mais que cela lui est tout à fait indifférent (car nous pouvons nous demander si ce qu'elle éprouve est vraiment de la douleur). Nous pouvons douter du témoignage de quelqu'un quand sa sincérité est sujette à caution, comme dans le cas d'un trafiquant de drogue qui se fait admettre dans un hôpital psychiatrique chaque fois qu'il a des problèmes avec la justice, sans qu'aucun symptôme physiologique ne corrobore l'existence de sa maladie. Mais dans les cas ordinaires, nous ne mettons pas en doute le témoignage de quelqu'un sur ses propres états subjectifs8.

Le recours à la phénoménologie humaine nous permet d'avancer par analogie, à l'aide des trois autres méthodes (décrites plus bas), des propositions relatives aux états mentaux des animaux. Comment cela ? Commençons par admettre une chose qu'admettent tous les scientifiques et tous les bons métaphysiciens : le principe de parcimonie. Ce principe dit que si deux explications du même phénomène ont le même pouvoir explicatif (et présentent par ailleurs une égale cohérence), on doit retenir la plus simple des deux. Comme nous le verrons dans les chapitres 5, 6 et 7, l'explication la plus simple des similitudes entre humains et animaux sur le plan des comportements, des pressions sélectives, et des systèmes nerveux, réside souvent dans telle ou telle similitude précise dans la vie mentale. Notons que le type d'analogie élaboré ici ne se fonde pas sur le cas d'un individu unique, le sujet, mais sur celui des êtres humains en général. Ce type de généralisation n'a rien d'intrinsèquement irresponsable. Au contraire, au vu du principe de parcimonie, il serait irresponsable - ou irrationnel - de se priver de telles inférences, lorsqu'elles sont corroborées par le type de données approprié.

2. Le comportement animal : études en laboratoire et sur le terrain, expériences contrôlées et anecdotes.

Les animaux ressentent-ils le plaisir et la douleur ? Ont-ils peur ? Se souviennent-ils ? Anticipent-ils ? Pour démarrer, demandons-nous s'ils agissent comme si tel était le cas. Certaines personnes croient pouvoir répondre à beaucoup de questions relatives à la vie mentale des animaux à partir d'observations occasionnelles de leur comportement. Au mieux, ce point de vue d'observateur de salon repose sur des thèses philosophiques très contestées. Une partie de ma stratégie dans ce chapitre consiste à éviter ce type de thèses prêtant à querelle, du moins celles qui ne sont pas nécessaires. Par conséquent, je rejette le point de vue de l'observateur de salon. Il y a des moyens plus fiables d'observer le comportement animal.

Mais, tout d'abord, pourquoi faudrait-il croire que le comportement joue un rôle quelconque dans la compréhension de la vie mentale des animaux ? Pour répondre brièvement, il est évident qu'il existe des liens importants entre vie mentale et comportement. Par conséquent, le comportement animal est une source d'information importante. Comment devrait-on l'étudier ?

Au cours des dernières décennies, l'étude scientifique des animaux s'est essentiellement déroulée dans les laboratoires. L'étude en laboratoire permet une rigueur considérable ; les observations peuvent être répétées, elles sont typiquement mesurables, et sont relativement bien contrôlées au sens scientifique du terme, c'est à dire qu'on élimine les facteurs non pertinents qui sans cela pourraient influer sur les résultats. S'inscrivant dans le courant dominant de la science, les études menées en laboratoire jouissent de la réputation que procurent à la fois une histoire jalonnée de succès et la fidélité à de sains principes scientifiques.

Mais elles présentent aussi quelques inconvénients, qui jusqu'à une période récente ont été largement ignorés par les scientifiques et par les institutions qui les financent. (La négligence de ces inconvénients provient sans doute partiellement de ce que l'on a confondu des prises de position idéologiques avec une pensée scientifique objective9.) L'un des inconvénients de telles études est qu'elles impliquent d'examiner les animaux dans des conditions très artificielles pour eux. Ces conditions artificielles peuvent influer sur leur comportement - et même sur leur physiologie - d'une façon qui invalide les résultats. Un autre inconvénient des études en laboratoire est qu'en raison du recours à des essais multiples, qui permettent la validation statistique, il peut être difficile de tester les animaux dans des cadres réellement nouveaux. Pourtant, la capacité de raisonnement, par exemple, est sans doute mieux étudiée dans un contexte de nouveauté. Les études en laboratoire tendent aussi à être très coûteuses, de sorte que des contraintes financières limitent ce qu'on peut apprendre des laboratoires. (Bien sûr, il y a aussi des problèmes éthiques concernant l'usage des animaux dans les études menées en laboratoire, qui sont ordinairement nocives pour les sujets d'expérience.)

Pour ces raisons, et pour d'autres encore, certains scientifiques préfèrent observer le comportement des animaux dans leur habitat naturel. Mais les études de terrain soulèvent des problèmes méthodologiques particuliers. Les récits rapportant des réactions d'animaux face à des contextes réellement nouveaux sont anecdotiques ; elles ne sont pas soumises à répétition et ne sont habituellement pas quantifiables. Il fut un temps où qualifier des données d'anecdotiques équivalait à leur dénier toute valeur scientifique. Aujourd'hui, la question de savoir si les anecdotes ont une valeur scientifique fait l'objet d'un débat animé. Par conséquent, notre question est celle-ci : Pour observer le comportement animal, devons-nous préférer les études en laboratoire ou les études de terrain, les expériences soigneusement contrôlées ou les anecdotes ?

Prenons chaque type d'étude au sérieux, mais aussi avec un regard critique. En dépit de quelques difficultés, il est indéniable que les études du comportement animal contrôlées en laboratoire apportent une information utile. Mais les développements de l'éthologie (cf. la section majeure suivante) rendent respectables les études de terrain et même certains usages des anecdotes. Les études de terrain ne présentent pas seulement les avantages liés à l'observation des animaux dans leur habitat naturel ; elles se prêtent également à des contrôles, si les chercheurs sont suffisamment imaginatifs. Et, comme le note Dawkins, il existe des choses telles que des anecdotes ordonnées - des dossiers récapitulatifs d'incidents spécifiques qui ont été rassemblés et examinés d'un œil critique, afin de déterminer si une espèce animale possède une aptitude particulière, comme la faculté de feindre10. Au minimum, les données anecdotiques trouvent un usage approprié en servant de guide pour les collectes ultérieures de données, et en suggérant de nouveaux projets d'expériences11. Ainsi, chaque type d'étude a ses limites, mais chacun fournit des données qui méritent d'être prises en considération, et il n'y a aucune raison de penser que les différentes sortes de données soient incompatibles.

3. Les arguments fonctionnels-évolutionnistes : la vie mentale dans un cadre darwinien.

Un type de données sur la vie mentale des animaux a été largement négligé jusqu'à une période récente. Dorothy Cheney et Robert Seyfarth, auteurs renommés pour leurs recherches sur les singes vervets, introduisent cette approche comme suit :

 

Pour étudier l'intelligence des primates, nous avons adopté une approche fonctionnelle et évolutionniste. Si des représentations de certains aspects du monde existent dans l'esprit des singes, nous faisons l'hypothèse qu'il en est ainsi parce qu'elles confèrent un avantage sélectif à ceux qui les utilisent. Nous faisons également l'hypothèse que ce qui est représenté, de même que la structure d'information contenue dans une représentation, sera déterminé par l'utilité d'une sorte d'opération mentale relativement à une autre12.

 

Le fait que Cheney et Seyfarth mettent ici l'accent sur l'intelligence pourrait être interprété comme excluant certains états mentaux (les sensations, les émotions...), mais nous ne restreindrons pas notre enquête de la sorte. Nous pourrions reformuler les propositions des auteurs en termes plus prudents, de la façon suivante : on doit supposer que si un animal peut éprouver un certain type d'état mental, c'est que ce type d'état mental lui confère un avantage sélectif, sauf s'il y a une raison de penser le contraire dans un cas particulier. Il n'est pas vrai que tout caractère qui survit à la sélection naturelle accroisse l'aptitude à se reproduire. Tout comme les gènes, les caractères sont hérités par paquets, et certains sont des passagers clandestins profitant de la transmission d'autres caractères, qui eux procurent un avantage. Il se peut que les tétons des mâles ou le rougissement du visage soient des passagers clandestins, alors qu'il est certain que les tétons des femelles ont une fonction, et qu'il est probable que le sentiment de honte en a également une13. Certains types d'états mentaux sont peut-être des passagers clandestins.

Colin Allen et Marc D. Hauser travaillent sur le rôle théorique des concepts mentaux en éthologie cognitive (une discipline dont on parlera plus longuement dans la prochaine section majeure) :

 

On répond habituellement aux interrogations relatives à la fonction d'un comportement particulier en expliquant comment il contribue à l'adaptation de l'organisme. Les termes se rapportant à la vie mentale fournissent un niveaude description approprié au niveau fonctionnel de description quifait l'objet des hypothèses évolutionnistes. Les états mentaux établissent un rapport entre les organismes et leur environnement à travers la notion de contenu. Un état mental est adaptatif si son contenu fournit les liens appropriés entre environnement et comportement. Les termes se rapportant à la vie mentale procurent ainsi aux éthologistes un vocabulaire naturel pour formuler leurs hypothèses14.

 

Alors que les comportements et caractères physiques des animaux sont étudiés de longue date en termes de fonctions liées à l'évolution, ce n'est que récemment qu'on a vu se développer la confiance des scientifiques dans l'application du vocabulaire cognitif ou mental aux animaux. L'attribution d'un type d'état mental à un animal est confortée par un argument fonctionnel-évolutionniste si ce type d'état mental semble avantageux pour lui - en termes de capacité à se reproduire - compte-tenu de son environnement, de ses comportements et traits physiques caractéristiques, et des autres faits connus le concernant.

Il ne s'agit pas de prétendre que de tels arguments justifient en eux-mêmes l'attribution d'états mentaux particuliers aux animaux, mais seulement de dire qu'ils apportent un type d'éléments en ce sens. Quelqu'un pourrait-il soutenir que les arguments fonctionnels-évolutionnistes ne sont pas pertinents ici ? Raisonnablement, non. Il est vrai que certaines personnes contestent l'évolution elle-même en tant que simple « théorie », renversant ainsi le socle sur lequel repose le genre d'argument dont nous parlons. Je dirai simplement que je tiens cette théorie pour vraie, au moins dans ses grandes lignes.

4. La physiologie : un coup d'œil sur l'infrastructure matérielle.

La physiologie, et plus particulièrement la neurophysiologie (étude du cerveau et du système nerveux central) apporte une quatrième sorte d'éléments de preuve en faveur de l'existence d'états mentaux chez les animaux. Même les tenants de thèses philosophiques différentes concernant les phénomènes mentaux peuvent s'accorder sur l'idée que les états mentaux chez les humains sont étroitement liés à la structure et à l'activité du cerveau. Il en est ainsi, que l'on considère que les états mentaux se confondent avec les états cérébraux, ou qu'ils sont causés par eux, ou qu'ils sont des propriétés émergentes des états cérébraux, ou encore qu'ils sont seulement corrélés à ces derniers.

Rappelons, même si cela peut sembler évident, que des théories scientifiques respectables soutiennent que les humains ne peuvent pas éprouver certains états mentaux si certaines parties de leur cerveau ne fonctionnent pas. L'existence de structures neurologiques très similaires chez d'autres animaux constitue un élément de preuve de l'existence chez eux du genre d'états mentaux liés à ces parties du cerveau chez les humains. Cet élément de preuve peut être renforcé (1) par des données montrant qu'une partie du cerveau de l'animal fonctionne d'une façon similaire à la partie correspondante du cerveau humain (par exemple, si l'animal devient incapable d'avoir certains comportements lorsque la partie du cerveau en question est gravement endommagée), ou (2) par l'observation de certaines connections neurophysiologiques structurelles (par exemple, des connections entre les lobes occipitaux et les organes dont on sait déjà qu'ils constituent l'appareil visuel sensoriel). Les techniques de scanographie du cerveau, comme la tomographie par émission de positrons (TEP), constituent un genre prometteur de données du type (1). Les examens par TEP permettent à un observateur de voir, au moyen d'une caméra spéciale, l'activité de parties spécifiques du cerveau. Par exemple, si les sujets entendent un discours dans une langue qu'ils comprennent, certaines zones d'association du cortex s'éclairent ; mais s'ils entendent un discours dans une langue qu'ils ne comprennent pas, ces mêmes zones ne s'éclairent pas15. Un usage créatif de cette technologie pourrait être d'une aide précieuse pour comprendre le fonctionnement des parties du cerveau animal dont l'anatomie est similaire à celle de parties du cerveau humain.

Il n'y a aucune raison contester la légitimité des données neurophysiologiques, du moment qu'on les utilise avec la prudence nécessaire. Certes, des états mentaux similaires peuvent être obtenus par des voies différentes. Par conséquent, nous ne pouvons pas supposer que les animaux doivent posséder la partie de cerveau C pour connaître l'état mental M simplement parce que chez nous C est associé à M ; il se peut que les animaux soient dépourvus de C, mais qu'ils possèdent D, qui fonctionne de façon similaire en produisant M. Mais, en principe, lorsque des chemins anatomiques alternatifs ont été suivis par différentes espèces, nous pouvons le détecter, là encore en étudiant la fonction et les connections structurelles des parties du cerveau animal. Par ailleurs, nous ne pouvons pas supposer non plus que, si des animaux possèdent la partie de cerveau C, qui chez nous est associée à l'état mental M, alors ils doivent aussi éprouver M. La niche environnementale des animaux peut avoir conduit à des spécialisations sensorielles différentes, de sorte que, chez ces animaux, C est associé à un autre état mental N. Mais, là encore, des sources d'information d'un autre ordre peuvent nous aider à faire le tri en ce domaine. Ainsi, si la présence de la partie de cerveau C n'est en elle-même ni nécessaire ni suffisante pour éprouver l'état mental M, des données empiriques complémentaires peuvent établir le lien entre les deux.

Il découle du principe de parcimonie, et de ce que nous savons de l'évolution, que la ressemblance neurologique entre les humains et les animaux est une source d'information sur les états mentaux de ces derniers. La plus grande part des traits qui ont fonctionné de manière avantageuse chez nos ancêtres sera présente en nous, Homo sapiens, sauf si des pressions sélectives défavorables, ou peut-être la simple absence de pressions favorables, les ont fait ou laissé disparaître.

Le rôle de l'éthologie cognitive et « l'approche intentionnelle »

Qu'est-ce que l'éthologie cognitive et comment s'insère-t-elle dans la méthodologie présentée ici ? Les éthologistes cognitifs disent parfois qu'ils adoptent « l'approche intentionnelle ». Que faut-il entendre par là ?

L'éthologie est l'étude du comportement animal dans le cadre de la théorie de l'évolution. Un comportement est étudié à la lueur de sa fonction et de son évolution16. L'éthologie cognitive (du moins dans le sens où j'emploie ce terme) est plus précisément l'éthologie qui incorpore dans leurs grandes lignes les principes de la psychologie cognitive : (1) l'explication du comportement doit reposer sur l'hypothèse d'états ou d'événements intérieurs (dans la mesure où ils sont interprétés comme ayant un caractère physique) ; (2) la meilleure façon de concevoir les humains et les autres organismes dotés d'un psychisme est de les considérer comme des systèmes de traitement de l'information17. L'éthologie cognitive a pour trait distinctif de postuler des états et processus cognitifs, tels que les désirs et les croyances, conçus comme des intermédiaires entre l'environnement et le comportement de l'animal (de la façon décrite par Allen et Hauser dans une citation donnée plus haut) ; beaucoup d'éthologistes postulent aussi des états plus affectifs comme la douleur, la détresse, et la peur18. Un petit historique va nous permettre de situer cette approche parmi certaines de ses concurrentes.

Tout comme les éthologistes contemporains, Charles Darwin défendait la thèse de l'existence d'une continuité mentale entre les humains et les animaux, et attribuait des états cognitifs à ces derniers. Mais il le faisait en se fondant sur l'observation de cas particuliers plutôt qu'à partir d'expériences contrôlées. Par conséquent, son approche pourrait être qualifiée de cognitivisme anecdotique. Le behaviorisme se forma en partie en réaction à l'approche anecdotique, dans l'espoir d'introduire de la rigueur dans l'étude du comportement. Les expériences contrôlées en laboratoire devinrent la norme, et les entités non observées furent tabou. C'est ainsi qu'on en arriva à considérer la conscience et l'intentionnalité animale comme des notions mystérieuses et scientifiquement inaccessibles ; on crut de plus en plus en la possibilité de décrire la totalité du comportement animal en termes de stimuli et de réponses. (J.B. Watson dans les années vingt, et B.F. Skinner dans les décennies suivantes, furent des behavioristes particulièrement influents.) L'éthologie classique se développa avec les travaux de pionniers tels que Konrad Lorenz et Niko Tinbergen, qui mirent l'accent sur des états internes présumés tels que les instincts, les pulsions et les pulsions motivationnelles. Mais alors même qu'ils recevaient le prix Nobel en 1973, beaucoup se mirent à penser que leur « grande théorie » des instincts était déjà en ruine. Aucune théorie des instincts d'une extension similaire n'est venue remplacer le modèle de Lorenz-Tinbergen. Certains se sont tournés vers la neuroéthologie, qui examine le comportement animal à travers l'optique de la neurologie. Bien que la neuroéthologie ait connu de grandes avancées, beaucoup de gens pensent qu'une grande part de ce que nous savons du comportement animal ne peut être expliquée en termes neurologiques (actuellement ou dans un futur prévisible ; il se peut même qu'une telle explication soit impossible par principe). Quoi qu'il en soit, la publication en 1976 de The Question of Animal Awareness de Donald Griffin, qui mettait l'accent sur la pensée et les sentiments chez les animaux, peut servir de repère pour dater l'essor de l'éthologie cognitive19.

Une explication de ce qu'est l'approche intentionnelle peut nous aider à comprendre l'éthologie cognitive. L'approche intentionnelle est une stratégie d'interprétation du comportement dans laquelle on considère qu'un organisme a des croyances, des désirs et d'autres états intentionnels, et que son comportement est en majeure partie rationnel20. Supposons qu'une chienne, en entendant sonner la cloche du dîner, se précipite à la cuisine en direction de sa gamelle. On interprétera cela de la façon suivante : elle désire de la nourriture, croit qu'elle en obtiendra en se précipitant vers la gamelle, et (de façon tout à fait rationnelle étant donné ce désir et cette croyance) se précipite intentionnellement vers la gamelle. Une interprétation qui ne relèverait pas de l'approche intentionnelle consisterait à dire que la chienne répond automatiquement et inconsciemment à certains stimuli auditifs et olfactifs, ou à considérer que son comportement est totalement réductible à l'activité de particules élémentaires dansant au gré des lois de la physique. L'approche intentionnelle doit être préférée si elle fonctionne mieux que toute autre grille d'interprétation pour expliquer et prédire le comportement des animaux, situé dans son contexte, et compte tenu des connaissances relatives à leur évolution.

Notons que notre usage de la phénoménologie humaine incorpore l'approche intentionnelle. En croyant les gens plus ou moins sur parole lorsqu'ils décrivent leur vie mentale, nous les traitons comme des agents ayant des états intentionnels. Comme le dit Dennett :

 

Nous devons traiter l'émetteur de sons comme un agent, et même comme un agent rationnel, qui entretient des croyances, des désirs et d'autres états mentaux qui révèlent une intentionnalité ou une attitude « à propos des choses », et dont les actions peuvent être expliquées (ou prévues) à partir du contenu de ces états. Ainsi, les sons émis doivent être interprétés comme des choses que les sujets voulaient dire, par exemple comme des propositions qu'ils entendaient affirmer, pour diverses raisons21.

 

Lorsqu'il s'agit d'interpréter le comportement animal, de tels actes de langage font défaut (avec peut-être de très rares exceptions). Mais, une fois encore, nous pouvons appliquer l'approche intentionnelle aux animaux. De fait, adopter l'approche intentionnelle pour les animaux, avec les précautions appropriées sur le plan théorique et factuel, équivaut à adhérer à l'éthologie cognitive.

Les scientifiques et les philosophes qui étudient la vie mentale sont de plus en plus nombreux à penser que, pour beaucoup d'animaux « supérieurs », l'approche intentionnelle fonctionne mieux que toutes les approches alternatives actuellement connues, et en particulier mieux que le behaviorisme, qui a développé une « approche physique22 ». « Animaux supérieurs » inclut évidemment les humains. Il semble en conséquence que les sciences humaines qui ont employé des concepts intentionnels, comme l'économie, ont mieux réussi à expliquer et à prédire les comportements que les sciences qui ne l'ont pas fait, comme la psychologie behavioriste.

Après avoir compris ce que sont l'éthologie cognitive et l'approche intentionnelle, comment faut-il comprendre leur articulation à notre méthodologie globale ? Répondre à cette question exige que l'on explique la distinction entre éthologie cognitive faible (ECf) et éthologie cognitive forte (ECF). Dans cette section, j'ai présenté l'approche intentionnelle comme une approche dont beaucoup de gens estiment qu'elle réussit relativement bien à expliquer et à prédire le comportement animal. L'ECf approuve l'usage de termes cognitifs dans ce but, mais pas dans le but additionnel de décrire le comportement animal. Décrire ce que fait une chienne en termes de désirs, croyances et autres notions de cet ordre, c'est suggérer que la chienne connaît effectivement ces états mentaux. Mais l'ECf veut s'en tenir à la thèse selon laquelle il est utile de raisonner comme si la chienne éprouvait de tels états mentaux pour expliquer et prédire son comportement. (Il convient de noter que dans la mesure où l'ECf admet l'usage des expressions verbales intentionnelles pour la description du comportement humain, elle applique deux poids et deux mesures face au comportement humain et au comportement animal.) L'ECF emploie plus hardiment un tel vocabulaire pour expliquer, prédire, et décrire - certains préféreraient dire « interpréter » - le comportement de certains animaux23.

En considérant que les animaux ont des croyances, des désirs, et d'autres états intentionnels, l'ECF risque de prendre pour axiome ce qui est à prouver sur bien des questions qui seront abordées dans les chapitres 5, 6, et 7. Ainsi, quel que soit le cas étudié, nous ne devrions accepter la description intentionnelle du comportement d'un animal (par exemple qu'un renard cherche à éviter un prédateur), que si elle apparaît réellement supérieure - tout bien considéré - aux descriptions alternatives (par exemple une description en termes de mouvements corporels). Le « tout bien considéré » inclut l'examen d'arguments pour et contre l'attribution d'états intentionnels aux animaux, qui seront analysés en détail dans le chapitre 6.

Notre méthodologie suppose évidemment que le comportement des animaux est une source d'information sur leur vie mentale, y compris sur la question de savoir s'ils éprouvent ou non des états intentionnels. Comment devrait-on décrire ces comportements source d'information si on veut éviter les pétitions de principe du genre évoqué à l'instant ? Si nous gardons à l'esprit que les descriptions du comportement sont chargées de concepts, je pressens qu'il est possible d'échapper à la circularité, ou de la maintenir à un minimum raisonnable. Plus haut, j'ai décrit une chienne qui se précipitait vers la cuisine en direction de sa gamelle, au moment où tintait la cloche du dîner. Cette description semble suffisamment neutre pour permettre une recherche sur la façon dont le comportement de la chienne devrait être interprété. Les participants au débat pourraient avoir en commun un tableau sommaire des actions de la chienne, tout en étant en désaccord sur la question de savoir si elle désirait vraiment la nourriture et si elle s'y dirigeait intentionnellement.

Quelques auteurs qui n'emploient pas cette méthode

Nous avons esquissé une méthode d'étude de la vie mentale des animaux, fondée sur la recherche d'un équilibre réfléchi entre quatre méthodes spécifiques : (1) la phénoménologie humaine ; (2) l'étude du comportement animal ; (3) les arguments fonctionnels-évolutionnistes ; (4) des références à la physiologie. Je suis loin d'être le premier à employer plus d'un type de données pour argumenter sur les états mentaux des animaux 24. En fait, une fois exposée, la méthode que j'ai décrite peut sembler naturelle et évidente au point d'être triviale.

Je pense effectivement que cette méthode est naturelle, et je serais content si après mon plaidoyer en sa faveur elle vous paraissait évidente. Est-elle pour autant triviale au point de ne pas mériter d'être explicitement défendue ? Non, car de nombreux penseurs hautement estimés ne l'utilisent pas.

Certains philosophes privilégient la phénoménologie comme méthode d'investigation pour étudier l'esprit. Selon Descartes, et d'autres dualistes des substances (qui soutiennent que l'esprit et la matière sont deux substances irréductibles l'une à l'autre), les états mentaux sont des états de l'esprit, et ne sont en rien des états physiques. Par conséquent, pour eux, aucune recherche portant sur le monde physique - qu'il s'agisse des cerveaux, du comportement ou de l'évolution - ne nous met au contact de l'esprit. Même ci certains états physiques sont corrélés à certains états mentaux, les premiers ne sont que des indices de l'existence des seconds. Ainsi, le contact direct avec les états mentaux - c'est-à-dire la phénoménologie - doit avoir le dessus dans tout conflit apparent avec les données physiques.

Les dualistes des substances sont très rares parmi les philosophes contemporains. On trouve davantage de dualistes des propriétés, qui soutiennent que les propriétés mentales et physiques sont irréductibles les unes aux autres, même si, comme le soutient le physicalisme, toutes les substances (en tant que distinctes de leurs propriétés) sont en dernière instance physiques. Les dualistes des propriétés peuvent privilégier la phénoménologie, qui de leur point de vue implique un accès direct aux propriétés qui nous intéressent : les propriétés mentales. Même si, à un certain niveau, les états mentaux sont des états du cerveau, ce qui nous intéresse dans la vie mentale c'est la mentalité, la subjectivité ou l'intentionnalité. Il semble donc que les données physiques ne puissent rivaliser avec les données phénoménologiques.

Une raison générale pour ne pas privilégier la phénoménologie est que nous ne sommes pas des sources parfaitement fiables concernant ce qui se passe dans notre propre univers mental25. Nous sommes au mieux une source fiable concernant ce que nous ressentons lors d'une certaine expérience, ou la façon dont cette expérience est perçue. Mais un événement, par exemple voir la couleur rouge, inclut, si le physicalisme est vrai, davantage que ce que nous ressentons ; il inclut certains processus dans le cerveau inaccessibles à la phénoménologie. Et même concernant ce qui est ressenti lors d'une certaine expérience, nous ne sommes une source fiable que dans certaines limites, aussi surprenant que cela puisse paraître. Tout d'abord, la mémoire est faillible, et il en va de même de notre usage du langage au moyen duquel nous exprimons nos expériences. De sorte que même la phénoménologie à la première personne concernant la façon de ressentir une expérience ne mérite pas d'avoir la priorité absolue en cas de conflit avec d'autres types de données.

Certains philosophes et scientifiques ont accordé une prééminence méthodologique excessive au comportement. Un exemple facile est celui des béhavioristes, qui allèrent jusqu'à affirmer que le comportement était le seul type significatif de données. Plus exactement, ce point de vue est celui du behaviorisme méthodologique. Le behaviorisme métaphysique, en philosophie, soutient que les états mentaux eux-mêmes peuvent être réduits à des actions et à des dispositions comportementales. Nous en avons assez dit en défense de notre approche pluraliste pour écarter le béhaviorisme méthodologique. Historiquement, c'est principalement la psychologie cognitive qui provoqua sa mise au rebut chez les psychologues, tandis que le béhaviorisme métaphysique (dont il n'est pas utile d'exposer les nombreux problèmes) fut évincé en philosophie par la théorie de l'identité. (La théorie de l'identité soutient, contre le béhaviorisme, que les états mentaux sont réellement internes ; contre le dualisme des substances, elle identifie les états mentaux aux processus et états neurologiques.) Malgré la mort du béhaviorisme, beaucoup de penseurs privilégient le comportement comme source de données sur le mental.

Wittgenstein, dont l'influence reste forte sur la philosophie de l'esprit, soutenait que rien de ce qui se trouve dans la tête d'une personne n'est pertinent pour savoir si elle lit, fait de l'arithmétique, ou s'engage dans quelque autre activité consciente26. Nos pratiques linguistiques sont telles que nous attribuons des états mentaux aux autres sur la base du comportement dans un contexte. Selon cette thèse, ces pratiques linguistiques établissent le sens même des termes mentaux (dans leur usage à la troisième personne). Ainsi, il est concevable qu'un individu faisant de l'arithmétique, comme le démontre sa maîtrise de problèmes mathématiques, ait une tête remplie de paille. Il est frappant de constater que cette position implique apparemment qu'aucun élément non comportemental n'a de rôle à jouer même en tant qu'indice en faveur de l'existence de ces activités mentales.

L'argumentation en faveur de cette conclusion est fautive. Les données empiriques concernent le monde empirique contingent, pas les liens logiques nécessaires entre les mots et leur application. Peut-être est-il concevable, sur un plan logique, d'avoir la tête remplie de paille quand on fait des maths. Sur le plan des faits empiriques, c'est impossible. Ainsi, les considérations de Wittgenstein sur la signification des termes mentaux sont sans rapport avec nos préoccupations méthodologiques. (Par ailleurs, il se peut qu'il ait tort sur la signification des termes mentaux.)

De nos jours, beaucoup de fonctionnalistes, quelques fans de l'intelligence artificielle (IA) et d'autres encore semblent exagérer l'accent mis sur les comportements comme source de données relatives aux états mentaux. Comme l'explique Lycan, le fonctionnalisme est né en réaction à la perception des faiblesses de la théorie de l'identité (telle qu'on la conçoit habituellement) :

 

Au milieu des années soixante, [Putnam et Fodor] mirent en évidence une implication présomptueuse de la théorie de l'identité, comprise comme une théorie des « types » ou sortes d'éléments mentaux, à savoir qu'un état mental tel que la douleur présenterait toujours et partout les caractéristiques neurophysiologiques qu'on lui avait initialement attribuées. (...) [S]i les théoriciens de l'identité identifiaient la douleur elle-même à l'activation des fibres C, il en découlait qu'une créature d'une espèce quelconque (terrestre ou de science fiction) ne pouvait souffrir que si elle possédait des fibres C et que celles-ci étaient activées (...). Les théoriciens de l'identité avaient (...) sombré dans le chauvinisme d'espèce.

Fodor et Putnam proposèrent une correction évidente. Ce qui importe n'est pas (en soi) le fait que l'activation porte sur des fibres C, mais plutôt ce que font les fibres C, ce en quoi leur activation contribue au fonctionnement de l'organisme dans son ensemble (...). Ainsi, éprouver la douleur c'est (...) simplement être dans un état ou un autre, quelle que soit sa description biochimique, qui joue le même rôle causal que l'activation des fibres C chez [les êtres humains]. On peut continuer à soutenir que chaque occurrence de douleur chez un sujet particulier à un moment particulier est strictement identique à l'état neurophysiologique particulier de ce sujet à ce moment là (...). Les types d'états mentaux ne sont pas identifiés à des types neurophysiologiques mais à des rôles fonctionnels plus abstraits, tels qu'on peut les spécifier à partir des relations causales entre les occurrences d'un état mental et les données sensorielles entrant dans l'organisme, ses productions motrices, et ses autres états psychologiques27.

 

Ainsi, en cherchant à surmonter le chauvinisme d'espèce, les fonctionnalistes ont interprété des types d'états mentaux, tels que la douleur ou la souffrance, en termes de relations causales entre ces états et le reste du système où ils se produisent, quel que soit ce système ; aucune concrétisation neurologique ou même matérielle particulière n'est requise.

Mais alors, il semblerait qu'en principe rien n'interdise de penser que les ordinateurs, qui sont des systèmes de traitement de l'information, puissent connaître des états mentaux - c'est l'une des raisons de l'intérêt porté au domaine en pleine expansion de l'IA. Les fonctionnalistes et passionnés d'IA que je critique ici sont ceux qui poussent la « libéralité envers les espèces (ou systèmes) » jusqu'au point de penser que le comportement d'un système est la seule donnée pertinente pour lui attribuer des états mentaux. Pour eux, la neurologie et les considérations évolutionnistes n'ont pas de pertinence en eux-mêmes.

À mon sens, de même que les théoriciens de l'identité sont allés trop loin dans leur réaction aux problèmes du béhaviorisme, les fonctionnalistes et adeptes de l'IA dont nous parlons sont allés trop loin dans leur réaction aux faiblesses de la théorie de l'identité. Il est certes logiquement possible que n'importe quel matériau physique serve de base aux états mentaux. Mais, une fois encore, notre monde est un monde contingent doté de lois que l'on découvre empiriquement. Je ne spéculerai pas sur les potentialités des ordinateurs ; il est certain cependant que la neurologie et l'évolution sont des éléments très pertinents pour formuler des conjectures intelligentes sur la vie mentale des animaux réels.

Supposons que nous soyons très impressionnés par le comportement de certains insectes, tels que les fourmis ou les abeilles, ou même les vers (comme l'était Darwin). Nous pensons que ce comportement suggère l'existence d'une conscience ou d'un raisonnement pratique. Puisque le comportement n'est qu'une sorte de données parmi d'autres, ceci devrait constituer le point de départ de nos recherches, et non son aboutissement. Ces organismes ont-ils un système nerveux dont l'organisation, même si elle diffère beaucoup de la nôtre, pourrait favoriser la conscience ou le raisonnement pratique ? La conscience ou le raisonnement pratique seraient-ils avantageux pour ces organismes compte tenu de leur espérance de vie, de leur forme corporelle, de leur répertoire comportemental, de leur niche écologique, etc. ? Adopter l'approche pluraliste est sûrement plus raisonnable que de placer le comportement sur un piédestal par rapport aux autres types de données.

Notons pour finir qu'il est parfois possible d'attribuer des états mentaux en l'absence de toute donnée comportementale. Par exemple, aucun humain n'a observé le comportement des dinosaures. Mais comme nous connaissons assez bien le système nerveux et l'évolution de plusieurs espèces de dinosaures, nous pouvons en déduire pas mal de choses sur leur vie mentale.

Certains philosophes et scientifiques privilégient la physiologie, et en particulier la neurologie. C'est le cas des théoriciens de l'identité qui identifient non seulement des occurrences (des exemples individuels) mais aussi des types généraux d'états mentaux à certains états neurologiques. Dans leur optique, le comportement ne constitue une donnée pertinente sur les états mentaux que s'il existe un lien empirique solidement établi entre ce type de comportement et des états neurologiques particuliers. Comme on l'a dit, de nombreux auteurs ont jugé cette approche chauvine, parce qu'elle excluait la possibilité que la nature dispose d'autres moyens pour produire les états mentaux qui nous intéressent. Pour rendre justice à cette possibilité, la meilleure stratégie n'est pas d'ignorer la neurologie, mais de considérer que le comportement et les fonctions évolutives complètent les données neurologiques.

Le caractère prétendument imprécis des sciences sociales - qui encouragent l'usage d'entités théoriques aussi flasques que les comportements - et de la biologie évolutionniste, ont empêché certains scientifiques de prendre ces disciplines au sérieux. Pour ces esprits durs, plus une science est proche de la physique, plus elle est rigoureuse et respectable. À leurs yeux, il y a donc de bonnes raisons de privilégier la neurologie comme source de données. Mais comment de tels scientifiques peuvent-ils croire qu'une approche strictement neurologique est adéquate ? Ignorent-ils la révolution cognitive (l'émergence de la psychologie cognitive et des autres sciences cognitives) ?

Quoi que pensent réellement ces scientifiques, ils pourraient faire alliance sur le plan théorique avec les matérialistes éliminateurs, ou éliminativistes, en matière de philosophie de l'esprit. Les éliminativistes croient que les concepts majeurs de la psychologie populaire (ou psychologie du sens commun), tels que les croyances et les désirs, ne correspondent à rien dans la réalité. Par conséquent, ils rejettent la révolution cognitive. Paul Feyerabend fut le premier à soutenir ouvertement cette thèse. Il fut suivi notamment par Patricia et Paul Churchland. Ces derniers résument cette position sous une forme qui explique pourquoi cette école de pensée préférerait privilégier la neurologie :

 

Le matérialisme éliminativiste est la thèse selon laquelle notre conception ordinaire des phénomènes psychologiques constitue une théorie radicalement fausse, une théorie si fondamentalement défectueuse que tant ses principes que son ontologie seront un jour chassés, plutôt que réduits sans heurts, par les progrès des neurosciences28.

 

Les éliminativistes soutiendraient que mon approche pluraliste incorpore des (sous-)méthodes qui non seulement manquent de rigueur, mais reposent sur de fausses prémisses. Plus haut dans ce chapitre, j'ai formulé l'hypothèse que la psychologie populaire était à peu près correcte. Lecteur, si tu crois toi aussi qu'il existe des croyances et des désirs, ne me laisse pas tomber au profit des éliminativistes.

En conclusion, bien que le modèle pluraliste que j'ai décrit puisse paraître naturel, nombreux sont ceux qui ne l'emploient pas parmi les personnes travaillant dans les disciplines qui étudient les phénomènes mentaux. Comme on l'a vu, les motifs philosophiques ou scientifiques poussant à privilégier un type de données par rapport aux autres sont divers. Ma position est que pour explorer la vie mentale des animaux, la meilleure approche est celle qui prend au sérieux chacune des quatre (sous-)méthodes que j'ai décrites, sans donner la priorité à aucune29.

Clarifier les concepts : une tâche qui en vaut la peine

Les philosophes consacrent souvent beaucoup de temps et d'énergie à clarifier les concepts essentiels à leur domaine de recherche. Ce travail non empirique peut sembler bizarre au profane. Quel est son but ? La clarté conceptuelle mérite-t-elle vraiment qu'on s'en préoccupe ? Tout d'abord, je voudrais préciser que mon ambition concernant notre vocabulaire mental n'est pas d'établir des définitions classiques faisant autorité, présentées comme des ensembles définitifs de conditions nécessaires et suffisantes. Les termes mentaux sont utilisés de diverses manières ; les phénomènes mentaux sont, comme on l'a vu, étudiés de différentes façons, à différents niveaux d'analyse. On ne devrait donc pas s'étonner que même un concept apparemment aussi simple que celui de douleur oppose une résistance si l'on s'efforce d'en fixer la signification sous la forme d'une définition unique faisant autorité.

Néanmoins, un certain degré de clarté conceptuelle est nécessaire pour étudier la vie mentale des animaux. Les conceptualisations floues peuvent conduire à des erreurs graves. Permettez-moi d'en donner quelques exemples. Les scientifiques et le grand public confondent souvent deux concepts : (1) la réaction à des stimuli nocifs et (2) la sensation désagréable provoquée par ces stimuli. Je ne compte plus le nombre de fois où l'on m'a demandé pourquoi je ne pensais pas que les plantes avaient un statut éthique, puisqu'elles aussi sont « évidemment » sensibles. Je demande à ceux qui m'interrogent ainsi ce qui leur fait croire que les plantes sont sensibles. Il s'avère en général qu'ils ont confondu la capacité de certaines plantes à réagir à certains stimuli avec la capacité à éprouver de la douleur. Pour quelqu'un qui croit (comme moi) que la sensibilité est une condition suffisante pour avoir un statut moral, alors que la réaction aux stimuli ne l'est pas, il est capital d'éviter cette erreur.

Les confusions conceptuelles peuvent entraîner des conséquences désastreuses :

 

Un étudiant vétérinaire [...] fut choqué d'apprendre que certains membres de l'école pratiquaient couramment des césariennes sur des élans [à qui on avait fait une injection de chlorure de succinylcholine], qui paralyse tous les muscles en bloquant les neurotransmissions à travers les jonctions neuro-musculaires, mais qui n'a aucune propriété analgésique ou anesthésiante. [L]es témoignages d'humains chez qui ce procédé à été employé indiquent qu'il accentue la réaction douloureuse, en raison de la panique extraordinaire qui accompagne la paralysie totale [...] même quand on comprend exactement ce qui se passe et pourquoi. [Il fut dit à cet étudiant que si les élans avaient mal, ils feraient du bruit] - une prouesse impossible à accomplir quand ils sont totalement paralysés30.

 

Parfois, les confusions conceptuelles gâchent des travaux par ailleurs excellents, en invalidant les conclusions tirées de précieuses données empiriques. Gordon Gallup en fournit un exemple éclairant. Gallup réalisa une étude fascinante sur les différences de capacité à utiliser des miroirs chez les primates. Les primates avaient besoin des miroirs pour détecter la peinture qui avait été appliquée sur leur tête (alors qu'ils étaient inconscients), à des endroits où ils ne pouvaient la voir directement31. Ce type de recherche empirique pourrait s'avérer très utile pour déterminer si une certaine conscience de soi existe chez certains primates. Dans un article ultérieur, plus théorique, Gallup s'appuya sur ce travail et sur d'autres données empiriques pour défendre plusieurs propositions relatives à la vie mentale des animaux32. Malheureusement, une pléthore de confusions conceptuelles et de fautes logiques invalident les réflexions de l'auteur.

En voici quelques exemples. Gallup affirme qu'« à titre de définition de travail, l'esprit peut être caractérisé comme la capacité à observer ses propres états mentaux, et la capacité correspondante à utiliser sa propre expérience pour en inférer l'expérience des autres33 ». Que l'esprit soit la capacité à contrôler ses propres états mentaux est une proposition discutable, qui pour le moins mériterait d'être argumentée. Pour ma part, je la crois inexacte. On peut avoir un état mental, comme une sensation de mal-être, sans pour autant l'observer, et il est naturel de penser que l'existence d'états mentaux requiert un esprit (puisque, selon une interprétation plausible, un esprit est une chose capable d'avoir des états mentaux). Que la capacité à inférer les expériences des autres soit une condition nécessaire pour avoir un esprit est presque certainement faux - et pour le moins sujet à controverse. Inférer l'expérience des autres est une opération mentale très complexe, peut-être réservée à un petit nombre d'espèces. Mais, comme nous le verrons, beaucoup d'états mentaux - douleur, détresse, souffrance, désirs, et beaucoup d'autres - ne requièrent pas cette capacité. Pourtant, en tant qu'états mentaux, ils semblent impliquer la présence d'un esprit.

Gallup poursuit par cette affirmation :

 

Si l'on définit la conscience de soi comme la capacité à être l'objet de sa propre attention, la conscience comme le fait de percevoir sa propre existence, et l'esprit comme la capacité à être conscient de ses propres états mentaux, alors il devrait être évident que ces catégories cognitives ne sont pas mutuellement exclusives34.

 

Mais qui donc pourrait être tenté de croire que la conscience de soi, la conscience et l'esprit sont mutuellement exclusifs ? Il est évident qu'un individu conscient de lui-même est conscient, ce qui semble impliquer un esprit, puisqu'il s'agit d'un état mental. Mais ni l'esprit ni la conscience n'impliquent clairement la conscience de soi. Dès lors, pourquoi Gallup entend-il par conscience celle de sa propre existence ? On peut avoir conscience de choses plus simples que soi-même, comme la présence d'un objet devant soi. Par conséquent, affirmer que toute conscience exige la conscience de soi, c'est avancer une thèse philosophique substantielle, qui n'a rien d'évident, et qui doit être argumentée. On ne peut sûrement pas se débarrasser des questions philosophiques au moyen d'une définition. Finalement, j'en reviens à cette question : pourquoi l'esprit serait-il la capacité à être conscient de ses propres états mentaux, plutôt que simplement la possession d'états mentaux ?

Deux autres exemples tirés de l'article de Gallup suffiront à mon propos. En voici un : « Soit vous avez conscience d'être conscient, soit vous n'avez pas conscience d'être conscient, ce qui équivaut à être inconscient35. » La question de savoir si les oiseaux et les souris ont conscience d'être conscients reste ouverte ; il semble très possible qu'ils soient incapables d'un tel acte mental réflexif. Mais, en cette époque post-béhavioriste, penser qu'un oiseau ou une souris, qui n'est ni endormi ni anesthésié, est inconscient, paraît inouï. Comme nous le verrons, on dispose d'une masse de données indiquant qu'ils sont (habituellement) conscients, alors que ces mêmes données n'indiquent pas nécessairement qu'ils soient conscients d'eux-mêmes. Le second exemple met en évidence une déduction erronée qui pourrait expliquer en partie comment Gallup s'est embrouillé : « Si vous admettez que c'est nous qui éprouvons la douleur, et non pas les centres de perception de la douleur, cela revient à dire que la conscience présuppose la conscience de soi36 ». Ceci est tout simplement faux. Que ce soit nous qui éprouvons la douleur quand la douleur se produit implique que nous - certains « soi » (au sens ordinaire du terme) - devons exister lorsque la douleur survient ; mais pas du tout que nous devons être conscients de ces « soi37 ».

Les exemples donnés dans cette section illustrent l'importance de la clarté conceptuelle dans les études relatives aux phénomènes mentaux.

Nos objectifs modestes et moins modestes

Pour prendre les animaux au sérieux, il faut prendre leur esprit au sérieux. Pour ce faire, on doit user des informations empiriques pertinentes. J'ai plaidé pour une méthode qui reconnaît la valeur de quatre sortes de données empiriques. Si j'ai raison, les philosophes intéressés par le psychisme animal ne peuvent sérieusement espérer faire leur travail en se contentant d'analyser les concepts et d'argumenter a priori. Pour avancer des propositions bien fondées sur l'étendue et les limites de la vie mentale des animaux, une démarche pluridisciplinaire s'impose.

À l'évidence, il est ambitieux de vouloir établir des propositions solidement fondées et néanmoins intéressantes sur la vie mentale des animaux. Mais je crois qu'il faut limiter nos ambitions pour avoir quelque espoir de succès. Dans beaucoup de domaines, nous ne pouvons espérer parvenir à une maîtrise complète du sujet. On peut affirmer savoir quelque chose d'un certain aspect de la vie mentale d'un animal, alors qu'il est évidemment impossible de prétendre la connaître dans sa totalité. Je ne crois pas qu'il existe des limites a priori à ce que nous pouvons apprendre sur les animaux ; cependant, les difficultés pratiques sont importantes, et nul ne dispose d'une infinité de temps, d'énergie, de perspicacité, ou d'autres ressources. Notre ambition doit être d'établir des propositions intelligentes et d'une solidité raisonnable - non d'atteindre la certitude absolue ou la pénétration complète du psychisme des animaux.

En acceptant différents types de données, notre méthode ouvre la possibilité d'une confirmation relativement robuste de certaines thèses. Plus fondamentalement, nous cherchons à expliquer différentes sortes de données, et la question étudiée revêt la forme suivante : la meilleure façon d'expliquer les données actuellement disponibles est-elle d'imputer à l'animal ou aux animaux l'état mental M ? La réponse est non s'il existe des façons plus simples (et par ailleurs aussi cohérentes) d'expliquer ces données.

Une fois précisés nos objectifs modestes et moins modestes, reste à déterminer quels sont ceux des états mentaux possibles des animaux que nous allons explorer. Une étude exhaustive est hors de question. Au regard de leur signification morale et de leur intérêt général, j'explorerai, dans les chapitres 5 à 7, les états mentaux suivants (ainsi que les phénomènes et caractéristiques dignes d'intérêt qui leur sont étroitement associés) : nociception, conscience, douleur, détresse, anxiété, souffrance, plaisir [pleasure], jouissances [enjoyments38 ». , bonheur, désirs (et volition de façon générale), concepts, croyances, pensée, prévision, mémoire, action intentionnelle, conscience de soi, langage, qualité d'agent moral, et autonomie.

 


 

*. La possession par les animaux d'un statut moral de base est définie par l'auteur (p. 38) comme le fait pour leurs intérêts d'avoir en eux-mêmes une importance (morale). [NdT]

**. Dans le chapitre 8, l'auteur définit la théorie de la valeur (ou théorie de la valeur prudentielle) comme l'étude de ce qui constitue le bien d'un individu, ou comme la recherche de ce qui fait que sa vie se déroule bien ou mal. Les réponses concurrentes apportées à cette question conduisent à établir (ou non) une hiérarchie dans la valeur des vies des individus, selon qu'ils possèdent ou pas certains attributs mentaux. [NdT]

1. Pour l'instant, la compréhension de ce que l'on qualifie de mental dans la vie courante nous suffit. Les difficultés que soulève une définition rigoureuse de ce concept seront discutées au chapitre 5.

2. James Rachels, Created from Animals: The Moral Implications of Darwinism, Oxford University Press, Oxford, 1990, p. 132.

3. Bernard E. Rollin, The Unheeded Cry: Animal Consciousness, Animal Pain and Science, Oxford University Press, Oxford, 1989, pp. 146-47. Une vaste étude des pratiques et de la culture professionnelle de ceux qui effectuent des recherches sur les animaux amène Rollin à conclure qu'ils tendent à méconnaître totalement de nombreux traits mentaux et psychologiques des animaux qu'ils utilisent. Par exemple, peu de chercheurs contrôlent, ou même prennent en compte l'effet du comportement et des attitudes des animaliers sur leurs sujets d'expérience (pp. 125-126). Rollin donne aussi des exemples frappants, tirés de la médecine américaine, de la manière dont l'incurie manifestée à l'égard de la vie mentale de certains humains - tels que les femmes, les membres de minorités, les indigents, et les nourrissons - accompagne fréquemment l'incurie morale à leur égard (pp. 131-133).

4. L'esprit de cette méthode se trouve en grande partie dans l'ouvrage d'Owen Flanagan, Consciousness Reconsidered, éd. MIT Press, Cambridge, MA, 1992, p. 11-12. Flanagan donne une liste différente des approches utilisées pour parvenir à un équilibre réfléchi, sans doute parce qu'il s'attaque à un problème différent : la nature spécifique de la conscience humaine.

††. DeGrazia renvoie ici à la seconde partie de son chapitre 4, que nous publierons dans le prochain numéro des Cahiers. [NdT]

5. La structure de cette section doit beaucoup aux critiques formulées par Steve Fleishman sur une version antérieure.

6. Pour une défense philosophique de la psychologie populaire, voir, par exemple, Patricia Kitcher, « In Defense of Intentional Psychology », Journal of Philosophy n°81, 1984, pp. 89-106, et Jerry A. Fodor, « Banish Discontent » in Language, Mind and Logic, sous la direction de J. Butterfield, Cambridge University Press, Cambridge, 1986.

7. René Descartes, Meditationes de prima philosophia, Michel Soly, Paris, 1641. Cette remarque sur Descartes est faite par Daniel C. Dennett, dans Consciousness Explained, éd. Little, Brown and Company, Boston, MA, 1991, p. 66.

8. Certains diront peut-être qu'accepter le témoignage d'autres personnes c'est faire une pétition de principe sur une question philosophique majeure : le problème de l'existence d'autres vies mentales. Puisque ma propre conscience est la seule chose dont j'ai l'expérience, comment fais-je pour savoir que d'autres personnes sont conscientes (sans parler du fait de leur attribuer des états mentaux précis tels que la crainte ou le souvenir) ? Mon hypothèse selon laquelle la psychologie populaire est à peu près correcte suppose déjà que les autres ont une vie mentale. Je me contente de faire cette pétition de principe. (Heureusement, lecteur, tu es d'accord pour penser que les autres personnes ont une vie mentale, et que l'idée que tu te fais de son contenu est souvent raisonnable.)

9. Cf. Rollin, The Unheeded Cry, pp. 39-42.

10. Marian Stamp Dawkins, Through Our Eyes Only? The Search for Animal Consciousness, Freeman, Oxford, 1993, p. 129.

11. Marc Bekoff (communication personnelle).

12. D.L. Cheney et R.M. Seyfarth, « The Representation of Social Relations by Monkeys », in C.R. Gallistel (dir.), Animal Cognition, MIT Press, Cambridge, MA, 1992, p. 186. Comme me l'a fait remarquer Hugh LaFollette, certains philosophes pourraient émettre des doutes sur l'hypothèse des auteurs selon laquelle la vie mentale animale doit faire intervenir des représentations ; certains semblent même penser qu'une telle chose n'existe pas. Bien que je ne sache pas exactement quel contenu théorique ils donnent à leur conception d'une représentation, je pense qu'il existe une conception suffisamment innocente pour éviter toute critique sérieuse. Dennett exprime cela mieux que je ne saurais le faire :

 

Une partie de la variabilité du cerveau est requise simplement pour fournir ces schémas d'activité cérébrale qui évoluent d'un instant à l'autre, et qui d'une certaine manière enregistrent ou pour le moins suivent à la trace les caractéristiques importantes de l'environnement. Il faut que quelque chose change dans le cerveau, de façon à ce qu'il puisse garder la trace de l'oiseau qui s'envole, ou de la chute de la température de l'air, ou d'un des états internes de l'organisme (la baisse du sucre dans le sang, l'augmentation du dioxyde de carbone dans les poumons...). En outre [...] ces schémas internes transitoires en arrivent à pouvoir « suivre à la trace » (dans un sens plus large) les caractéristiques auxquelles ils font référence quand ils sont temporairement déconnectés du commerce causal avec leurs référents. » (Consciousness explained, p. 191)

 

13. On trouvera quelques considérations plausibles sur la fonction adaptative de la honte pour les espèces d'animaux sociaux chez Allan Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, Harvard Univ. Press, Cambridge, MA, 1990, pp. 136-40 et 295-98.

14. « Concept Attribution in Nonhuman Animals: Theoretical and Methodological Problems in Ascribing Complex Mental Processes », Philosophy of Science n°58, 1991, p. 224.

15. Derek Denton, The Pinnacle of Life: Consciousness and Self-Awareness in Humans and Animals, Allen & Unwin, Sidney, 1993, pp. 166-168.

16. Collin Allen et Marc D. Hauser, « Concept Attribution in Nonhuman Animals », p. 224.

17. On trouve cette caractérisation de la psychologie cognitive chez William G. Lycan, « Onthology from Behaviorism to Functionalism: Introduction », in Lycan (dir.) Mind and Cognition, Blackwell, Cambridge, MA, 1990, p. 8.

18. Dale Jamieson et Marc Bekoff, « On Aims and Methods of Cognitive Ethology », Philosophy of Science Association n°2, 1993, p. 116.

19. The Question of Animal Awareness, Rockfeller University Press, New York, 1976. Ce paragraphe doit beaucoup à l'historique présenté par Jamieson et Bekoff dans « On Aims and Methods of Cognitive Ethology », pp. 2-4.

20. Cf. Daniel C. Dennett, The Intentional Stance, MIT Press, Cambridge, MA, 1987.

21. Consciousness Explained, p. 76.

22. John Dupré, « The Mental Lives of Nonhuman Animals », in Marc Bekoff et Dale Jamieson (dir), Interpretation and Explanation in the Study of Animal Behavior, vol. I, Boulder, CO, Westview, 1990, pp. 441-42. Pour différentes raisons que je n'exposerai pas ici, les qualificatifs supérieur et inférieur, appliqués aux animaux, sont problématiques. On trouvera une discussion judicieuse des raisons pour lesquelles ils sont problématiques, mais également utiles si on les interprète correctement, chez Roger Crisp, « Evolution and Psychological Unity », ibid., pp. 401-403.

23. Cette caractérisation de l'ECf et de l'ECF et tirée de Jamieson et Bekoff, « On Aims and Methods of Cognitive Ethology », pp. 115-18. Leur discussion fournit en peu de mots de très bonnes raisons de préférer l'ECF.

24. Voir par exemple Peter Singer, La Libération animale, Grasset, 1993, ch. 1.

25. Il est fortement recommandé à quiconque mettrait en doute cette affirmation de lire Daniel C. Dennett, Consciousness Explained, Little, Brown and Company, Boston, MA, 1971, spécialement les chapitres 3 à 5.

26. Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen (1953), trad. anglaise Philosophical Investigations, 2e édition, Macmillan, New York, 1958.

27. William G. Lycan, « Ontology from Behaviorism to Functionalism: Introduction », dans Lycan (dir.), Mind and Cognition, Blackwell, Cambridge, MA, 1990, p. 7.

28. Paul M. Churchland « Eliminative Materialism and Propositional Attitudes », Journal of Philosophy 78, 1981, p. 67.

29. On pourrait penser que ma méthode privilégie la phénoménologie humaine. En fait, elle commence en un sens par la phénoménologie humaine, et procède ensuite par analogie en recourant aux trois autres sortes de données, mais elle ne privilégie pas la phénoménologie humaine. Par exemple, on soutiendra au chapitre 5 que beaucoup d'animaux éprouvent de l'anxiété. Mais, en raison des différences neurologiques entre ces animaux et les humains, on ne peut pas s'avancer avec certitude sur les caractères qualitatifs de l'anxiété animale (sur l'effet que cela fait d'éprouver une telle anxiété). Notre précédente discussion du dualisme montre que la phénoménologie humaine n'est pas privilégiée, même pour étudier la vie mentale des humains.

30. Bernard E. Rollin, The Unheeded Cry: Animal Consciousness, Animal Pain and Science, Oxford University Press, Oxford, 1989, p. 146.

31. Gordon G. Gallup, Jr., « Self-Recognition in Primates : A Comparative Approach to the Bidirectional Properties of Consciousness », American Psychologist (1977), p. 330-338.

32. Gordon G. Gallup, Jr., « Do Minds Exist in Species Other Than Our Own ? », Neuroscience & Biobehavioral Reviews 9 (1985), p. 631-641.

33. Ibid., p. 633.

34. Ibid.

35. Ibid. p. 638.

36. Ibid. p. 639.

37. Dans leur présentation d'ensemble des données indiquant la douleur et la souffrance chez les animaux, Margaret Rose et David Adams notent qu'il existe des définitions discordantes des mots esprit [mind], conscience [consciousness] et conscience [awareness]. (« Evidence for Pain and Suffering in Other Animals », in Gill Langley, Animal Experimentation: The Consensus Changes, Chapman and Hall, New York, 1989), et soutiennent qu'il est justifié de prêter attention aux questions conceptuelles en ce domaine. Cf. John H. Crook, « On Attributing Consciousness to Animals », Nature 303, 5 mai 1983, pp. 11-14.

38.Au chapitre 5 (p. 127), DeGrazia donne une définition des jouissances [enjoyments] qui lui est personnelle. Les jouissances sont un sous-ensemble des plaisirs [pleasures], incluant ceux des plaisirs qui sont recherchés et acceptés par le sujet. Exemple : sortir est un plaisir pour un étudiant. Cependant, cet étudiant peut vouloir éviter les sorties parce qu'il estime qu'elles nuisent à son travail. Pour lui, sortir ne fait pas partie des jouissances. DeGrazia ajoute que pour les animaux, il est probable qu'à de rares exceptions près les plaisirs et les jouissances se confondent. [NdT]