Condillac

 

 

 

Etienne Bonnot de Condillac,
Traités sur les animaux, I, ch.1,
Vrin, 2004, p.113-116.

Que les bêtes ne sont pas de purs automates, et pourquoi on est porté à imaginer des systèmes qui n'ont point de fondement

Le sentiment de Descartes sur les bêtes commence à être si vieux qu'on peut présumer qu'il ne lui reste guère de partisans; car les opinions philosophiques suivent le sort des choses de mode: la nouveauté leur donne la vogue, le temps les plonge dans l'oubli; on dirait que leur ancienneté est la mesure du degré de crédibilité qu'on leur donne.

C'est la faute des philosophes. Quels que soient les caprices du public, la vérité bien présentée y mettrait des bornes; et si elle l'avait une fois subjugué, elle le subjuguerait encore toutes les fois qu'elle se présenterait à lui a.

Sans doute nous sommes bien loin de ce siècle éclairé qui pourrait garantir d'erreur toute la postérité. Vraisemblablement nous n'y arriverons jamais : nous en approcherons toujours d'âge en âge; mais il fuira toujours devant nous. Le temps est comme une vaste carrière qui s'ouvre aux philosophes. Les vérités, semées de distance en distance, sont confondues dans une infinité d'erreurs qui remplissent tout l'espace. Les siècles s'écou­lent, les erreurs s'accumulent, le plus grand nombre des vérités échappe, et les athlètes se disputent des prix que distribue un spectateur aveugle.

C'était peu pour Descartes d'avoir tenté d'expliquer la for­mation et la conservation de l'univers par les seules lois du mouvement, il fallait encore borner au pur mécanisme jusqu'à des êtres animés. Plus un philosophe a généralisé une idée, plus il veut la généraliser. Il est intéressé à l'étendre à tout, parce qu'il lui semble que son esprit s'étend avec elle, et elle devient bientôt dans son imagination la première raison des phénomènes.

C'est souvent la vanité qui enfante ces systèmes, et la vanité est toujours ignorante; elle est aveugle, elle veut l'être, et elle veut cependant juger. Les fantômes qu'elle produit, ont assez de réalité pour elle : elle craindrait de les voir se dissiper.

Tel est le motif secret qui porte les philosophes à expliquer la nature sans l'avoir observée, ou du moins après des observations assez légères. Ils ne présentent que des notions vagues, des termes obscurs, des suppositions gratuites, des contradictions sans nombre; mais ce chaos leur est favorable: la lumière détrui­rait l'illusion; et, s'ils ne s'égaraient pas, que resterait-il à plusieurs? Leur confiance est donc grande, et ils jettent un regard méprisant sur ces sages observateurs qui ne parlent que d'après ce qu'ils voient, et qui ne veulent voir que ce qui est: ce sont à leurs yeux de petits esprits qui ne savent pas généraliser.

Est-il donc si difficile de généraliser, quand on ne connaît ni la justesse, ni la précision? Est-il si difficile de prendre une idée comme au hasard, de l'étendre et d'en faire un système?

C'est aux philosophes qui observent scrupuleusement, qu'il appartient uniquement de généraliser. Ils considèrent les phéno­mènes, chacun sous toutes ses faces; ils les comparent; et s'il est possible de découvrir un principe commun à tous, ils ne le laissent pas échapper. Ils ne se hâtent donc pas d'imaginer; ils ne généralisent, au contraire, que parce qu'ils y sont forcés par la suite des observations. Mais ceux que je blâme, moins circons­pects, bâtissent, d'une seule idée générale, les plus beaux sys­tèmes. Ainsi, du seul mouvement d'une baguette, l'enchanteur élève, détruit, change tout au gré de ses désirs; et l'on croirait que c'est pour présider à ces philosophes, que les Fées ont été imaginées

Cette critique est chargée b si on l'applique à Descartes; et on dira sans doute que j'aurais dû choisir un autre exemple. En effet, nous devons tant à ce génie que nous ne saurions parler de ses erreurs avec trop de ménagement. Mais enfin il ne s'est trompé que parce qu'il s'est trop pressé de faire des systèmes; et j'ai cru pouvoir saisir cette occasion, pour faire voir combien s'abusent tous ces esprits qui se piquent plus de généraliser que d'observer.

Ce qu'il y a de plus favorable pour les principes qu'ils adoptent, c'est l'impossibilité où l'on est quelquefois d'en démontrer, à la rigueur, la fausseté. Ce sont des lois auxquelles il semble que Dieu aurait pu donner la préférence; et s'il l'a pu, il l'a dû, conclut bientôt le philosophe qui mesure la sagesse divine à la sienne.

Avec ces raisonnements vagues, on prouve tout ce qu'on veut, et par conséquent on ne prouve rien. Je veux que Dieu ait pu réduire les bêtes au pur mécanisme; mais l'a-t-il fait? Obser­vons et jugeons ; c'est à quoi nous devons nous borner.

Nous voyons des corps dont le cours est constant et uni­forme; ils ne choisissent point leur route, ils obéissent à une impulsion étrangère; le sentiment leur serait inutile, ils n'en donnent d'ailleurs aucun signe; ils sont donc soumis aux seules lois du mouvement.

D'autres corps restent attachés à l'endroit où ils sont nés; ils n'ont rien à rechercher, rien à fuir. La chaleur de la terre suffit pour transmettre dans toutes les parties la sève qui les nourrit; ils n'ont point d'organes pour juger de ce qui leur est propre; ils ne choisissent point, ils végètent'.

Mais les bêtes veillent elles-mêmes à leur conservation; elles se meuvent à leur gré; elles saisissent ce qui leur est propre, rejettent, évitent ce qui leur est contraire; les mêmes sens, qui règlent nos actions, paraissent régler les leurs. Sur quel fon­dement pourrait-on supposer que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n'entendent pas, qu'elles ne sentent pas, en un mot?

À la rigueur, ce n'est pas là une démonstration. Quand il s'agit de sentiment, il n'y a d'évidemment démontré pour nous que celui dont chacun a conscience. Mais parce que le sentiment des autres hommes ne m'est qu'indiqué, sera-ce une raison pour le révoquer en doute? Me suffira-t-il de dire que Dieu peut former des automates qui feraient, par un mouvement machinal, ce que je fais moi-même avec réflexion ?

Le mépris serait la seule réponse à de pareils doutes. C'est extravaguer, que de chercher l'évidence partout; c'est rêver, que d'élever des systèmes sur des fondements purement gratuits; saisir le milieu entre ces deux extrémités, c'est philosopher.

Il y a donc autre chose dans les bêtes que du mouvement. Ce ne sont pas de purs automates, elles sentent.