Colette,

Aventures quotidiennes : Bêtes [1913],

repris dans Colette, Bêtes libres et prisonnières,

Paris, Albin Michel, 1992, p. 13-14.

 

Etouffer avec vituosité

Confiance des bêtes, foi imméritée, quand te détourneras-tu enfin de nous ? Est-ce que nous ne nous lasserons pas de décevoir, de tromper, de tourmenter la bête, avant qu'elle se lasse de s'en remettre à nous ?

Notre manière d'exploiter l'animal domestique révolte le bon sens. Il n'y a pas de pardon, dit la sagesse paysanne, pour le propriétaire qui saccage son propre bien. Pourtant, on n'ose pas dire le nombre de ruraux qui, lorsque leur vache peine pour mettre bas et halète, couchée sur sa litière, prennent une trique, ferment les portes de l'étable et frappent la vache, si sauvagement et si fort, qu'elle trouve la force de se lever, d'essayer de fuir, et que son sursaut désespéré la délivre brusquement de son fruit, souvent en la blessant à mort.

Il y aura toujours des chevreaux qui gagneront le marché, pendus par leurs tendres pieds liés, la tête en bas, aveuglés d'apoplexie. Il y aura toujours des chevaux qui, condamnés à mourir, atteindront le lieu de la délivrance par des lieues de chemin, sur trois pieds, sur des sabots sanglants et décollés, leur rein misérable chevauché par des meneurs insensibles. Toujours le lapin quittera la vie dans un cri atroce, au moment où le couteau pointu lui fait sauter l'oeil et pique sa cervelle.

Notre délicatesse de touristes civilisés s'indigne, en Afrique, de voir que le bâton affûté de l’ânier fouille la plaie vive, soigneusement entretenue, du bourricot ; mais lisez donc ce mois-ci, dans une revue illustrée, la manière de capturer, de cloîtrer, de nourrir, puis d'étouffer, les ortolans ! Par milliers, à peine plus gros que de gros frelons, ils pantellent d'abord dans des trappes griffées puis un grenier noir les attend, où les captifs qui ne meurent point consomment une nourriture dosée. Là, ils dépérissent d'une façon singulière, qui les transforme en boules de graisse et leurs plumes, parfois, tombent spontanément de leur peau distendue, fine comme les membranes des chauves-souris. C'est le moment – la revue l'explique en conscience – de les tuer « en leur écrasant le bec ». Une photographie nous montre un bon tueur d'ortolans, ouvrier modèle, qui écrase le bec à deux oiseaux à la fois. Le travail, payé aux pièces, forme des virtuoses ; celui-ci sourit d'un bon sourire de brave homme.