Colette

 

 

 

Colette,

En pays connu [1949],

Paris, Fayard, 1986, pp.38-41.

 

Amertume

 

Une seule fois dans ma vie, j'ai sollicité un poste. On me l'a refusé. J'ai demandé à diriger le Jardin d'Acclimatation, alors que délaissé il n'était que boxes pourrissants, verrières défoncées, chaumes démantelés. Il abritait quelques bêtes encore, une dernière lionne magnifique, des rongeurs rongés, des cervidés, peut-être des oiseaux, je ne garantis rien...

Ma demande n'eut pas le temps de prendre la voie hiérarchique, on m'avertit qu'elle n'aurait pas de suite. Je ne visais, follement, qu'à assurer aux bêtes captives un sort meilleur, et ne réclamais point d'honoraires. Depuis, le Zoo de Vincennes a fait mieux que je n'aurais jamais pu faire, et tout est bien ainsi — en admettant que tout puisse être bien quand il s'agit de rendre captives des créatures libres, sauvages, et de prolonger leur captivité jusqu'à la mort, dans un pays, sous un climat qui ne sont pas les leurs. A qui est né pourvu de pattes pour courir, d'ailes pour voler, d'armes pour combattre, de sexe pour aimer et porter une descendance, le meilleur de ce que nous pouvons offrir semble une dérision... J'ai vu, au Zoo renommé d'Anvers, comment l'homme loge, par exemple un ocelot, fauve sans méchanceté, chat parfait, ami du soleil et du confort, et qui languissait, lors de ma dernière visite, dans une sorte de toit à porcs, nu, noir, au ras du sol. Je voulais écrire à Sa Majesté la reine Élisabeth, et puis je me suis découragée, je ne lui ai pas écrit. Peut-être ai-je eu tort. Et tort également de ne point chercher à me faire entendre de la Direction du Zoo, lorsque à Vincennes on a donné des parades nocturnes, des exhibitions de fauves affolés par les projecteurs... Ne laissera-t-on pas, à ces dépossédés de tout, un refuge : l'obscurité des nuits, l'absence de l'homme ? Et dans le jour, un auvent, un recoin, une protection quelconque contre la blessante lumière qui contracte la pupille des fauves, donnez-les, geôliers ! Je me souviens affreusement d'une tigresse qui avait un tigrillon nouveau-né. Dans sa cage rectangulaire, rien ne la protégeait contre l'offense des regards. Point d'ombre, point de niche, point de paille, point de retrait pour allaiter et chérir. De droite à gauche, de gauche à droite, sans repos, elle portait entre ses mâchoires son petit, aveugle encore, qui a fini par en mourir...

Je crois que je n'irai plus jamais dans un jardin zoologique, ni une ménagerie. En vain mon ami Thétard, dompteur-né, truchement entre le fauve et l'homme, tente-t-il de me mener voir les efforts que Vincennes multiplie — ainsi faisaient les capitaines corsaires des princesses qu'ils ravissaient à bord de leurs navires — pour changer en amis des captifs.

Pourtant Thétard sait de quoi il parle, quand il prend la parole ou la plume au nom des grands fauves. Pourtant il n'a guère son pareil pour saisir, pendante entre deux barreaux d'une cage, une lourde patte aux griffes en cimeterre, la serrer juste assez, écarter juste assez les beaux doigts gainés, tâter les griffes rétractiles, étonner juste assez une force animale par une autre force, fluidique, et lâcher sa prise à temps, avant que la patte assoupie ne s'éveille, ne raye l'air et la chair, ne se teigne de sang...

Je crois, oui, que c'en est fini pour moi des stations devant les cages. Le cirque m'est dur, à cause de ce qu'on nomme le « travail » des bêtes. Tout au plus supporté-je celui des chevaux. Domestiqué depuis très longtemps, le cheval est une survivance, il a échappé par miracle à la loi qui supprime de notre planète les animaux de haute taille. Il n'a peut-être persisté que parce que son alimentation se confond avec celle de l'indispensable bovin. Il est déformé selon ce que nous avons voulu de lui, il a des tares de fin-de-race, un cerveau qui crée des fantômes, le goût de la musique et des parures. Peut-être que notre tyrannie, et le travail de la haute école, contentent le cheval dans ce qu'il a en lui de moins chevalin, et qu'il préfère le cirque à la fréquentation des derniers charretiers...

Du moins en ce qui concerne les fauves et les autres hôtes des grands espaces, oiseaux compris, je me repose sur une certitude funèbre : nous n'avons su que les désespérer. Je ne veux donc plus voir, dans leurs enclos qui ont remplacé la cage, ceux que j'aime d'un si fort attachement. Je vivrai sur les souvenirs que j'ai d'eux. Je lirai ce que les hommes appellent leurs forfaits : un tigre a ébréché son dompteur ; un lion, épris de sa despote bottée, a tué le beau garçon, son heureux rival ; un ours, enragé d'être plus à l'étroit dans sa cage que le cardinal La Balue dans la sienne, met en pièces son gardien... Je rêverai, loin des fauves, que nous pourrions nous passer d'eux, les laisser où ils sont nés. Nous oublierions leur forme véritable, ainsi l'imagination refleurirait. Nos arrière-neveux inventeraient, de nouveau, une faune inexpugnable, et la décriraient d'après leurs songes, avec une impudence éclatante, comme faisaient nos aïeux. Je possède quelques grands feuillets, arrachés à un album ancien d'histoire naturelle, dont les couleurs sont vives sinon exactes. Sur l'un d'eux brille un fruit en forme de cœur, représenté en sa grandeur naturelle, qui passe celle d'un fort coeur de boeuf. Il est comme poreux, et de chaque pore jaillit un gros poil. Une légende en bas de page nous enseigne qu'il se nomme lickie, et qu'il foisonne sur des arbres hauts de trente pieds, providentiellement répandus à travers des régions désertes, que désolent la faim et la soif. « Véritable providence du voyageur, le lickie a le goût et la consistance de la viande de veau, par là il constitue un mets familial... » N'êtes-vous pas, rien qu'à lire ces lignes, parfaitement heureux et éblouis ? Ainsi serions-nous, si nous contemplions des documents sur la lointaine faune, dus non pas à la sévère documentation des explorateurs, mais à l'exaltation d'un artiste. Si quelque décision d'apôtre toute-puissante contenait, dans les limites de leurs jungles, de leurs pampas et de leurs pôles, tous ceux qui languissent ici confinés, je m'engagerais volontiers à vous décrire la bête hors d'atteinte, et à vous donner sujet de rêver : « Le pempek, déjà connu des Anciens, hante les solitudes du Mato Grosso. Il a de grands pieds plats sonores, une trompe à l'aide de laquelle il aspire les vols de papillons. Son encolure est lourde, et la couleur bleue le met en fuite... »

La réalité est autre, et nous n'avons même plus licence d'ignorer comment un boa étouffe une gazelle, comment une panthère, affamée à dessein, ouvre la gorge d'une chèvre qui avait — il faut corser le combat, et le cinéma ne veut pas de victimes passives — son chevreau à défendre. Il est grand temps que je m'éloigne de la réalité, des animaux qu'on dit féroces et des hommes qu'on dit coupables, des oiseaux immobiles, debout sur leurs serres empâtées de fiente, des kangourous peu à peu paralysés, des lionceaux rachitiques. Où trouverai-je ma thébaïde ? Il n'est ni beau visage humain, ni pelage de neige, ni pennes d'azur qui m'enchantent, s'ils sont marqués de l'ombre intolérable et parallèle des barreaux.