Coetzee

 

 

 

John Maxwell Coetzee,

"Vie des animaux", Elizabeth Costello,

traduit par Catherine Lauga du Plessis,

Editions du Seuil, 2004, p 158-159.

 

Complices d'un crime aux proportions ahurissantes

« Ta visite a été si courte, je n'ai pas eu le temps de comprendre pourquoi tu t'es engagée si intensément dans cette histoire d'animaux.

Elle regarde les essuie-glaces aller et venir. « La meilleure explication, dit-elle, c'est que je ne t'ai pas raconté pourquoi, ou que je n'ose pas te le dire. Quand je pense aux mots, ils me paraissent tellement outrés qu'il vaut mieux les prononcer la tête dans un coussin ou dans un trou dans la terre, comme faisait le roi Midas.

— Je ne te suis pas. Qu'est-ce que tu ne peux pas dire ?

— C'est qu'en fait je ne sais plus où j'en suis. J'ai l'air d'être tout à fait à l'aise parmi les gens, j'ai l'air d'avoir avec eux des relations tout à fait normales. Est-il possible, me suis-je demandé, qu'ils soient tous complices d'un crime de proportions ahurissantes ? Tout cela, est-ce que je l'imagine ? Je dois être folle ! Pourtant tous les jours j'en vois les preuves. Et ceux-là même que je soupçonne m'avancent ces preuves, me les exhibent, me les offrent. Des cadavres. Des morceaux de cadavres qu'ils ont payés de leurs deniers.

« C'est comme si je venais en visite chez des amis et que je leur faisais un compliment sur le lampadaire dans leur living, et qu'ils me disent, "Oui, joli, n'est-ce pas? C'est fait avec de la peau juive polonaise, nous trouvons que c'est ce qui se fait de mieux, les peaux de jeunes vierges juives polonaises". Et quand je vais dans la salle de bains, le papier d'emballage du savon indiquerait "Treblinka — stéarate 100% humain". Est-ce que je rêve, je me demande? Chez qui suis-je tombée?

« Pourtant je ne suis pas en train de rêver. Je regarde dans tes yeux, dans ceux de Norma, ceux des enfants, et je ne vois que de la gentillesse, de la gentillesse humaine. Calme-toi, me dis-je, tu te fais une montagne d'un rien. C'est la vie. Tous les autres parviennent à s'en accommoder, pourquoi pas toi? Pourquoi pas toi ? »

Elle se tourne vers lui le visage ruisselant de larmes. Que veut-elle, se demande-t-il. Est-ce qu'elle veut que moi je réponde à sa question?